Maroc: Témoignage de Jean MAZEL sur Moulay Ahmed Alaoui

Il avait été demandé à Jean MAZEL de venir au Maroc, aux lendemains de l’Indépendance, en tant que Conseiller culturel.

Cette mission, dans le cadre de l’Education Normale, des Arts et Traditions Populaires – comme du Palais Royal – avait été initiée – on s’en doute – par Moulay Ahmed ALAOUI qui appréciait, en Jean MAZEL, l’Ethno Historien, l’Ecrivain et le Cinéaste.

Ce dernier a bien voulu évoquer, ici, certaines phases de cette aventure.

Mon ami Moulay Ahmed ALAOUI ou la Contagion du patriotisme

Jean MAZEL

Il avait été demandé à Jean MAZEL de venir au Maroc, aux lendemains de l’Indépendance, en tant que Conseiller culturel.

Cette mission, dans le cadre de l’Education Normale, des Arts et Traditions Populaires – comme du Palais Royal – avait été initiée – on s’en doute – par Moulay Ahmed ALAOUI qui appréciait, en Jean MAZEL, l’Ethno Historien, l’Ecrivain et le Cinéaste.

Ce dernier a bien voulu évoquer, ici, certaines phases de cette aventure.

Le printemps parisien était cette année là – 1955 – délicieusement frais et ensoleillé, semblant sourire devant les gesticulations de la classe politique française, dont le grand débat était le retour d’exil du Roi du Maroc, Sa Majesté Mohamed V.

Le tout Paris parlait des exploits d’un étudiant nationaliste qui arrivait à pénétrer partout, dans les cabinets ministériels, comme dans les salles de rédaction des quotidiens, où il expliquait que le retour du Roi impliquait l’Indépendance du Maroc, une indépendance qui se ferait dans l’amitié avec la France.

On a dit qu’il avait contribué à la formation du « Quatuor » : Edgar FAURE, HERRIOT, MITTERAND, PINAY, qui allait obtenir du Parlement le vote majoritaire, amenant le retour de Madagascar, du souverain exilé, ce qui entraînerait la fin du protectorat et l’indépendance du Royaume Chérifien.
Très vite, j’ai appris que le personnage qui agissait avec tant « d’aplomb et de « réussite », naviguant avec aisance dans tous les milieux, était un étudiant en médecine jouissant d’un grand prestige, parmi ses compatriotes étudiants, en séjour à Paris ; Il s’appelait Moulay Ahmed ALAOUI. On le disait parenté avec la famille régnante.

Au milieu de l’effervescence parisienne, voici que se trouvait programmé de longue date, à la grande Salle Pleyel, mon film Conférence « FÉERIE DU SUD MAROCAINE » où étaient présentées les réalités ethno historiques que j’avais étudiées les années précédentes entre les hautes Vallées de l’Atlas et les Hamadas du DRAA.

Il me vint à l’idée d’inviter, aux représentations, les étudiants Marocains résidant à Paris.

Je fus reçu à la Cité Universitaire par leur Président et lui remis une douzaine de cartes d’invitation à répartir, sans oublier le fameux Moulay Ahmed.

Ce fut, par film interposé, mon premier contact avec lui. Il avait dans sa poche une poignée d’extraits de presse qui faisaient l’éloge de mon film, mais aussi de mes enregistrements musicaux qui avaient permis au Maroc de remporter un « Grand Prix du Disque » (Catégorie Ethnologie).

On parla quelques instants dans le hall de Pleyel et il me dit soudain : « Des gens comme vous, il nous en faut au Maroc. Dès que le Roi aura retrouvé son trône, je vous ferai envoyer une invitation ».

Puis les évènements se précipitèrent avec le retour de Mohamed V et de la famille royale, installés pour quelques jours dans une demeure historique de Saint-Germain en Laye, le Pavillon HENRI IV transformé en hôtel.
A l’entrée, j’apercevais Moulay Ahmed faisant de grands gestes pour canaliser les étudiants venus en grand nombre dans l’espoir de baiser la main de leur Souverain.

Il ne se séparait pas des quotidiens pliés sous le bras, pour en faire à tout moment le commentaire à Sa Majesté.

Puis, tout alla très vite : Le retour triomphal de Mohamed V, accompagné des Princes et des Princesses acclamés à sa descente d’avion par une foule en délire.

Moulay Ahmed, qui s’était glissé dans l’avion royal, débarqua, toujours avec les journaux pliés sous le bras.

Il fut promu Chef des Services de Presse, avec un bureau dans l’enceinte du Palais, et dit adieu à sa chambre d’étudiant de la rue Serpente.
J’avais regagné ma maison de Marrakech.

Je retrouvai Moulay Ahmed, à l’occasion des TROIS GLORIEUSES (comme il avait nommé les 16, 17et 18 Novembre). Les deux premières journées furent consacrées à la proclamation de l’Indépendance et à un magnifique défilé militaire consacrant la création des Forces Armées Royales et, en même temps, la nomination en tant que Chef d’Etat Major du Prince Moulay Hassan – le futur Hassan II.

Pour le troisième jour, fête du Trône, Moulay Ahmed m’avait demandé d’organiser une grande fête rassemblant les meilleurs groupes de danses régionales, dans une mise en scène laissée à mon initiative, dans le grand Palais des Expositions de la Foire de Casablanca.

Cette fête, qui attira plusieurs milliers de spectateurs, soulignait la grande diversité des styles, des rythmes et des costumes.

Moulay Ahmed me demanda alors de mettre sur pied une fête dans un cadre historique et naturel splendide : Le CHELLAH de RABAT.

Le thème devait être l’UNITÉ, mettant les Arts Populaires au service des objectifs politiques, achever d’inviter le Nord et le Sud, de récupérer IFNI et SAGHIAT EL HAMRA, de fondre dans les FAR quelques anciens maquisards qui prétendaient conserver leurs armes.

Dans l’enceinte qui avait accueilli successivement : Phéniciens, Romains, Byzantins et plusieurs dynasties marocaines – MERINIDES en particulier – avait été installée une immense tente caïdale, amenée spécialement du Moyen Atlas pour abriter les invités.

Toutes les régions étaient représentées avec leurs meilleurs représentants et « l’UNITÉ » fut proclamée dans un texte de présentation que Moulay Ahmed et moi avions soigneusement concocté, texte que j’ai conservé en souvenir .

Toutes ces contributions étaient, de ma part, bénévoles et je regagnai Paris où mes engagements pour « Connaissance du Monde » m’attendaient.
En 1958, je recevais un appel téléphonique de Moulay Ahmed me réclamant au Maroc. Me trouvant libre, je quittai Paris où je m’étais installé entre temps.

De retour après ces deux années de conférences, je trouvais le Maroc installé dans l’Indépendance.

Le Palais Royal m’avait fait prévenir que l’on souhaitait me voir pour me confier une mission et que je pouvais, en attendant les entretiens prévus, m’installer à l’hôtel de la Tour Hassan.

Ce vieil hôtel avait subi quelques améliorations au cours des ans, tout en gardant ses arches, ses colonnes en pierre de Salé et ses plafonds peints dans la tradition ancienne.

Le Bar de l’Hôtel était fréquenté par les hommes politiques du pays et par quelques hommes d’affaires en quête de contrats.

Moulay Ahmed vint m’y retrouver dès le premier soir et m’expliqua qu’il avait montré au Souverain un article de journal, dont j’étais l’auteur, recommandant la création d’un Festival Marocain axé sur les Arts et Traditions populaires du pays.

Une autre fois, il me dit : « Ce que l’on va te demander est très important, avec un contrat de trois ans à la clé ».

Au bout de quelques jours, une voiture et un chauffeur vinrent me chercher à l’hôtel pour aller au Palais Royal. Dans une vaste cour s’affairaient des Mokhaznis vêtus de blanc et coiffés de fez rouges pointus.

Non loin de la porte, dans un grand bureau, je trouvai – au milieu de montagnes de dossiers et de vieux journaux – Moulay Ahmed confirmé, par la grâce du Souverain, « Chef des Services de Presse ».

Mais il ne s’occupait pas que de Presse… En fait, il s’occupait de tout. Il s’introduisait avec un talent de reptile, dans les bureaux des ministres, comme autrefois à Paris dans les salles de rédaction des quotidiens et il coiffait, entre autres, le Ministère de l’Information.

Il me dit d’emblée : « Mazel, il y a des problèmes et tu es l’homme qu’il nous faut ». J’étais inquiet et il continua : « Le Roi n’est pas content, car il y a une nouvelle tendance parmi les Ministres et les Hauts Fonctionnaires. Ils voudraient éliminer les anciennes traditions, interdire les danses populaires et le port des costumes propres à chaque tribu ». Le petit livre rouge de Mao avait fait son œuvre.

On parlait de mettre le pays en uniforme : complet gris anthracite pour les bureaux, blouse grise, insigne des commerçants – blouse blanche réservée aux scientifiques, enfin, combinaison bleue pour les « travailleurs » des villes et des campagnes. Quelle tristesse. Mais que faire ?

Il s’agissait toujours d’un Festival, mais désormais d’un Festival tourné vers l’intérieur destiné à donner au Peuple Marocain la fierté de son patrimoine d’Art Traditionnel.

Ce qui n’excluait pas les objectifs premiers au service du prestige du Maroc à l’Extérieur. Mais il me dit : « Allons en parler à Sa Majesté, le Patron veut te voir ».

Le Souverain nous reçut dans un bureau relativement modeste, avec une grande simplicité et, sur la tête, une sorte de chapeau mou en feutre blanc, dont les bords auraient été coupés et dont il ne se séparait jamais.

Je fus surpris par son visage étonnamment pâle, par son nez très fin et par son regard à la fois doux et pénétrant.

Je compris alors la passion que lui vouaient les femmes de son pays.
Il s’enquit très vite de nos programmes qui comprenaient : des émissions de Radio (la télévision n’était pas encore sérieusement en place), des soirées folkloriques et musicales dans des sites appropriés.

Le Roi s’intéressait à tout ! En quelques minutes, il avait donné l’impulsion : le Festival devait donner au monde une image somptueuse du Maroc et donner aux marocains conscience de la richesse de leur patrimoine artistique.

Quand le temps fut venu de nous retirer, il me dit : « Il va falloir que vous persuadiez tous les dirigeants du pays de la nécessité de préserver l’héritage du passé. Les jeunes que j’ai nommés ministres, parce qu’ils avaient des diplômes, connaissent beaucoup mieux Paris et le quartier latin, que leur propre pays.

« Vous qui avez vécu dans les montagnes et les campagnes, et qui avez étudié nos traditions, saurez les convaincre ».

Moulay Ahmed me dit alors : « Tu devrais commencer par Si Allah El Fassi ».

La mission était délicate et, comme je disais à Moulay Ahmed : « Il faudra que tu m’accompagnes », il me répondit : « Non tu iras seul, car nul n’est prophète en son pays, mais tu seras annoncé par le Cabinet Royal ».

Commencèrent alors mes visites aux grands chefs politiques, connaissant les réalités populaires à la base, me voici confronté aux plus hautes sphères.
Je fus reçu successivement par le Prince héritier Moulay Hassan, tout acquis à nos idées, et par les leaders politiques dont les réactions furent diverses.
Allal El Fassi – ou le chef du nationalisme – les yeux bleus gris acier, le profil de sénateur romain, me parla longuement du grand Maroc comprenant la Mauritanie, Le Rio de Oro, une partie du Mali et du Sahara Algérien. Pour lui : « Les traditions populaires ? Une séquelle du protectorat ». Je le fis changer d’idée par la suite.

Mehdi ben Barka, très occupé par ses chantiers de la Route de l’Unité, craignait que ses crédits n’aient à pâtir de notre projet. Le personnage en permanente ébullition me fascinait. Petit, le poil très noir, l’œil continuellement aux aguets, il pouvait parler tout en écoutant deux conversations à la fois.

Abderrahim Bouabid, l’autre « leader » de gauche, avec lequel j’allais me lier d’amitié, fut – tout de suite – conquis par l’idée du Festival. On rencontrait chez lui Massignon, Jean Rous et Charles André Julien.

Mon épouse, Jacqueline, qui parlait l’Arabe avec un savoureux accent Marrakchi, assurait les contacts avec les sœurs du Roi, les Princesses : Lalla Aicha, Lalla Malika et Lalla Fatima Zohra, qui devinrent ses amies.
Moulay Ahmed s’intéressait aux résultats de tous nos contacts et aussi à notre installation matérielle.

Grâce à une Chérifa de ses amis, il nous trouva une maison pleine de charme au cœur de la kasbah des OUDAÏAS, entourée de vieux remparts agrémentés de quelques turqueries.

Une maison où l’on aurait pu rencontrer Pierre Benoît, André Gide ou les frères Tharaud.

Moulay Ahmed venait souvent nous voir. Il adorait notre maison aux Oudaîyas où nous organisions des soirées culturelles où venaient le poète

Kamel Zebdi, l’écrivain Ahmed Sefroui et les peintres Cherkaoui, Melehi et Farid Belkhaia, pour ne citer qu’eux…

Ce fut le temps des folles équipées. Nous partions tous azimuts sur les routes du Maroc, dont je connaissais la plupart et que Moulay Ahmed découvrait bien souvent.
Tantôt plein Sud, jusqu’à l’Oued Draa, tantôt objectif Tanger. Il fallait que je lui explique les implantations des tribus et je lui communiquai ma passion pour l’Ethno Histoire.

Une lumineuse amitié, entrecoupée de brouilles et de raccommodements, comme dans les vieux couples, s’était installée entre nous.

Je remarquai partout cet immense patriotisme qui l’animait. Là, il fallait élargir la route, ici il faudrait un hôtel, ici faute d’hôpital, un bon dispensaire et – en route – les contours et les détails d’organisation du futur Festival se précisaient, les équipes constituées.

Les Caïds et les Sheiks des tribus exhibaient les meilleurs groupes de danseurs, sortaient de leurs cachettes de précieux costumes anciens. Il me présentait partout comme le « Moustachar du Roi » (Conseiller).
Inlassablement Moulay Ahmed prenait des notes et – partout – se considérait chez lui. A la tombée de la nuit, les portes des maisons des villages devaient s’ouvrir et offrir l’hospitalité. Il n’avait jamais d’argent sur lui, car oeuvrant pour le bien du pays, il considérait que le concours de tous lui était acquit. Parfois, il s’endormait de longs moments, dans la voiture, et, se réveillant, il retrouvait, en quelques secondes, hargne et lucidité. Son patriotisme ne manquait ni d’humour, ni d’improvisation. Un jour où nous partions en reconnaissance sur des routes nouvelles, il me dit : « On prendra, dans la voiture avec nous, deux victimes qui ont besoin d’être consolées ». Il y avait un grand noir, le Roi du Burundi, qui venait de perdre son trône, et un russe blanc, le Prince Makinski, dirigeant de Coca-Cola, attaqué par une campagne insidieuse..

Moulay Ahmed, devenu entre temps, Ministre du Tourisme, aimait parfois se déguiser, ce qui, un jour où nous revenions de Tanger, aurait pu compliquer une situation qu’il su tourner à son profit.

Toujours à l’affût du traditionnel, il s’était procuré une djellaba brune et courte à la mode Rifaine et coiffé d’un passe-montagne surmonté d’une cerise de laine. Il avait l’air d’un vrai maquisard et, à un moment, il m’a demandé de doubler la caravane attelée à une voiture qui roulaient devant nous, afin de lui faire signe de s’arrêter. « Des Suisses » me dit-il, puisqu’il y avait un « S » sur leur véhicule . En fait, ils étaient Suédois et le groupe comprenait deux couples. Frappant à la fenêtre de leur voiture, que les hommes avaient bloquées par réflexe de protection, Moulay Ahmed leur disait avec forts gestes : « Je suis le Ministre du Tourisme, je vous invite à déjeuner, il y a une auberge sympathique quelques kilomètres plus loin, suivez notre voiture ». Malheureusement, nos Suédois ne comprenaient, ni le français, ni l’arabe, et se voyaient attaqués par les Fellaga, dont la presse suédoise parlait abondamment. Recroquevillées au fond de la voiture, les deux femmes s’attendaient à être violées. Il faut dire qu’alors la guerre d’Algérie battait tristement son plein. Tout finit par s’arranger, je servais d’interprète en anglais. Le déjeuner à l’auberge fut succulent, entrecoupé de nombreux coups de téléphones du Ministre. Moulay Ahmed avait, en un clin d’œil, imaginé une opération de publicité touristique géniale. Le cortège parvint à Rabat, à l’heure annoncée, dans la cour du ministère, ma voiture en tête précédant l’équipage Suédois. Sur le perron se tenait un journaliste suédois, invité de longue date pour une série d’articles sur le tourisme au Maroc. Nos compagnons, pain béni pour nos journalistes Suédois, allaient être les vedettes du reportage.

Puis vint le quart d’heure de vérité. Le Premier Festival, celui de 1960, endeuillé par le tremblement de terre d’Agadir, ne fut qu’une répétition.
En 1961, quelques mois après la mort du Roi Mohamed V, le vrai Premier Festival eut donc lieu, à Marrakech, dans le Palais – construit au 17ème siècle par le Sultan Moulay Ahmed el Mansour, Kasr El Bedia – dont les ruines se prêtaient à de superbes effets de lumière et de mise en scène.
Au pied des gradins, où venaient chaque soir plus de mille spectateurs marocains enthousiastes, Moulay Ahmed avait fait installer une Tribune d’honneur où prirent place, auprès du Roi Hassan II, le Maréchal Tito, le Roi Hussein de Jordanie, le Ministre Sow du Sénégal représentant le Président Senghor et diverses personnalités.

Telle fut l’œuvre, pleinement réussie qu’avait imaginé – dès la Salle Pleyel – mon ami Moulay Ahmed, ce grand patriote qui pendant nos trois années de travail en commun, avait mis en route combien de projets qui, jaillis de son esprit, ont vu le jour par la suite. Ma mission se terminait. J’avais gagné un ami que j’allais retrouver par la suite, au Maroc, au Sénégal, à Paris et aux Etats-Unis, toujours ardent défenseur de son pays.

Et je réalisai que son patriotisme était communicatif. J’étais, à son contact, devenu à mon tour un patriote marocain, mais – peut-être – avais-je, pour cela, quelques prédispositions !

Jean MAZEL

Source: Maroc Leaks

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