La torture d’Ali Aarrass, troisième partie
Luk Vervaet et Ali Aarrass
Après son extradition par l’Espagne au Maroc, Ali Aarrass a été torturé pendant sa garde à vue du 14 au 24 décembre 2010. Depuis le 24 décembre 2010 jusqu’à aujourd’hui, Ali Aarrass et ses avocats mèneront une bataille sans relâche pour que justice lui soit rendue : que la torture soit reconnue, que les responsables et les auteurs de la torture soient punis et mis hors d’état de nuire.
Dans sa lettre de fin mars 2021, Mohamed Ameur, l’ambassadeur marocain à Bruxelles, nie en bloc la torture d’Ali Aarrass. Au cours de sa carrière politique, l’ambassadeur s’est surtout occupé de questions relatives à l’eau et à l’urbanisme, non pas de la question carcérale, monde parallèle et obscur dont il ne connaît rien. Ainsi, en déclarant qu’il s’agit de « thèses fantaisistes », l’ambassadeur n’est rien d’autre qu’une courroie de transmission des messages des services policiers et antiterroristes. Ce faisant, il se rend complice de la protection et de l’impunité des tortionnaires. En même temps, il se protège lui-même, comme font tous ceux au Maroc qui tremblent à l’idée de tomber un jour dans les mains de ces derniers, qui ont un pouvoir absolu de terreur au nom de la lutte antiterroriste.
Prenons ce que l’ambassadeur écrit sur la période de la torture d’Ali Aarrass en décembre 2010, dont il n’a même pas pris la peine de vérifier les dates ou les informations qui lui ont été transmises. Il écrit : « Ali Aarrass se victimise, alors que ses allégations de torture ont été démantelées par la justice ; les allégations de tortures avaient fait l’objet en 2011 d’une expertise médicale ordonnée par le parquet et réalisée par un collège de cinq médecins et qui avait conclu à l’absence de traces de lésions en rapport avec des actes de torture ».
Il n’y a jamais eu en 2011 d’examen portant sur la torture. La justice n’a donc pas « démantelé » les allégations de torture. Bien au contraire. Le 15 septembre 2011, les magistrats au procès d’Ali estiment d’abord qu’il n’y a pas eu de plainte contre la torture. Quand la preuve du contraire leur est présentée, ils disent qu’elle n’a aucune influence sur le procès et refusent d’ouvrir une enquête, malgré les nombreuses demandes des avocats de la défense, maîtres Cohen et Dadsi. En novembre 2011, le tribunal condamne Ali à 15 ans de prison. Ce n’est qu’en 2012, après sa condamnation, qu’un semblant d’examen concernant la torture sera fait.
Voici en quatorze épisodes une reconstitution des faits les plus marquants du calvaire et de la résistance d’Ali Aarrass à la prison de Salé II, où il a été incarcéré pendant les six premières années de sa détention. Comme si vous y étiez.
Premier épisode : décembre 2010, premier interrogatoire chez le juge d’instruction
Le vendredi 24 décembre 2010, Ali est conduit devant le juge d’instruction Chentouff, du détachement de la Cour d’appel de Salé. Sans avocat. Il est dans un état pitoyable. Il a le visage gonflé, la lèvre déchirée, ne pouvant à peine parler ou bouger. Le juge procède à l’interrogation préliminaire. Chentouff, un homme qui ne montre aucun signe de compassion ou d’humanité, en voyant l’état d’Ali, s‘adresse d’abord aux policiers : « Qu’est-ce qu’il a celui-là ? ». Quand Ali lui dit : « J’ai été torturé », il répond : « Ici, on ne torture pas. As-tu un avocat ? ». « Je ne sais pas », lui répond Ali.
(Photo : une cellule à Salé II, dessin d’Ali Aarrass)
Le juge appuie ensuite sur une sonnette, donnant ainsi l’ordre d’amener Ali à la prison de Salé II. Vu l’état d’Ali, le juge décide de reporter son dossier d’un mois avant de procéder à une interrogation détaillée. Pas sans donner une instruction précise : Ali doit être mis sous surveillance rapprochée et ne peut avoir aucun contact avec d’autres détenus.
Deuxième épisode : décembre 2010-janvier 2011, première rencontre avec l’avocat Dadsi et nouveau passage devant le juge d’instruction
Le lundi 27 décembre a eu lieu la première rencontre entre l’avocat Maitre Dadsi et Ali Aarrass à la prison de Salé II. Ce n’est pas vraiment une rencontre : maître Dadsi est accompagné de gardiens, il essaie de parler doucement pour que les gardiens n’entendent pas ce qu’il dit. Mais Ali refuse de lui parler et l’avocat doit repartir. A propos de cette première rencontre, Ali dira : « J’étais encore entre leurs mains, j’étais traumatisé, interdit de douche et de tout. Je n’avais plus confiance. Je me demandais d’où pouvait sortir ce monsieur, accompagné de gardiens, après les ignobles tortures que j’avais subies. Ça aurait été différent si cette personne avait été belge, ou française ou américaine, mais ici, non, je ne pouvais pas ».
Quelques jours plus tard, l’avocat revient. Cette fois avec une lettre de Farida, la sœur d’Ali, pour qu’il accepte les services de l’avocat. « Il me montrait une copie de la lettre de ma sœur, dit Ali, ce qui me rendait à nouveau un peu méfiant, mais finalement j’ai accepté de lui faire confiance ». Au sujet de ces premières rencontres avec Ali, l’avocat témoigne : « Le premier contact de plaignant (Ali) avec sa défense a eu lieu le lundi 27/12/2010 à la prison locale Salé 2. Il était, alors, incapable de paroles et de mouvements, envahi par une peur et une terreur intense, en présence des gardiens de la prison et de l’adjoint au directeur de la prison, croyant qu’il était toujours entre les mains de ceux qui l’ont torturé depuis son arrivée au Maroc par l’aéroport international Mohammed Cinq à Casablanca. Il est resté, pendant plusieurs jours, incapable de parole et de mouvements ou de souvenirs de la torture qui lui a été infligée jusqu’au jour où il a été conduit devant le juge d’instruction pour l’interrogatoire détaillé ».
Présenté devant ce juge d’instruction le 18janvier 2011, en présence de son avocat, Ali Aarrass essaie de dénoncer la torture dont il avait été victime. Le procureur lui coupe la parole tout de suite, en lui répondant simplement : « Ici, on ne torture pas ». Une scène similaire à laquelle j’ai moi-même assisté quand Zakaria Moumni s’est avancé vers les juges dans le tribunal de Salé, remontant sa jambe de pantalon pour leur montrer les traces de torture : « Retournez immédiatement à votre place, baissez cette jambe de pantalon ».
Ali, lui, sera mis en isolement total pendant les mois qui suivent, au cours desquels il ne pouvait pas correspondre avec ses conseils, sa famille ou ses proches.
Un nouveau directeur de prison, Mustafa El Hajri, entre en fonction en mai 2011. Pendant son séjour à Salé II, Ali a connu au moins cinq directeurs. Concernant le Mustapha El Hajri en question, Ali précise : « C’est lui qui, après la révolte à la prison de Salé I en mai 2011, va « gérer » l’accueil des détenus sanctionnés à Salé I. Quelque 170 prisonniers, surtout des jeunes, qui ont participé à la révolte à Salé I seront transférés à Salé II. Notre aile B était vidée, moi j’allais à l’aile A où ils m’ont mis en cellule avec des détenus de « droit commun » enfermés pour trafic de stupéfiants, parmi lesquels des Espagnols et des Marocains. Dans l’aile B, les détenus venant de Salé I ont été entassés dans les cellules, sans droit d’ouvrir la fenêtre, sans droit de visite, sans douche, sans rien. Puis ils ont tous été transférés dans [à] d’autres prisons ».
A son entrée en fonction, El Hajri rend visite à Ali dans sa cellule où il n’y a quasi rien, et il lui demande : « Est-ce que tu as besoin de quelque chose ? ». Ali regarde autour de lui et lui dit : « Non ». Un gardien qui accompagnait le directeur reviendra par la suite chez Ali en lui disant : « Tu es fou ? Le directeur te demande [demandes] si tu as besoin de quelque chose et tu dis non ! ». Ali lui répond : « Si c’est un droit, je veux bien. Si c’est présenté comme une faveur, non merci ».
Quelques temps plus tard, le directeur s’amène à nouveau et l’invite ni plus ni moins à la corruption généralisée au sein de la prison. « Ce que je te conseille c’est de mettre tes mains dans tes poches, profondément, et tu auras un bien-être en prison, fais comme les autres ». Et aussi : « Tu devrais te taire et dire à ceux qui font du bruit pour toi dehors de se taire, c’est ça la manière pour bien vivre ta détention ». Ali lui répond : « Je n’ai rien à dire sur ce que font ceux en dehors de la prison, quant à moi, je ne me tairai pas ». L’histoire du directeur finira mal : quelques années plus tard il sera mis à l’écart et [est] remplacé par un nouveau directeur. El Hajri a été pris la main dans la poche, piégé par des détenus qui lui ont donné des billets d’argent numérotés, après quoi il fut démis pour corruption.
Troisième épisode : mai 2011, déposition d’une plainte écrite contre la torture auprès des autorités marocaines
Ali n’abandonne pas. Sous forme d’un document détaillé, une plainte contre la torture est déposée le 2 mai 2011, auprès des autorités marocaines, le ministre de la Justice et le procureur général de Rabat.
En voici un extrait : « Le 14 décembre 2010 Ali Aarrass est rapatrié par avion de l’Espagne, en compagnie d’officiers de la police judiciaire marocaine, à l’aéroport international Mohammad Cinq à Casablanca. Après son arrivée à l’aéroport, l’exécution des formalités de sortie, il fut conduit, menotté, au bord d’une voiture, de marque Peugeot Partner, de couleur grise, où se trouvaient quatre autres personnes.Cette voiture, dans laquelle il se trouvait, a pris, de l’aéroport, la direction de l’autoroute Casablanca –Rabat, jusqu’à la sortie de la ville de Tamara. Là, la force de sécurité, assise à ses cotés, lui a couvert les yeux d’un bandeau noir, empêchant ainsi toute vision, lui a intimé de rester calme et de baisser la tête. Peu après, il s’est trouvé dans un lieu sombre.
À l’arrêt de la voiture qui l’a transporté de l’aéroport, et dès qu’il a mis pied par terre, il (Ali Aarrass) fut surpris de subir injures et calomnies, des coups portés sur plusieurs endroits de son corps par plusieurs individus, déshabillé et introduit dans une chambre noire où il fut soumis à différentes formes de tortures dont les traces sont toujours visibles en plusieurs endroits de son corps, particulièrement aux mains et aux pieds. Ainsi le plaignant a été soumis à plusieurs sessions de torture comportant des coups de bâtons et des gifles donnés par plusieurs personnes, des opérations d’électrocution, l’étranglement en plongeant la tête dans un seau d’eau jusqu’à évanouissement. Après reprise de son souffle et de sa connaissance, il était réassujetti aux mêmes actes ainsi qu’à d’autres formes de tortures comme la privation du sommeil, de nourriture et d’eau, la menace de viol et le viol lui-même à l’aide de bouteilles en verre causant sa blessure dont les traces ensanglantées étaient encore visibles, lorsqu’il fut présenté devant le juge qui, de son coté, a refusé de les visionner. Le plaignant a été soumis aussi à des injections, au bras, administrées par une personne, en blouse blanche, vraisemblablement par un médecin car l’injection a été administrée professionnellement dans la veine appropriée, reconnue rapidement et sans hésitation à quatre reprises, à la suite desquelles, le plaignant était, à chaque fois, la proie de crises de démence et d’inconscience » .
La plainte a été classée, sans suite.
La Belgique vient soutenir le déni du Maroc. Le 7 juin 2011, en réponse à une interpellation du sénateur Bert Anciaux à la commission des Relations extérieures et de la Défense, Olivier Chastel (MR), ministre du Développement, chargé des Affaires européennes, répond au nom du ministre des Affaires étrangères, Van Ackere (CD&V) : « À partir des dossiers sur lesquels mes collaborateurs travaillent, il n’est pas apparu jusqu’à présent que des prisonniers belges au Maroc ou dans d’autres prisons à l’étranger auraient été torturés. »
Quatrième épisode : le tribunal de première instance refuse d’ouvrir une enquête sur la torture
Le 15 septembre 2011, lors de l’audience du procès en première instance, les avocats d’Ali Aarrass demandent ce qu’il en est de la plainte déposée en mai. Le parquet répond qu’aucune plainte n’a été introduite. Sur ce, les avocats apportent la preuve de son dépôt. Mais les magistrats estiment qu’elle n’a aucune influence sur le procès et refusent d’ouvrir une enquête, malgré les nombreuses demandes des avocat de la défense, maitres Cohen et Dadsi, et malgré la plainte pénale officielle déposée par les avocats.
Le 29 novembre 2011, Ali Aarrass est condamné à 15 ans de prison ferme.
Cinquième épisode : un semblant d’examen sur la torture en janvier 2012
Pour se couvrir, les autorités marocaines organisent un semblant d’examen médical d’Ali Aarrass. Le 8 janvier 2012 Ali est conduit, sans être informé au préalable, dans un hôpital près de la prison. Il y rencontre une femme qui se présente comme médecin légiste et qui est accompagnée de deux autres médecins masculins. Aucun ne s’identifie avec son nom. Ali explique à nouveau de manière détaillée les sévices qu’il a subi, puis il est examiné. Aussi bien l’entretien que l’auscultation se déroulent en présence de cinq personnes en civil, non identifiées. Dans le même établissement, on pratique un examen radiographique de son épaule gauche. Il est ensuite transporté dans un autre établissement pour un examen ORL. Mais la machine est en panne, et après cette date, aucun autre examen n’est effectué. Aucun psychiatre n’a rencontré Ali. Les séquelles psychologiques ne sont pas évaluées non plus.
Les autorités marocaines sortiront ce rapport médico-légal pour dire qu’il n’y a rien à signaler. Sur cet examen, Ali me dit : « Cet examen était une véritable humiliation. En présence d’un groupe de mes tortionnaires je devais me déshabiller complètement devant le médecin. Je demandais à la docteure de leur demander de se retourner. Ce qu’ils ont fait tout en rigolant et en blaguant. La docteure était clairement sous la pression : on attendait d’elle un rapport qui confirmait la version officielle ».
Deux médecins, le docteur B., médecin et expert indépendant sur la question de la torture, et le docteur H. B., médecin marocain lui aussi spécialisé dans le suivi des victimes de [la] torture, sont appelés à donner leur avis sur le rapport médical du 8 janvier. Ils estiment qu’il ne s’agit pas d’un examen médical digne de ce nom. « Un examen médical et psychologique complet selon les directives du Protocole d’Istanbul aurait dû être effectué, ce qui inclut des examens et tests par des médecins indépendants spécialisés dans l’évaluation de personnes suspectées d’avoir subi des tortures. Le rapport ne fournit pas de détails concernant les examens pratiqués et presque pas de détails sur les conclusions de ces examens. Les médecins n’ont pas cherché à avoir accès aux rapports des médecins qui ont examiné le requérant lors de sa garde à vue ou en prison. Il n’est pas signalé dans le rapport si l’examen a eu lieu en présence d’agents de police ou de prison, ou si le requérant était menotté ou autrement restreint dans ses mouvements. La partie substantive du rapport consiste en une page et demie et les allégations de torture se limitent à deux courtes phrases. Le rapport ne contient pas de diagramme ni de photos. Il ne fait que réitérer l’existence de cicatrices dans les membres inférieurs dues à un ancien accident de la route. Il n’y a aucune indication que les allégations du requérant aient fait l’objet d’une évaluation. Du fait que l’examen a eu lieu plus d’une année après la détention et que l’existence de marques visibles est donc peu probable, un examen complet de tout le corps s’imposait. Par ailleurs, il n’est fait aucune mention dans le rapport d’un éventuel examen psychiatrique ou psychologique, ce qui montre que l’examen pratiqué ne remplit pas les critères internationaux pour évaluer les allégations de torture ».
Le 19 mars 2012, Ali et ses avocats, Dounia Alamat, Nicolas Cohen et Christophe Marchand s’adressent au Procureur général demandant, entre autres, « un examen de son épaule gauche et les soins nécessaires car il ne pouvait pas lever normalement et sans douleur le bras; un examen ORL; un examen neurologique, car il avait perdu énormément de sensibilité dans les membres depuis les faits; et un examen psychiatrique, car il souffrait notamment d’insomnies, de stress et d’anxiété ». Dans la lettre, Ali demande « l’autorisation de désigner un ou plusieurs médecins-conseils, ainsi que la possibilité de déléguer l’expertise médicale à un organisme neutre international, le Conseil international de réhabilitation pour les victimes de torture (IRCT), afin que l’expertise médicale réalisée soit contradictoire et qu’il puisse être assisté d’un conseil tout au long de cette procédure d’enquête. Il demande l’accès à un album photographique contenant les photos de toutes les personnes l’ayant pris en charge à son arrivée au Maroc, afin qu’il puisse identifier ses agresseurs ».
La lettre reste sans réponse.
L’examen médical réalisé par les autorités marocaines fera encore l’objet d’une [sera à son tour examiné par une] étude indépendante médico-légale du Conseil international de réadaptation pour les victimes de la torture et autres organisations. Celui-ci à son tour rejettera l’examen « pour non-respect du Protocole d’Istanbul, qui définit les standards et les règles pour enquêter sur la torture ».
Sixième épisode : lors du procès en appel, le Procureur général de Rabat refuse d’enquêter sur la torture
Le 18 avril 2012, dans le procès en appel de la décision du Tribunal de première instance, le Procureur général de Rabat prend la décision « de ne pas enquêter sur les allégations portant sur les actes de torture ».
En juillet 2012, sans motif, Ali est à nouveau placé en régime d’isolement, avec une sortie quotidienne réduite à une heure dans un préau individuel.
Septième épisode : constitution de partie civile pour une enquête approfondie sur la torture déclarée irrecevable
Le 18 septembre 2012, Ali et ses avocats se constituent partie civile devant le Président du Tribunal de première instance de Rabat pour obtenir une enquête approfondie sur la torture.
Le 28 janvier 2013, cette demande est déclarée irrecevable. Selon le juge, Ali Aarrass « n’a pas identifié les auteurs de la torture et il n’a pas mentionné les articles du Code pénal incriminant les faits de torture ».
Huitième épisode : la visite de Juan Mendez et la reconnaissance de la torture
Peu de temps avant la visite au Maroc du Rapporteur spécial sur la question de la torture, Juan Mendez, Ali est remis en régime carcéral ordinaire. Juan Mendez a été le Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 2010 à 2016. Il est lui-même un survivant de la torture sous la dictature en Argentine . Il a travaillé en tant que Conseiller auprès de la Cour pénale internationale, a été avocat et professeur de droit international en matière de droits humains à la Washington College of Law, à la Georgetown Law School aux Etats-Unis et à l’Université d’Oxford en Grande-Bretagne.
La rencontre a lieu le 20 septembre 2012 à la prison de Salé I. Il n’y a qu’une porte qui sépare Salé II de Salé I. Elle donne sur une enceinte qui mène vers Salé I, prison propre et fleurie à l’occasion de la visite du Rapporteur. Ali quitte la prison de Salé II sous les regards menaçants des gardiens. Juan Mendez est accompagné d’un médecin légiste, un psychiatre et un interprète. Ils portent tous le costume bleu ciel de l’ONU. Comme l’entretien peut se faire en espagnol, le travail de l’interprète n’est pas nécessaire. Ali se fait examiner par le médecin légiste, il est ausculté complètement. Ali demande à Juan Mendez pourquoi il ne veut voir que lui, parce qu’à Salé II il y en a tant d’autres avec les mêmes histoires. Votre cas me suffit, lui répond Mendez, s’ils osent faire avec vous ce qu’ils ont fait, à vous qui êtes un étranger, on peut s’imaginer ce qu’on peut faire avec les autres. A la fin de l’examen, Ali informe le Rapporteur qu’il craint des représailles après cette visite. Le Rapporteur lui donne son numéro : vous nous faites savoir, nous on fera le reste, lui répond le Rapporteur.
Voici un extrait du rapport de Juan Mendez sur sa visite à Ali Aarrass et sur les résultats de son examen.
« Le 20 septembre 2012, le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a rencontré M. Ali Aarrass à la prison de Salé I… Le médecin légiste indépendant qui accompagnait le Rapporteur spécial a effectué un examen physique externe et trouvé des traces de torture sur le corps de M. Aarrass. Le médecin légiste a conclu que la plupart des traces observées… sont clairement compatibles avec les allégations présentées par M. Aarrass, à savoir le genre de torture et de mauvais traitements infligés, tels que brûlures occasionnées par une cigarette, pratique du «falanja» (coups assenés sur la plante des deux pieds), attachement intense puis suspension par les poignets et électrochocs aux testicules. En outre, il a constaté que la description faite par M. Aarrass des symptômes ressentis après les épisodes d’actes de torture et de mauvais traitements est totalement compatible avec les allégations et que le genre de pratiques décrites et les méthodologies qui auraient été suivis par les agents pratiquant ces actes, coïncident avec les descriptions et les allégations présentées par d’autres témoignages que le Rapporteur spécial a reçus dans d’autres lieux de détention et qui ne sont pas connus de M. Aarrass. Il a conclu que certains de ces signes seront de moins en moins visibles avec le temps et, à terme, devraient disparaître comme ceux, par exemple, existant[s] sur la plante des deux pieds. Il a également conclu que l’examen physique a uniquement été effectué sous lumière artificielle ». (Rapport du 4 décembre 2012).
En conclusion, Juan Mendez formule cinq demandes aux autorités marocaines (confirmer ou non les faits dénoncés, rejeter tout aveu obtenu sous la torture, protection d’Ali Aarrass…) et il finit son rapport ainsi : « Je serais reconnaissant de recevoir de votre part une réponse à ces questions dans un délai de 60 jours. Je m’engage à ce que la réponse du Gouvernement de votre Excellence à chacune de ces questions soit reflétée dans le rapport que je soumettrai à la session de mars 2013 du Conseil des droits de l’homme ».
Neuvième épisode : le jugement de la Cour d’appel confirme le refus d’examen de la torture par le tribunal de première instance
Le 1er octobre 2012, à peine deux semaines après la visite de Mendez, la Cour d’appel de Rabat, chambre pénale d’appel, condamne Ali en appel à 12 ans d’emprisonnement pour infraction à la loi antiterroriste. Le verdict dit ceci : «le tribunal de première instance a répondu de manière suffisante à toutes les demandes et les défenses, d’où cette cour a jugé de les adopter tant qu’elles satisfaisaient les aspects légaux, tout particulièrement en ce qui concerne la prétention de l’accusé d’avoir subi la torture, puisqu’il a été procédé à une expertise médicale dressée par trois médecins qui ont tous confirmé que l’accusé n’a subi aucune torture d’aucune sorte, d’où la cour a estimé d’appuyer le verdict interjeté en appel dans ce qu’il a prescrit dans ce volet».
Dixième épisode : nouveaux harcèlements en septembre 2012
Dans les jours qui ont suivi la visite de Mendez les représailles au sein de la prison reprennent pour de bon.
Après son entretien avec Mendez, Ali retourne à la prison de Salé II. L’équipe des gardiens a changé, les mêmes regards menaçants l’attendent, bien que plus discrets. Au moment où il va se coucher, l’adjoint du directeur de la prison s’amène. Approche-toi, dit-il à Ali, après avoir ouvert la première porte de la cellule. « Est-ce que tu as déposé plainte contre la torture ? »« Ça ne vous regarde pas, partez », lui répond Ali. Quelques jours plus tard, l’avocat Maître Nicolas Cohen rend visite à son client à la prison. L’avocat prend des notes de ce que lui raconte Ali. A ce moment-là, l’adjoint du directeur s’amène à nouveau et lui dit : « Vous n’avez pas droit de prendre des notes ». Cette fois, c’est l’avocat qui remet l’adjoint à sa place. Ali et son avocat décident de porter plainte contre l’adjoint, avec nom et prénom. Dans les jours qui suivent, Ali doit se présenter au bureau du directeur. Le directeur lui propose un entretien avec l’adjoint et une protection. En échange, il lui donne un papier blanc sur lequel il doit noter qu’il renonce à sa plainte contre l’adjoint. « En quoi ça vous concerne ? », lui demande Ali, « vous n’êtes pas capable de me défendre ». Fin de l’entretien.
Le rapporteur de l’ONU Juan Mendez est informé de ce qui s‘est passé après son entretien avec Ali. Il en fait un rapport, en citant nommément les responsables impliqués : «… M. Aarrass a déposé une plainte contre l’agent de prison auprès des autorités de la prison le lendemain, 21 septembre 2012. Il est allégué que le 22 septembre 2012, les autorités pénitentiaires auraient menacé M. Aarrass ou fait pression sur lui pour qu’il retire sa plainte. Il est rapporté que suite aux actes d’intimidation et aux menaces [et actes d’’intimidation] proférées, notamment par M. Bouazza, directeur adjoint de la prison de Salé II, à l’encontre de M. Aarrass, ce dernier a retiré sa plainte. Le harcèlement et les menaces n’ont toutefois pas cessé. La dernière information, reçue en date du 12 novembre 2012, indique que M. Bouazza aurait menacé M. Aarrass de viol, de rendre sa vie en prison impossible, et qu’il aurait emporté le chauffe-eau utilisé par M. Aarrass afin de chauffer l’eau pour se laver. D’autres membres du personnel pénitentiaire sont impliqués dans les mauvais traitements à l’encontre de M. Ali Aarrass depuis son arrivée à la prison de Salé II, dont M. Mustafa El Hajri, ancien directeur; M. Mohamed El Athimi, ancien directeur adjoint; et M. Hamid Allali, infirmier. Il est rapporté que le nouveau directeur de l’établissement aurait promis à M. Aarrass qu’il préviendrait le harcèlement et les mauvais traitements dans l’avenir et que les conditions de vie dans la prison de Salé II seraient améliorées. Toutefois, le harcèlement et les menaces par le personnel pénitentiaire se poursuivent… Il est également allégué que les autorités carcérales continuent de rejeter les demandes d’examen et de traitements médicaux appropriés à M. Aarrass. Selon les sources, M. Aarrass souffre de plusieurs maux qui nécessitent des soins médicaux immédiats, tels qu’éruption cutanée douloureuse, épilepsie, hémorroïdes et problèmes dentaires… ».
Onzième épisode : octobre 2012, la torture en images
Les détenus islamistes à la prison sont déçus qu’ils n’aient pas été entendus par Mendez. Ali essaie de les rassurer en leur expliquant que son cas leur servira aussi. Mais ils en ont assez et une poignée d’entre eux prépare l’émeute. Ali essaie de leur expliquer que la situation est extrêmement dure aujourd’hui, mais que les choses peuvent évoluer. Qu’ils doivent [se] réaliser que les conséquences d’une révolte seront graves, qu’ils seront déçus, qu’ils risquent tous d’être dispersés vers d’autres prisons. C’est bien ce qu’on veut, lui répondent-ils, on en a marre de cette prison. La révolte éclate, le dernier gardien s’enfuit de la section, toutes les portes de la section et les cellules sont barricadés avec tout ce que les détenus peuvent trouver, lits superposés y compris.
La police anti-émeute, la BAC, est appelée en renfort pour briser la révolte. Ils arrivent en nombre, et, avec l’aide des gardiens, ils cassent les barricades, fouillent toutes les cellules et tabassent les émeutiers. Tous les détenus islamistes qui ont participé à l’émeute seront rasés, barbe y compris, mis au cachot pendant 45 jours, avant leur transfert dans [à] d’autres prisons. Pendant les incidents, Ali a sauvé le téléphone, qui fonctionnait avec des cartes, et qui servait à tout le monde dans la section. « Je savais qu’ils allaient le détruire, et on devait pouvoir téléphoner à nos familles », dit Ali. Lors de l’opération « fouilles des cellules », l’adjoint du directeur se présente devant la cellule d’Ali Aarrass, accompagné par des gardiens. Ces derniers refusent d’obéir à l’ordre de fouiller la cellule d’Ali, disant qu’il n’est pas impliqué. Sur ce, l’adjoint appelle la BAC qui entre à six, des hommes baraqués qui jettent tout par terre. Ali crie qu’ils doivent arrêter de casser ses affaires. Mais ils s’acharnent. Quand ils veulent menotter Ali, et quand l’adjoint ordonne à Ali de se déshabiller complètement et de baisser son short pour voir s’il cache quelque chose, Ali essaie de résister. Les coups pleuvent, jusqu’à ce qu’il perde connaissance.
Il se réveille dans le cachot. Un gardien, qui ne supporte plus le traitement des prisonniers, lui propose de filmer l’état dans lequel il se trouve avec son téléphone. Ali le prévient sur les risques, mais le gardien tient parole. L’enregistrement a été projeté pour la première fois, deux ans plus tard, le 27 juin 2014, sur les murs de la salle d’audience du tribunal de la Cour d’appel à Bruxelles. Après avoir été rendue publique à une conférence de presse, elle a créé un choc dans l’opinion publique. Sur YouTube et Dailymotion, sur des sites de différents journaux et organisations, les images de sa maltraitance, filmées à l’intérieur d’une cellule à la prison en 2012, deux ans après son arrivée au Maroc, ont été vues et partagées près de 200.000 fois.
La vidéo nous montre Ali Aarrass en short, torse nu, enfermé dans une cellule nue. Dans un cachot immonde. L’homme se soulève difficilement d’un morceau de tissu rayé, un semblant de matelas sur le sol. Il se tient à peine debout. Des bleus, traces de coups de matraques et/ou de coups de pieds couvrent son corps, son dos, sa poitrine, ses jambes, ses mains. Il a le visage gonflé, tuméfié. Ali Aarrass est à peine reconnaissable pour ceux et celles qui le connaissent. Dans cette vidéo, d’une manière calme et pesée, il réclame ses droits. Il dénonce les violences qu’il a subies ainsi que les auteurs de ces actes barbares, en nous montrant un papier avec leurs noms.
La vision de cette vidéo, qui a contribué à ce que les juges accordent la protection consulaire à Ali Aarrass, n’a provoqué aucune réaction de la part du ministère des Affaires étrangères de Belgique, dont les avocats ont assisté à la projection. Au contraire : le ministère décide de se pourvoir en cassation contre le jugement de la Cour d’appel et pour qu’Ali ne reçoive pas [de l’] d’assistance !
Douzième épisode : 2013, en Belgique des parlementaires et des journaux s ’élèvent contre la torture d’Ali Aarrass
Dans une lettre ouverte datant du 10 août 2013, trente-quatre (34 !) parlementaires belges demandent à Didier Reynders d’intervenir et d’accorder une assistance consulaire belge urgente à Ali Aarrass. Ils écrivent : « Il est aujourd’hui établi que les aveux d’Ali Aarrass ont été obtenus sous la torture. En effet, en septembre dernier, le rapporteur spécial de l’ONU contre la torture, Juan Mendez, l’a rencontré en prison et l’a fait examiner par le médecin légiste qui l’accompagnait. Dans son rapport datant du 4 décembre 2012, Monsieur Juan Mendez fait état de traces physiques résultant d’actes de torture constatées sur le détenu (brûlures de cigarette, électrochocs aux testicules, coups assénés à la plante des pieds, etc.) ». Et ils concluent : « Nous, parlementaires belges, vous demandons solennellement d’activer enfin l’assistance consulaire dont Monsieur Aarrass n’a jamais pu bénéficier et à laquelle il a pourtant droit, au même titre que n’importe quel ressortissant belge en difficulté à l’étranger ».
En septembre 2013, le Comité de l’ONU contre la détention arbitraire, ce même Comité qui demande aujourd’hui la fin de la détention de Julian Assange, demande la libération immédiate de cinq détenus marocains, dont Ali Aarrass. « C’est sur la base d’aveux obtenus sous la torture que M. Ali Aarrass […] a été condamné en novembre 2011 à 15 ans de prison ferme ».
Le 1 octobre 2013, les journaux belges Le Soir et De Morgen publient un article d’une page sur Ali Aarrass, montrant ses dessins de tortures qu’il a subies.
Treizième épisode : les Comités de l’ONU et Amnesty international interviennent : sa campagne contre la torture devient internationale
Le 3 février 2014, Ali Aarrass obtient une victoire historique devant le Tribunal de première instance de Bruxelles. Pour la première fois dans l’histoire judiciaire belge, un citoyen binational obtient d’un Tribunal l’ordre de le protéger hors de la Belgique.
Le 13 mai 2014, Amnesty International lance la campagne « Stop Torture » pour dénoncer une crise mondiale liée à la torture. Ali accepte la proposition d’être parmi les témoins contre la torture au niveau mondial. Dans plus de 55 pays, son cas est rendu public, les esquisses qu’il a réalisées de la méthode du « poulet rôti » et d’autres positions de torture font le tour du monde. Pour appuyer ces demandes contre la torture d’Ali Aarrass, Amnesty apporte 216.450 signatures provenant de 120 pays au gouvernement marocain et une chaîne humaine est organisée en face du Parlement marocain. En septembre 2014, à Rabat, Amnesty International remet ces signatures au ministre marocain de la Justice et des Libertés et lui demande d’exécuter « la décision du Groupe de travail sur la détention arbitraire et de mener une enquête impartiale et indépendante sur les actes de torture qu’Ali Aarrass dit avoir subis ».
En mai 2014 également, le Comité contre la torture de l’ONU confirme : Ali Aarrass a été torturé (Décision du Comité Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Décision adoptée par le Comité à sa cinquante-deuxième session (28 avril-23 mai 2014). Le Maroc est condamné pour avoir violé la règle absolue de l’interdiction de la torture, pour ne pas avoir mené une enquête sérieuse sur sa torture et pour avoir condamné Ali Aarrass sur base de preuves tronquées. Le Comité exige une enquête impartiale et approfondie, incluant un examen médical conforme aux standards internationaux. Extraits : « 11.Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe7 de l’article22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, est d’avis que les faits dont il a été saisi font apparaître une violation des articles2, paragraphe1 ; 11, 12, 13 et 15 de la Convention. 12.Conformément au paragraphe5 de l’article118 de son règlement intérieur (CAT/C/3/Rev.6), le Comité invite instamment l’État partie à l’informer, dans un délai de 90 jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises conformément aux constatations ci-dessus. Ces mesures doivent inclure l’ouverture d’une enquête impartiale et approfondie sur les allégations du requérant. Une telle enquête doit inclure la réalisation d’examens médicaux en conformité avec les directives du Protocole d’Istanbul. [Adopté en français (version originale), en anglais et en espagnol. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.] »
En août 2014, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies condamne l’Espagne pour avoir extradé Ali Aarrass au Maroc alors qu’il existait un risque sérieux de torture, ainsi que ce même comité l’avait signalé en extrême urgence quatre ans auparavant. Le Comité impose à l’Espagne d’offrir une compensation adéquate à Ali Aarrass pour les souffrances encourues et d’assurer un suivi efficace quant au traitement d’Ali Aarrass.
L’Espagne ne réagit pas.
En septembre 2014, la Cour d’appel de Bruxelles confirme le jugement du Tribunal de première instance contraignant la Belgique à protéger Ali Aarrass, et elle durcit le ton : elle ordonne à la Belgique de « requérir de l’État du Maroc de permettre aux autorités consulaires au Maroc de rendre hebdomadairement visite à Ali Aarrass pendant une période de six mois », et lui enjoint, au cas où elle ne réagirait pas à l’urgence signalée par la Cour de Bruxelles, de payer « une astreinte de 100 euros par jour de retard si elle n’adresse pas cette demande dans le mois de la signification de l’arrêt » si elle ne réagit pas à l’urgence signalée par la Cour de Bruxelles. Pour la Cour, « des indications sérieuses tendent à démontrer que l’intimé (Ali Aarrass) a subi des traitements inhumains et dégradants dans les prisons marocaines afin de lui arracher des aveux. » La Cour critique « le silence persistant conservé par les autorités marocaines aux demandes d’information », « la manière dont elles tendent à minimiser les plaintes de l’intimé ». Pour la Cour, il y a urgence : « Ali Aarrass subit encore à ce jour des atteintes graves à son intégrité physique et à son intégrité morale… ».
Le Maroc ne désarme pas. Dans le Vif du 18-24 décembre 2015, le patron du BCIJ marocain (le nouveau Bureau central d’investigations judiciaires), Abdelhak Khiame, déclare dans une interview avec Marie-Cécile Royen: « J’ai fait toutes les enquêtes sur Abdelkader Belliraj et Ali Aarrass. Je peux témoigner que leurs droits ont été totalement respectés. J’ai toujours été partisan d’une enquête judiciaire rigoureuse et scientifique, je ne me contente pas d’aveux ».
Quatorzième épisode : 2016, à la Cour européenne des droits de l’homme et dernière année à Salé II
En six ans de temps, Ali Aarrass est devenu un homme respecté par les détenus et par la plupart des gardiens. Ce qui n’échappe pas à la nouvelle direction de la prison. L’autorité d’Ali leur fait peur et constitue un danger. Mais en même temps la direction ne peut se passer de ses compétences et de son autorité parmi les détenus. Elle décide la voie de la conciliation plutôt que de la confrontation.
Début 2016, Ali reçoit deux propositions d’un nouveau directeur: devenir le porte-parole des détenus et communiquer les doléances des détenus à la direction. Par ailleurs, vu son ancienneté, il doit connaître le personnel qui maltraite les détenus et/ou qui est corrompu ou trafiquant. Ali se méfie, mais il accepte la proposition, à condition que les doléances rapportées ne donnent pas lieu à des représailles contre les détenus, et il prévient qu’il mettra fin à cet accord dès l’instant où un seul prisonnier se fera torturer ou maltraiter. La direction accepte. Elle lui propose même d’échanger ses gobelets en plastique pour des gobelets en verre (sic). Ali refuse le cadeau. L’accord sera de courte durée : quand un détenu faisant partie des cuisiniers en prison se fait plaquer contre le mur par un gardien, Ali cesse toute collaboration et refuse définitivement son rôle d’intermédiaire.
Le 28 juin 2016, deux ans (!) après la réception de la demande belge pour une visite consulaire à Ali Aarrass du 4 mars 2014, le Maroc envoie sa réponse, refusant une visite consulaire belge à Ali Aarrass, « détenu dans le cadre d’une affaire de terrorisme et de radicalisme ». Il n’y aura pas d’autorisation pour une assistance humanitaire belge non plus.
Sur ce, Ali Aarrass et ses avocats saisissent la Cour européenne des droits de l’homme pour violation des articles 1er et 3 de la Convention.
En juillet 2016, trois petites vidéos sortent sur les médias sociaux pour dénoncer les abus au sein de la prison de Salé II, dont ceux concernant Ali Aarrass. A défaut de trouver le(s) coupable(s) pour ces vidéos clandestines, les autorités accusent Ali d’en être l’auteur. Ali, qui a toujours assumé la responsabilité pour ses actes et ses propos, quel que soit le prix à payer, nie. Mais il y a aussi la vidéo choc publiée en Belgique en 2015. Des policiers ont déjà été dans la cellule d’Ali pour photographier sa cellule et pour voir si ça correspond à ce qu’on voit sur la vidéo. Début août 2016, il est emmené à nouveau au greffe de la prison où l’attendent deux policiers pour l’interroger sur la même vidéo de 2012. Depuis qu’il a renoncé à son rôle d’intermédiaire, la direction le cherche. Quand il revient de l’entretien au [à la] greffe, Ali téléphone à sa sœur Farida. A ce moment-là un détenu l’attaque par derrière, lui donnant un coup de karaté dans les jambes qui le met par terre. « Tu dois déposer plainte contre lui », disent des gardiens qui ont assisté à la scène. « Non », répond Ali, « pourquoi le ferais-je, c’est bien vous qui êtes derrière tout ça ». Le détenu qui a agressé Ali est déplacé de la section. Aussi bien Ali que son agresseur devront se présenter devant l’adjoint du Procureur. Ce dernier demande à Ali : « Est-ce vrai que tu incites les autres détenus à se révolter ? Est-ce vrai que vous corrompez des agents pour qu’ils se révoltent contre le directeur ? Est-ce vrai que par la religion vous faites l’apologie du terrorisme pour recruter dans un dessein terroriste ? ». Ali lui répond qu’il est isolé et qu’il n’a accès à rien. Que n’étant pas un terroriste, il ne recrute pas pour un projet terroriste. Quant à la question de la religion, il répond que sa connaissance n’est que basique, et que pour convaincre d’autres il faudrait des personnes d’un autre calibre que le sien.
Le transfert d’Ali Aarrass vers Tiflet II se prépare.
Source : Free Ali
Etiquettes : Maroc, Ali Aarrass, répression, instrumentalisation de la menace terroriste,