Partout l’histoire avance. Elle laisse de lourds héritages, mais les Hommes s’arrêtent, de temps en temps, pour marquer une halte rétrospective, pour se situer par rapport à leur histoire ; par rapport à leur passé glorieux ou lugubre, en vue d’en établir les acquis qui, du reste, constituent les références et les référents pour l’amorce du présent et l’affrontement du futur.
Les prélèvements fiscaux ruineront, par ailleurs, les possibilités d’expansion des petits propriétaires et des petits jardiniers des banlieues péri-urbaines. Les sociétés paysannes avec un solide attachement au terroir, une mise en valeur intensive de la terre dans le cadre privé (droit melk) et une forte cohésion sociale resteront, comme par le passé, localisées ou cantonnées dans les espaces agricoles dominées par les villes, dans certains massifs montagneux (ou fonds de vallées) et à l’intérieur des zones oasiennes.
Comme le signalait judicieusement R. Gallissot (32) » la domination turque […] représente pour l’époque un fait d’extension de la souveraineté générale de l’Empire Ottoman « , et non comme le sera la domination coloniale un fait lié au développement d’un mode de production (le capitalisme). Les régions, commandées par des armées aux effectifs limités et par un corps de dignitaires » turcs » impose aux populations plus une pression fiscale qu’un contrôle sur les ressources foncières et forestières. La propriété individuelle est citadine avec la création de » haouchs « , fermes où sont employés des » esclaves blancs « , captifs des » barbaresques « , des renégats ou des khammès indigènes.
Jusqu’au XIXème siècle, comme le faisait remarquer Marx, l’Algérie aurait ainsi gardé des traces importantes de la forme de la propriété foncière (propriété tribale, collective et indivise) qu’il qualifiera d’archaïque (33). Cela ne signifie pas précise Marx que la propriété algérienne est purement collective. Des formes intermédiaires existent, telles que l’exploitation familiale non titrée ou la propriété individuelle transmissible, y compris dans les régions agro-pastorales. La forme d’organisation sociale restait, sur une immense partie du pays, à dominante tribale avec des ententes et/ou des conflits intra et inter tribus dans l’usage des ressources naturelles et/ou le contrôle de territoires- L’opposition équilibrée des groupes tenait lieu d’institutions et les communautés vivent sur le principe général du « divisez-vous pour ne pas être gouverné » car comme le note J. Berque dans un article de référence, » ce qui unit une tribu Nord-Africaine, c’est sa volonté d’autonomie vis-à-vis du pouvoir central » (34).
A cette époque, les modes de production pré-capitaliste s’ordonnaient autour d’une superstructure politique (Régence Turque), » façade étatique inconsistante cachant des formations socio-économiques locales et régionales quasi-indépendantes, fortement autarciques « . L’agriculture était organisée dans le cadre du mode de faire-valoir collectifs et féodaux et » Les systèmes de production étaient fondés sur un équilibre agro-pastoral : production de céréales et utilisation de pacages et de parcours. » (13)
Si dans le précapitalisme, époque de la domination de la Régence turque, » une armée peu nombreuse suffisait à mettre en allégeance » des tribus, la colonisation française qui intervient en Algérie reste une forme d’extension du capitalisme triomphant en France (35).
Cette colonisation a eu besoin non seulement de conquérir, c’est-à-dire d’occuper le territoire, mais aussi de défaire et de détruire par nécessité économique les formes de propriété et d’organisation sociale qui préexistaient. Fondée sur l’exploitation du pays et de ses habitants, elle a eu à mobiliser des terres et une main d’œuvre détachée de son groupe social d’appartenance, de sa communauté ou de sa tribu d’origine, main d’œuvre de salariés ou semi-salariés. L’examen du processus de destruction des tribus en Algérie s’est effectué en deux phases complémentaires : une phase de conquête du pays par la guerre, de domination des territoires et de » compression » (36) des tribus, d’une part, et d’autre part, une phase d’installation et de rationalisation de la colonisation par des moyens administratifs (organisation communale), économiques (fiscalité, monnaie, crédit) et juridiques (lois foncières).
« Des systèmes de production et des redevances
Les principaux systèmes de production en vigueur dans l’Algérie précoloniale, sont fondés sur des formes originales d’adaptation au milieu naturel, tirant parti des spécificités locales tout en valorisant les complémentarités régionales. » La production agricole, très variable selon les régions et les périodes, se maintient à un niveau global modeste, assurant la subsistance d’une population de 3 à 5 millions d’habitants en année « normale », sans éviter les disettes périodiques. Mais, si aucun processus cumulatif de croissance ou d’intensification agricole ne se met en place, les écosystèmes, en revanche ne subissent guère de dégradation continue » (37)
De l’ère précoloniale à la conquête Française, les agriculteurs continuaient à s’adonner à des pratiques culturales rudimentaires. Charles André julien, dans son livre « Histoire de l’Algérie Contemporaine » fait remarquer en abordant, l’économie de la régence que : » l’outillage et la techniques agricoles demeuraient primitifs, sans que l’autorité se souciât de les améliorer « . Pour s’y rendre compte, André julien fit noter que » le Fellah avait souvent pour outil unique, une araire ou un soc en bois très dur, renforcé exceptionnellement par un sabot de fer, que traînaient soit deux bœufs soit un bœuf et un âne et qui ne faisait qu’écorcher le sol. Il s’y ajoutait parfois une herse en bois ou plus souvent un fagot d’épines chargées de pierre et une faucille droite. En Kabylie, les paysans forgeaient des socs et des serpes en fer » (38)
Dans les pratiques agricoles, les tribus ne cultivaient que les terres nécessaires à leur besoin; l’irrigation rationnelle fut très rare et on procédait souvent au creusement des rigoles, la plupart du temps, mal entretenus qui devenaient tantôt des marais ou de saignées de ravinement.
Les habitants de la montagne par contre, connaissaient les labours de printemps, la fumure des sols et l’alternance des cultures. L’alternance des cultures et de la jachère constituait une tradition ancestrale dans le pays. A la période de la récolte et en l’absence de mécanisation, la moisson s’opérait à la faucille. L’excédent de la production est stocké dans des silos aménagés sur les hauteurs en lieu sec et soigneusement dissimulés. Ce système d’agriculture extensive est complété par un élevage également extensif, particulièrement l’ovin qui constitue l’essentiel de l’élevage auquel est associé l’élevage caprin et quelques vaches de race locale. Dans le sud, on élève des races camelines, alors que l’élevage équin est disparate dans presque toutes les régions du pays.
A l’époque et même à l’ère de la colonisation Française et comme de coutume, les paysans procédaient souvent à la fin de la période estivale, à la pratique de l’écobuage et l’incération des broussailles et des friches à partir desquelles on obtient des cendres que l’on utilise pour amender le sol, était une pratique courante. Les producteurs sont par ailleurs, soumis à diverses ponctions sous formes de redevances, tributs ou impôts (notamment sous l’administration turque), mais celles-ci prennent rarement des proportions démesurées et revêtent généralement un caractère collectif et non individuel. Quant à l’appropriation inégale des moyens de production, elle conduit certes au développement des inégalités sociales et à diverses formes d’exploitation, mais la force des liens communautaires permet d’épargner aux catégories défavorisées, la précarité totale. Cependant, il y’a lieu de noter qu’en Algérie, fit remarquer Omar Bessaoud » l’immense héritage historique associé aux conditions climatiques, les modes d’organisation et d’appropriation des espaces par les communautés paysannes d’une part, et les difficultés d’émergence d’un Etat central, corrélativement avec l’instabilité sociétale et les diverses colonisations agraires qu’a vécues le pays, le long de son processus historique d’autre part, semblent faire obstacle, à travers les âges, à la constitution et à l’instauration d’une paysannerie algérienne pleinement attachée à la terre » .(39)
L’appropriation collective des terres, l’exploitation extensive du sol et les modes de vie pastoraux et semi pastoraux ont eu, semble-t-il, jusqu’à la fin du 19ème siècle, le primat en Algérie. Avant la colonisation Française, les propriétés paysannes ne se sont développées qu’en périphérie des villes ou cités qui constituaient jadis, le siège des Etats des dynasties d’alors, installées en Algérie dans certains massifs montagneux ou dans les oasis.
Ce sont essentiellement dans ces régions qu’a évolué une paysannerie, plus ou moins, enracinée au sol, usant des méthodes et de pratiques souvent intensives d’exploitation des ressources en terres et en eau que l’avènement de la colonisation opèrera la rupture la plus radicale dans l’utilisation complémentaire des espaces agricoles et de leurs ressources, mais qui a de surcroit, totalement bouleversé la situation de cohésion sociale qui prévalait avant la colonisation de telle sorte que l’assise paysanne en Algérie a été complètement ruinée donnant lieu à des communautés rurales amplement paupérisées.
Plus tard, la colonisation de l’Algérie à partir de 1830 » a complètement transformé la société précapitaliste qui existait jusque-là. Outre la quasi-disparition de l’économie urbaine traditionnelle par la conquête des grandes villes et l’afflux de produits industriels européens, ce fut surtout la confiscation des terres et le démembrement de la propriété collective des tribus qui minèrent la paysannerie algérienne » (40)
L’agriculture va être, d’une part amputée d’une grande partie de son support foncier par suite de la spoliation par les colons des terres agricoles les plus productives, d’autre part, elle va être intégrée aux rapports marchands à travers la vente des produits, du salariat, de l’usure, de l’impôt. Dans cette mesure, les structures économiques et politiques seront totalement bouleversées.
M. KH.
Le Maghreb, 10 juin 2021
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