Le pouvoir est une sémiotique complexe. Que se passe-t-il lorsque on veut le pouvoir ?
«L’objet de pouvoir est « éloigné », il est convoité parce qu’hors de portée au départ, il appartient à un espace « utopique », à l’espace d’un autre à qui il faudra le prendre peut-être sur le modèle du pouvoir du Père que les fils convoitent, selon la psychanalyse). L’acte de rapprochement du pouvoir devient un acte de domination et d’appropriation. L’objet qui va symboliser le pouvoir devient la propriété de celui-ci qui l’a conquis » (1)
Le pouvoir, puisqu’il s’agit d’une de ses manifestations ce vendredi 11 juin 2021, ou ce que nous pouvons désigner par classe dirigeante, a fait une démonstration des plus viles de son image. Ainsi, aux dires des spécialistes qui suivent la scène politique nationale, nous glissons inexorablement vers un Etat dictatorial.
L’espace public en est interdit pour la société civile qui marche et scande hebdomadairement son désir de changer de régime et demande son départ. « Yatnahaw gaa » résume à lui seul tout un programme. En effet, bien que le régime interdise un temps, celui d’un été ou le temps d’une élection pour se donner une légitimité aux yeux du monde, le divorce est bien consommé entre lui et la société dans son ensemble.
La modalité du pouvoir est toujours suivie de celle de haïr. Cela va de pair.
« Y a-t-il une passion de pouvoir sans haine d’autrui (…) la haine est impuissance non seulement à aimer, à comprendre l’autre et à l’écouter, mais aussi impuissance tout court » (2).
Notre régime n’a-t-il pas de haine envers nous qui le bravions chaque vendredi ; nous qui le dénoncions et continuons à le faire mêmes invisibles à ses yeux puisqu’il nous interdit l’espace public lequel est notre terrain d’expression. Cette haine qu’il diverse sur les manifestants qu’il arrête en les bastonnant. Cette haine qu’il exprime à travers les blindés bleus positionnés le long des rues de la capitale avec lesquels ils tentent de nous intimider. Il peut réussir cette manœuvre. Il peut insuffler cette peur et vider les rues de contestataires.
La peur est un puissant sentiment de persuasion. Mais il ne peut pas nous faire adhérer encore un temps à son projet. Parce que le projet du régime se limite à sa perpétuation et son maintien au pouvoir. Le projet du régime met à l’écart des pans entiers de la société. Le projet du régime est le partage de la rente pétrolière entre affidés et courtisans. Le projet du régime est de posséder ce pays, dominer les citoyens, s’en servir à sa guise ; faire des citoyens ses sujets et en jouir comme il veut. Et dès l’instant où ces citoyens ne donnent pas satisfaction ou manifestent une résistance, on les brime.
Le régime veut être conforté dans son pouvoir. Il veut une emprise totale sur la société sinon il se met en colère. Et quand il est en colère, il menace d’emprisonner, d’arrêter et de taire les voix dissidentes.
Il a été un moment de l’Histoire de ce pays ou le régime a réussi ce coup de maitre : brandir la menace extérieure qui nous ravit et jalouse notre mère patrie, mère nourricière, qui ne peut pas être distinguée de ce même régime qui mène les affaires du pays. Cette confusion a été utilisée par des partis politiques, satellites du pouvoir, pour lui garantir un soutien inconditionnel.
« Nous, citoyens modèles, devions et devons obéissance à la main qui nous nourrit. ».
Ibn Khaldoun (1332-1406), cet historien musulman a travaillé sur la naissance et le déclin des dynasties. Ayant pour terrain d’investigation, le monde musulman de son temps, Ibn Khaldoun distingua quatre grandes étapes (générations) par lesquelles passe une dynastie. La première génération est celle dite révolutionnaire. Vivant à l’extérieur de la ville ou de l’espace citadin (le monde bédouin), et fort de l’esprit de aasabia (au sens de fidélité, esprit de corps), le bédouin mène une offensive contre la ville avec énergie et détermination. Le corps du groupe ne faisant qu’un, Le Bédouin conquit facilement la ville.
« On a vu aussi qu’une dynastie ne dure, généralement, pas plus de trois générations. La première de celle-ci garde les vertus bédouines, la rudesse et la sauvagerie du désert (…) ; elle est courageuse et rapace.» (3)
Nous pouvons repérer cette étape dans la génération qui gagna au lendemain de la guerre d’Algérie. Alors qu’elle était en périphérie, l’armée des frontières marcha sur Alger pour atteindre le Centre du pouvoir et l’incarner. « Ses membres sont tranchants et redoutés et les gens leur obéissent » (4) .
« (…). La seconde génération passe de la vie bédouine à la vie sédentaire, de la privation au luxe et à l’abondance. (…). Les gens s’habituent à la servilité et à l’obéissance. (…). Ils vivent dans l’espoir du retour à l’éclat de la première génération ou dans l’illusion que celui-ci dure encore. » (5)
A titre d’illustration, il est loisible de remarquer que dans les années soixante, même le Cinéma a été mis à contribution : faire perdurer l’éclat de la première génération ; celle-là qui chassa le Colon français. Le théâtre produit ses œuvres à la gloire des martyrs (la plus emblématique est sans doute la pièce écrite en 1974 par Tahar Ouettar : les Martyrs reviennent cette semaine).
La troisième génération « a complétement oublié l’époque de la rude vie bédouine, comme si celle-ci n’avait jamais existé. Elle a perdu le goût de la gloire et des liens du sang parce qu’elle est gouvernée par la force. Le luxe est à son comble, car ses membres vivent dans la prospérité et le bien-être. Ils dépendent de la dynastie qui les protège comme des femmes ou des enfants.
Les gens oublient de se défendre et de faire valoir leur droit. (…) ils trompent leur monde et donnent une fausse impression, avec leurs emblèmes, leur apparat, leurs montures et leur talent militaire. (…). En réalité, ils sont, pour la plupart aussi poltrons (…). Le souverain, a donc besoin pour le soutenir, du concours des gens plus braves. Il fait appel à sa clientèle, à sa suite »(6)
Ne sommes-nous pas dans cette phase ? Le régime se sait dans une situation finissante. Il utilise la force coercitive des services de sécurité pour miroiter un semblant de légitimité. Ou pour le dernier coup de baroud.
Cela va de soi qu’un calque du schéma de notre historien à l’identique serait fantaisiste tant les situations historiques observées et analysées par Ibn Khaldoun sont loin de nous. Mais l’adapter à notre réalité nationale semble satisfaisant. Les grandes lignes et forces directrices paraissent respectées. « A la quatrième génération, il ne reste plus rien de la gloire, du prestige ancestral. (…) quand la décrépitude arrive, il peut se faire qu’il n’ait pas de prétendant, sinon il ne rencontrerait aucune résistance » .
Si l’Histoire donnait raison à Ibn Khaldoun, le pouvoir serait dans sa phase finale.
Alors concédons lui ce dernier baroud d’honneur. Qu’il brime, qu’il arrête ou qu’il interdise un temps encore les rues citadines aux chants révolutionnaires, il n’en demeure qu’il se sait condamné….A céder la place.
S. O.
Renvois
1- RALLO DITCHE Elisabeth, FONTANILLE Jacques, LOMBARDO Patrizia, Dictionnaires des passions littéraires, Paris, Belin, 2005, entrée Pouvoir (pp 266-278)
2- RALLO DITCHE Elisabeth. Op. Cite. Page 268.
3- IBN KHALDUN, Discours sur l’histoire universelle (al Muqaddima), traduction nouvelle, préface et notes par VINCENT MONTEIL, Beyrouth, 1967, page 334.
4- IBN KHALDUN. Op. Cité. Page 334.
5- IBN KHALDUN. Op. Cité. Page 334
6- IBN KHALDUN. Op. Cité. Page 335.
Auteur
Saïd Oukaci
Le Matin d’Algérie, 15 juin 2021
Etiquettes : Algérie, élections législatives, illusion, baroud d’honneur, pouvoir, régime, Hirak,
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