L’inculpation de cadres français pour avoir soutenu des dictatures africaines révèle l’hypocrisie et le double jeu de Paris.
Par Kit Klarenberg, un journaliste d’investigation qui explore le rôle des services de renseignement dans l’élaboration de la politique et des perceptions. Suivez-le sur Twitter @KitKlarenberg
Les poursuites engagées à l’encontre de grands chefs d’entreprise parisiens pour collaboration avec des gouvernements « ennemis » ont retenu l’attention des médias. Mais le fait qu’il s’agisse d’une pratique courante en France reste obstinément l’éléphant dans la pièce.
Le 22 juin, il a été annoncé que quatre dirigeants d’entreprises françaises avaient été inculpés de « complicité d’actes de torture » pour avoir aidé les autorités nord-africaines à espionner des personnalités de l’opposition qui ont ensuite été détenues et torturées.
Philippe Vannier, ancien directeur de la société de défense Amesys, et Olivier Bohbot, actuel directeur de Nexa Technologies, spécialiste de la sécurité intérieure, figurent parmi les personnes mises en examen. Le premier est accusé d’avoir fourni au gouvernement libyen de Mouammar Kadhafi des solutions d' »inspection approfondie des paquets », qui permettaient aux autorités d’intercepter secrètement des communications Internet privées. Le second aurait vendu le logiciel Cerebro, capable de tracer les messages et les appels en temps réel, au président égyptien Abdel Fattah al-Sisi.
Cette affaire a été largement rapportée par les médias, bien que très peu d’entre eux aient mentionné que l’accord entre Amesys et la Libye avait été signé à un moment où les relations entre Paris et Tripoli s’étaient améliorées, avec notamment une rencontre officielle entre Kadhafi et le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, en décembre 2007. Depuis, il a été allégué que la campagne électorale de Sarkozy cette année-là a reçu jusqu’à 50 millions d’euros de paiements illicites de l’État libyen, et en mars 2018, il a été inculpé pour des délits de corruption.
À l’inverse, la couverture médiatique n’a absolument pas tenu compte du fait que le soutien aux dictateurs en Afrique est non seulement de rigueur pour la France, mais qu’il s’agit en fait de la politique officielle du pays depuis des décennies.
Connue sous le nom de « Françafrique », elle a été inaugurée en 1959, lorsque Paris a commencé à accorder l’autonomie à ses anciennes colonies et à ses possessions impériales dans le monde entier – dans de nombreux futurs États, cela a suivi des années de luttes armées brutales pour l’indépendance, tandis que dans d’autres, notamment en Algérie, les conflits ont fait rage pendant un certain temps par la suite. La même année, le président Charles de Gaulle a créé une unité spéciale, baptisée « cellule africaine », qui lui rendait directement compte et était chargée de maintenir l’influence économique du pays sur son « pré carré » (arrière-cour).
Depuis lors, la France a tenté de maintenir cette influence par le biais de vastes réseaux politiques, commerciaux, financiers, militaires et de renseignement répartis sur tout le continent, soutenant des gouvernements complaisants, corrompus et répressifs au moyen d’élections truquées, de coups d’État, d’assassinats et d’actions militaires. Entre 1960 et 2020, Paris a lancé 50 interventions ouvertes distinctes pour protéger les dirigeants qu’elle avait choisis en Afrique. Les chiffres concernant les activités clandestines menées pendant cette période ne sont pas disponibles.
Le Tchad offre un exemple particulièrement palpable de la Françafrique en action. Bien qu’il ait ostensiblement obtenu son indépendance en août 1960, le pays a vu des troupes y être régulièrement envoyées depuis, afin de protéger les dictatures successives et de faire respecter leur pouvoir.
En mai 2016, les Chambres africaines extraordinaires ont déclaré Hissène Habré, président du Tchad entre 1982 et 1990, coupable de viols, d’esclavage sexuel et d’avoir orchestré le meurtre d’au moins 40 000 personnes pendant son mandat, et l’ont condamné à la prison à vie au Sénégal. Avant sa violente prise de pouvoir, il avait passé de nombreuses années à la tête du Conseil de commandement des forces armées du Nord, une milice rebelle qui a commis de nombreuses atrocités et s’est rendue tristement célèbre pour avoir pris des Européens en otage.
En 1974, le Conseil a notamment enlevé l’archéologue française Françoise Claustre. L’année suivante, la France a envoyé le commandant Pierre Galopin, conseiller du président tchadien de l’époque, Ngarta Tombalbaye, pour négocier sa libération. Au lieu de cela, il a été pris en otage, puis exécuté par les forces de Habré quelques jours seulement avant que Tombalbaye ne soit lui-même assassiné par des officiers de l’armée.
Cependant, Paris a choisi de soutenir Habré, fournissant à son gouvernement un important soutien militaire et de renseignement, aidant le régime à écraser les troubles internes et les tentatives d’incursions des troupes libyennes dans le nord du pays. En outre, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), le service de renseignement extérieur de la France, a fourni une formation et un soutien étendus à la nouvelle police secrète du président, la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), parfois sur son propre sol.
Les méthodes de torture couramment utilisées par la DDS consistaient notamment à brûler les détenus avec des objets enflammés, à leur pulvériser du gaz dans les yeux, les oreilles et le nez, à les obliger à avaler des quantités excessives d’eau et à les forcer à mettre la bouche autour des tuyaux d’échappement des voitures en marche. Les dossiers de l’agence, récupérés par Human Rights Watch en 2001, révèlent qu’au moins 1 208 personnes ont été tuées ou sont mortes en détention, et que 12 321 ont été victimes de graves violations des droits de l’homme.
En 1983, la France a lancé l’opération Manta, son plus grand engagement militaire en Afrique depuis la guerre d’indépendance algérienne, afin de supprimer les factions rebelles soutenues par la Libye au Tchad. Au cours de cette opération, les troupes françaises ont été directement impliquées dans de nombreux abus graves commis par les forces gouvernementales, et des avions français ont été utilisés pour transporter des soldats ennemis capturés afin de les interroger, les torturer et les exécuter.
Trois ans plus tard, l’opération Epervier a été lancée pour se défendre à nouveau contre l’avancée des forces libyennes. La France a ensuite maintenu une présence militaire permanente au Tchad jusqu’en 2014, avec des milliers de soldats et une constellation de bases militaires réparties dans tout le pays. Les moyens de l’opération se sont avérés décisifs pour aider le président de l’époque, Idriss Deby Itno, à repousser les assauts des rebelles sur N’Djamena, la capitale du pays.
Itno – qui a chassé Habré en 1990 – était l’un des nombreux Tchadiens ayant reçu une formation militaire en France. Il a été tué en avril alors qu’il commandait des forces combattant les rebelles, dix jours après avoir remporté haut la main sa sixième élection présidentielle, à l’issue d’un scrutin largement critiqué comme étant truqué. « Je sais d’avance que je vais gagner, comme je l’ai fait au cours des trente dernières années », avait-il déclaré pendant la campagne.
Le président français Emmanuel Macron a assisté à ses funérailles, ainsi que les dirigeants du Burkina Faso, de la Mauritanie, du Mali et du Niger, tous des États qui accueillent actuellement des troupes françaises sous les auspices de l’opération Barkhane, qui a prolongé les vrilles de l’opération Epervier dans la région du Sahel. Leur présence est de plus en plus mal accueillie par les populations locales et a donné lieu à d’importantes protestations, mais il est peu probable qu’elles partent de sitôt. Comme l’a déclaré l’ancien président Jacques Chirac en 2008, « sans l’Afrique, la France glissera au rang de troisième puissance [mondiale] » – une perspective réaffirmée par un rapport officiel du Sénat français de 2013, intitulé « L’Afrique est notre avenir ».
En tant que tels, les procès des cadres français inculpés pourraient donner lieu à des révélations très intéressantes, notamment pour savoir si la fourniture d’équipements de surveillance aux gouvernements égyptien et libyen a été autorisée, voire carrément dirigée, par des politiciens, des espions et/ou des officiers militaires français.
Si ce n’est pas le cas, ils ont au moins beaucoup à offrir pour leur défense. Selon le ministère britannique des affaires étrangères, du Commonwealth et du développement, le régime du président égyptien al-Sisi, depuis sa prise de pouvoir lors d’un coup d’État sanglant en 2013, est caractérisé par une escalade de la torture, des brutalités policières, des disparitions forcées, des décès en détention et d’autres horreurs. Sur la population carcérale du pays, qui compte environ 106 000 personnes, 60 000 sont des prisonniers politiques, et les lois sur la sécurité nationale permettent d’incarcérer des personnes sans inculpation ni procès pendant une période pouvant aller jusqu’à deux ans.
Pourtant, ce n’est qu’en décembre 2020 que Macron a accueilli al-Sisi pour une visite d’État de trois jours à Paris. Le boucher du Caire a remercié son « cher ami » pour l' »accueil chaleureux » qu’il avait reçu, tandis que le président a rejeté les appels à lier les ventes d’armes à l’Égypte aux droits de l’homme. On ne peut s’empêcher de penser à l’observation de Balzac selon laquelle « les manières sont l’hypocrisie des nations », ou encore à celle de La Rochefoucauld selon laquelle « nous ne confessons nos petites fautes que pour nous persuader que nous n’en avons pas de grandes ».
RT, 23 juin 2021
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