En mémoire des femmes algériennes combattantes de la liberté
Traiter d’un sujet sensible comme la guerre d’indépendance algérienne sous la forme d’un roman graphique peut sembler irritant au premier abord. Mais « Algériennes » – maintenant traduit du français en anglais par Ivanka Hahnenberger – défie toutes les idées préconçues sur les limites de ce genre.
Par Richard Marcus
Algériennes (Eng : Algerian Women) est principalement consacré aux femmes dans la guerre d’indépendance algérienne, comme le suggère le titre. De nombreuses publications ont été consacrées aux femmes qui ont enduré les plus grandes souffrances sur le front intérieur ou qui ont été victimes d’abus pendant la guerre. Les récits de femmes qui ont participé activement à la lutte pour la libération sont toutefois rares. Le fait que les histoires racontées dans le roman graphique soient vraies, ou du moins basées sur les expériences de personnes réelles, le rend encore plus fascinant.
Nous faisons d’abord la connaissance de Béatrice, la fille d’un homme qui a servi dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Un jour, elle tombe sur un article de journal sur cette guerre qui la bouleverse. Entre autres choses, il indique qu’il existe un terme défini pour les enfants des soldats de l’armée française en Algérie, les « enfants d’appelés ». Lorsqu’elle veut parler à son père de la guerre, il la rejette.
Un voyage de découverte
Sa mère est différente : elle raconte des fragments de son séjour en Algérie, notamment le fait qu’elle a failli être victime d’un attentat à la bombe alors qu’elle voyageait avec la sœur de Béatrice dans un landau. Si elle veut en savoir plus, dit-elle, elle doit contacter un ami algérien. Ainsi commence le long voyage de Béatrice à la recherche de la vérité sur la guerre d’Algérie.
L’ami de sa mère s’avère être l’un de ces Algériens qui se sont rangés du côté des Français et ont dû quitter le pays après l’indépendance algérienne, laissant derrière eux leur maison et leur ancienne vie.
Le père de Béatrice avait à l’origine combattu pour les insurgés. Lorsqu’un groupe rival décapite le frère de son père, celui-ci devient un harki, c’est-à-dire un partisan de la France dans la guerre d’Algérie. La famille a été emmenée en France après la guerre pour être protégée des représailles.
Lorsque Béatrice entend l’histoire de sa mère, elle prend la décision de se rendre elle-même en Algérie pour en savoir plus. Grâce à une rencontre fortuite avec une femme au monument des martyrs à Alger, qui commémore les morts de la guerre d’indépendance, Béatrice entre en contact avec un certain nombre de femmes qui ont vécu le conflit.
Elle rencontre d’abord un ancien combattant de la liberté (moudjahida en algérien) qui a combattu aux côtés des hommes. Cette femme ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’agit des soi-disant « héros de la révolution ». Elle commence par raconter comment elle et d’autres se sont radicalisés pendant leur jeunesse en réaction au racisme des maîtres coloniaux français.
Mais ce n’est qu’après que son père a été arrêté et torturé par les Français qu’elle a rejoint la résistance – peu de temps avant d’être elle-même emmenée par l’armée française. Elle s’est vite rendu compte que les résistants algériens ne valaient guère mieux que les Français, surtout en ce qui concerne les femmes.
Certains révolutionnaires sont plus égaux que d’autres
La première chose qu’ils ont faite est de lui demander de passer un test de virginité, ce qu’elle a refusé. Même parmi les insurgés, les femmes sont encore tenues de servir les hommes et d’effectuer des tâches subalternes. Les hommes étaient préoccupés par le pouvoir et par le fait de laisser leur empreinte dans l’histoire : Il n’y avait pas de place pour le rôle de soutien des femmes dans la résistance. Quand l’un de ses amis a été tué, les moudjahidines en ont eu assez et ont fui.
Au cours de son pèlerinage en Algérie, Béatrice rencontre une Française qui est restée en Algérie après la guerre parce qu’elle y avait trouvé sa place. Elle est l’une des dernières résistantes. Son histoire touche particulièrement le lecteur. Au cours d’un échange de tirs avec des soldats français, la femme a été blessée et a d’abord reçu des soins médicaux, non pas par pitié, toutefois, mais pour lui extorquer ensuite des informations sous la torture. Un soldat la prend en pitié et parvient à convaincre un médecin de l’admettre à l’hôpital.
Normalement, on ne s’attend pas à ce qu’un roman graphique enseigne l’histoire ou explique des faits historiques. Mais dans ce cas, le texte de Swann Meralli et les dessins de Zac Deloupy parviennent à faire les deux. Tout d’abord, ils nous donnent une vision impartiale du conflit du point de vue des femmes qui y ont survécu. Les auteurs n’hésitent pas à parler des atrocités commises par les deux camps dans une guerre qui est toujours considérée comme l’une des guerres révolutionnaires les plus brutales du XXe siècle.
Des images obsédantes de l’illustrateur Zac Deloupy.
Les romans graphiques s’appuient sur le mariage des mots et des images. C’est donc le cas ici. Parfois, les images racontent même une histoire à part entière. C’est là que brillent les qualités artistiques de l’illustrateur, blogueur et dessinateur Zac Deloupy. Ses images sont aussi obsédantes qu’évocatrices. Nous reconnaissons en elles le désespoir, la haine, la douleur, mais aussi l’humanité que ces femmes ont éprouvée.
Certaines des scènes représentées sont d’une clarté qui pourrait perturber les lecteurs sensibles. Mais l’intrigue se déroule dans une période sombre, et la décision de la montrer dans ses excès sans rien ajouter de superflu est justifiée.
Les auteurs sont manifestement soucieux de ne pas dépeindre les femmes combattantes de la liberté comme des victimes qui subissent passivement leur sort. Ces femmes ont agi par conviction et dans l’espoir d’un monde meilleur. Pour beaucoup trop d’acteurs, la révolution était moins une libération qu’une prise de pouvoir. Pour les auteurs, il est clair que les femmes, contrairement aux hommes, se sont accrochées plus longtemps à leurs idéaux.
Algériennes de Swann Meralli et Zac Deloupy peut en déranger certains : il ne dresse pas un tableau noir et blanc de la guerre d’indépendance algérienne avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Mais l’œuvre est peut-être l’une des représentations les plus fidèles de cette guerre que l’on ait pu lire ou voir depuis longtemps.
Ce roman graphique n’est certainement pas destiné à un public plus jeune. Mais c’est un brillant exemple de la façon dont un roman graphique peut parfois raconter une histoire plus efficacement que la prose pure.
Richard Marcus
Qantara.de, 24 juin 2021
Etiquettes : Algérie, Guerre d’Algérie, bande dessinée, BD, colonisation, colonialisme,