Institut Montaigne: quand le Maghreb entre en ébullition

Algérie, Maroc, Tunisie: quand le Maghreb entre en ébullition

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Depuis le début de l’été, les États du Maghreb traversent une période de forte instabilité. La pandémie y a exacerbé des difficultés préexistantes dont témoignaient le hirak algérien de 2019, la révolte du Rif marocain en 2017 et l’instabilité politique et sociale tunisienne depuis 2011. Partout, la corruption, les inégalités et la pauvreté, notamment des régions rurales, minent le pacte social. Avec la crise sanitaire, l’arrêt de l’économie et la chute drastique des prix du pétrole, cette instabilité a encore augmenté.

Dans ce contexte tumultueux, que signifient la crise institutionnelle qui secoue la Tunisie depuis un mois et la rupture des relations diplomatiques entre l’Algérie et le Maroc, intervenue cette semaine ? Quelles conséquences pour l’Europe et la France ? Explications de Hakim El Karoui, Senior Fellow à l’Institut Montaigne et auteur de la note La stabilité du Maghreb, un impératif pour l’Europe.

Les ingrédients d’un cocktail explosif

L’Algérie, tout d’abord, apparaît aujourd’hui fragilisée sur le plan politique. S’il a conduit au départ d’Abdelaziz Bouteflika, le hirak apparu en 2019 n’a pas abouti à de réels changements institutionnels, et la question de la transition vers un régime plus efficace et représentatif des aspirations du peuple algérien demeure pendante. C’est dans ce contexte qu’est survenue la pandémie, aux conséquences dévastatrices pour l’Algérie : au-delà de la difficile gestion de la crise sanitaire, l’effondrement du prix des hydrocarbures a mis à mal l’économie, tandis que les ressources manquent à présent pour relancer la consommation. S’ajoutent à ce tableau les feux de forêt qui ont ravagé la Kabylie en août, catastrophe naturelle sans précédent au bilan humain dramatique, puisque l’on dénombre 100 morts dont 30 militaires, et qui a en outre ravivé la question des relations difficiles de cette région avec le pouvoir central.

Le Maroc, lui, bénéficie d’une situation politique plus apaisée ; la crise sanitaire y a été bien gérée grâce à la mise en place d’un confinement strict et à une campagne de vaccination menée très tôt, puisque les essais cliniques du vaccin chinois Sinopharm ont été effectués dès novembre 2020.

Plusieurs événements diplomatiques ont cependant attisé les tensions régionales au cours des derniers mois : citons ainsi la signature par le Maroc des accords d’Abraham, marquant la normalisation de ses relations avec Israël, la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, ou encore le rapprochement économique opéré avec la Chine : au cours des trois dernières années, le volume des échanges commerciaux entre les deux pays a progressé de 50 %.

La Tunisie, enfin, est confrontée à une double crise : politique, tout d’abord, avec une défiance marquée de la population et de l’exécutif vis-à-vis du gouvernement soutenu par le parlement, mais aussi financière, l’État tunisien, fortement endetté, peinant aujourd’hui à trouver de nécessaires financements supplémentaires. C’est dans ce contexte que le variant delta a fait des ravages en juin et en juillet.

L’été de toutes les tensions

C’est dans ce contexte éruptif que le président tunisien Kaïs Saïed a limogé le 25 juillet le gouvernement Mechichi et suspendu le Parlement, invoquant un double danger sanitaire et politique pour s’octroyer les pleins pouvoirs en vertu de l’article 80 de la Constitution, dont les dispositions lui permettent de « prendre les mesures qu’impose l’état d’exception » « en cas de péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » : une décision soutenue par 91 % des Tunisiens, selon un sondage Sigma Conseil / Le Maghreb du 17 août. Le 26 août, Kaïs Saïed annonçait prolonger le gel du Parlement jusqu’à nouvel ordre, plongeant la Tunisie dans l’inconnu.

Les risques sont multiples, à commencer par celui de la banqueroute, la Tunisie peinant à trouver des créanciers au-delà des promesses des États du Golfe qui, pour l’instant, ne se sont pas réalisées. Et la popularité de Kaïs Saïed, fondée sur la promesse d’une lutte contre la corruption et d’une redistribution des fruits de cette lutte, pourrait s’étioler à mesure que la perspective de redistribution des fruits de la lutte anti-corruption s’éloigne, exposant le président au risque d’un mécontentement populaire massif qui pourrait avoir des conséquences politiques.

L’été fut tout aussi agité en Algérie et au Maroc, puisque l’Algérie annonçait le 24 août avoir rompu ses relations diplomatiques avec son voisin. Une querelle opportune pour le gouvernement algérien, qui, en pointant du doigt tantôt un mouvement autonomiste kabyle soutenu par le Maroc, tantôt la politique marocaine de rapprochement avec Israël, détourne l’attention des graves difficultés économiques et institutionnelles que traverse le pays.

Le Maroc, lui, continue de son côté de renforcer son positionnement et son indépendance en tissant des liens étroits avec les grandes puissances, qu’il s’agisse de la France, des États-Unis avec les accords d’Abraham, ou encore de la Chine. L’affaire Pegasus, enfin (où le Maroc a été accusé – ce qu’il a nié – de s’être appuyé sur une technologie développée par la société israélienne NSO pour déployer une opération d’espionnage de grande envergure, NDLR) démontrerai la normalisation en cours des relations israélo-marocaines.

Le destin de l’Europe est intimement lié à celui du Maghreb

Quelles conséquences ces dynamiques régionales emporteront-elles pour l’Europe ? Comment cette dernière doit-elle réagir face aux risques que soulèvent les situations tunisienne, algérienne et marocaine ? En Tunisie, si les États européens, qui craignaient l’émergence d’un mouvement populaire ou la survenue d’un coup d’État militaire, furent tout d’abord soulagés par la décision du président Saïed, leur patience pourrait bien s’amenuiser si la situation perdurait sans que soient mis en œuvre des changements concrets. Pour autant, ni la France ni l’Europe ne disposent de moyens de pression significatifs : le président Saïed, mal connu des Européens et jugé très nationaliste, a besoin d’une poursuite de la coopération et d’un soutien financier. Plus qu’une éventuelle pression diplomatique, c’est la pression économique intérieure qui fera bouger les lignes. Un groupement de pays amis, qui devra compter la France, l’Allemagne et l’Italie, mais aussi l’Algérie et les États du golfe, devrait établir rapidement un dialogue avec le président Saïed pour encourager une transition institutionnelle rapide qui devra s’accompagner de réformes économiques substantielles en échange du soutien financier dont a besoin la Tunisie.

Au-delà de leur vivacité de façade, les tensions entre l’Algérie et le Maroc, quant à elles, doivent être relativisées : cela fait près de trente ans déjà que la frontière entre les deux États est fermée, et le risque d’escalade du conflit apparaît dès lors minime. En outre, l’Europe n’a que peu de marge de manœuvre face à cette situation : l’Algérie doit poursuivre sa transition politique et institutionnelle, et elle le fera seule.

L’Europe doit demeurer très attentive à la situation du Maghreb.

Pour autant, l’Europe doit demeurer très attentive à la situation du Maghreb. Tandis qu’elle se prémunissait d’une grave crise économique et sociale en s’auto-attribuant 15 points de PIB de soutien public, les États à revenus intermédiaires qui se trouvent à ses portes ne pouvaient, eux, débloquer que 2 à 4 points de PIB de soutien public, dans une situation économique et sociale d’ores et déjà désastreuse, et aggravée encore, dans les cas algérien et tunisien, par les fragilités institutionnelles que l’on connaît.

Il n’est pas anodin, pour l’Europe, de constater que le PIB tunisien a décliné de 8 % l’an dernier et que l’on prévoit -6 % cette année. De tels chiffres sont propices à l’apparition de mouvements populaires et de crises politiques, sociales et économiques majeures dont l’Europe, qui entretient avec la région des liens extrêmement étroits, ressentira nécessairement les effets. Le constat se vérifie également sur le plan sanitaire : tant que le Maghreb sera en proie à la crise sanitaire, l’Europe demeurera exposée au risque d’une recrudescence de l’épidémie.

Il est donc indispensable et urgent, pour l’Europe comme pour la France, de se montrer bien plus actives dans la promotion d’une politique vaccinale à destination de l’étranger proche ; cette politique doit s’accompagner par ailleurs d’un important soutien financier. Car si tous les regards sont aujourd’hui tournés vers l’Afghanistan, l’Europe et la France seraient bien inspirées de ne pas négliger le Maghreb : ce qui s’y joue aujourd’hui peut avoir pour elles des conséquences infiniment plus importantes que la terrible crise afghane.

Institut Montaigne, 01/09/2021

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