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Par : Kamel Daoud*
Étrange maladie des perceptions : à force de nous raconter l’histoire de notre guerre de Libération, on pense déjà que toute libération ne se fait qu’au prix de la guerre. À qui ? À n’importe qui.
On a la certitude irrationnelle et intime qu’être libre ne se fait pas au prix du travail, de l’effort, de l’intelligence, de la créativité, de la construction d’un État heureux et fort. On a la conviction que tout est affaire de luttes et de défaites, même l’amour et les preuves de la tendresse, même le sommeil ou la paix heureuse.
On est enfermé dans cet imaginaire épique du sacrifice, de l’héroïsme et de la mort qui mènent au Paradis. Mais encore ?
La guerre, à force d’être un récit, des images d’archives, des stèles fières et froides, des discours enflammés, des médailles et des commémorations, des pensions et de la vanité, des jours de féerie et des jours de gloire, la guerre s’est désincarnée, fut vidée de son crime sublimé. Elle a perdu son odeur de décomposition des entrailles à l’air, sa couleur de sang sur la peau et pas en dessous, ses bruits qui déchirent les nouveau-nés et leurs immenses coûts.
On n’en retient que le goût vantard et la preuve que la mort est une cascade, une figuration, un effet secondaire passager. On oublie, on efface le goût amer et de fer, on rappelle le goût de la bravade, le goût “historique”, national, triomphant et inaugural. C’est alors qu’on en rêve pour devenir une stèle ou mériter un verset. Non seulement en croyant qu’elle fut tout le passé, mais qu’elle peut être un bel avenir. On la mène contre la France imaginaire, contre son voisin de palier, contre une femme qui passe, un homme trop riche et, depuis peu, contre le Maroc.
Laissons de côté les raisons “politiques”, les griefs ou les explications. Retenons, chez nous, juste cette habitude à l’exaltation, ce goût immodéré pour la belligérance, cette imaginaire qui croit tout résoudre par une guerre. On a eu un pays avec une guerre ? Alors, l’idée nationale est qu’on peut tout résoudre avec une guerre. D’ailleurs, l’Algérie est le pays où les armes circulent le plus dans les songes.
Le récit escamote le fait que la guerre est un cadavre, des corps, des pertes, des chagrins, des deuils, des hurlements de veuves et des ponts brisés. Que ce n’est pas un film. Que ce n’est pas la bataille d’Alger avec cette fin en manifestations heureuses et fières.
Non. La guerre, c’est autre chose que nous masquent l’autofiction, la sublimation. Ce n’est pas un drapeau mais des tombes et où parfois même les tombes sont un luxe. De part et d’autre. Ce n’est pas une guerre sacrée car il n’y a rien de sacré dans une guerre. Quelles que soient ses raisons. Alors, aujourd’hui, arrêtons d’en rêver. Ce n’est pas un rêve que de rêver faire la guerre. C’est juste une impuissance à rêver la vie. Faire la guerre au Maroc, tous l’évoquent presque comme une fatalité à venir, un argument, une menace et une épopée qui va permettre aux plus jeunes d’être très vite des anciens. Misères et ignorances. Ce chemin tuera beaucoup et il n’y aura pas de vainqueurs que le sable et le vent.
Ceux qui opposent aujourd’hui, à cette éventualité nourrie, des doutes, des sourires intelligents ou des haussements d’épaules en répétant, las et hautains, que ce n’est pas “possible parce que… etc.” se trompent aussi : rien n’arrive aussi vite, aussi accidentellement que la guerre. Et, aujourd’hui, ce cauchemar est vendu par tous : hypernationalistes, islamistes, réseaux sociaux, etc. On s’étonnera plus tard, après les premiers morts, que le délire ait pu toucher les plus lucides, comme on s’étonne, après la catastrophe, de la vitesse du feu lors d’un incendie ou de la rapidité de l’eau lors d’une inondation. On y a à peine le temps de prendre ses enfants à bras-le-corps. C’est ainsi lorsque la guerre prend les cœurs et leur donne des armes pour les faire battre et se battre.
La guerre avec le Maroc ? Le Maroc qui fait la guerre à l’Algérie ? C’est la même chose, le même crime, le même rêve pour détourner les regards et les fleuves morts. C’est ce qui rend la chose possible : sa parodie pour le moment, sa fiction, le triomphe de son épopée, sa déréalisation, son modèle.
La guerre est vécue par certains comme si elle était la mer à prendre pour aller au Paradis, une “réparation” de l’affront fait à l’ego, une façon de vivre quand on ne vit pas, un retour au passé. Et c’est tout le danger. On opposera à l’alerte l’évidence des rues calmes, des esprits encore lucides de part et d’autre, de la haine qui n’est encore que “politique” ou numérique, mais cela n’est jamais une garantie. Une étincelle est toujours infinitésimale comparée à l’infinité placide d’une forêt.
Ce rêve de guerre qui prétend au sens de la vie, cette guerre rêvée contre le Maroc, Israël, n’importe qui, est un dangereux rêve national, un mythe suicidaire qui confond la fierté avec le meurtre. Aujourd’hui, cette envie de guerre est des mots, des slogans, des manières de joies collectives, des regards. Réformer se dit “faire la guerre à”. Jouer au football aussi. Une équipe nationale est composée de “guerriers du Sahara”, etc.
Le mot contamine gangs de quartiers, virilisme, machisme, élections, discours des médias, souvenirs et présence au monde, imaginaires et perceptions de l’altérité, militantisme “démocratiques” et lutte contre les feux de forêt. Comme si tout était guerre. Comme si la paix ne pouvait être que pour les morts et les pierres. Comme si pour vivre il fallait être tué et tuer. Comme si c’était là l’unique possibilité de l’union sacrée, du retour au ventre de l’union heureuse, du sens et de la victoire.
Souvenons-nous : enfin seuls, enfin libres, enfermés et sans issue vers le bonheur et la pluralité, nous avons été capables de faire la guerre à nous-mêmes, les uns contre les autres. Nous avons, pendant dix ans de solitude, réinventé la France, la traîtrise, le maquis et la négociation, la “disparition” et la “pacification”. C’est dire combien ce souvenir nous possède, combien il risque encore de le faire et combien il faut l’exorciser pour enfin vivre et construire.
*Ecrivain
Liberté, 09/09/2021