Novembre ou le message de Jugurtha – Hier comme aujourd’hui, c’est l’Histoire que l’on convoque pour interpréter les faits actuels. On la manipule aussi, on l’instrumentalise à rebours de ce qu’elle nous apprend quand on est résolu à chercher ou à approcher sa vérité.
Hier comme aujourd’hui, c’est l’Histoire que l’on convoque pour interpréter les faits actuels. On la manipule aussi, on l’instrumentalise à rebours de ce qu’elle nous apprend quand on est résolu à chercher ou à approcher sa vérité.
L’Histoire est une suite d’évènements sans fin. Elle est le témoin de la vie des nations, de leur grandeur, mais aussi des faiblesses qui précèdent leur disparition. On ne peut changer le cours du passé, mais l’avenir de l’humanité appartient à tous ceux qui savent tirer les enseignements et fonder de nouveaux rapports à l’Histoire que nous écrivons.
La civilisation européenne a largement utilisé les apports de la civilisation musulmane, née aux confins du Maghreb musulman, ayant duré près de huit siècles.
Son point d’aboutissement coïncide avec la renaissance de l’Europe occidentale et de sa pire créature : le colonialisme. En moins d’un siècle, les pays européens étendront leur domination sur l’ensemble du monde et, en particulier, sur les pays musulmans.
Au cours de cette période, alors que les dessous de cartes de la Méditerranée sont peu à peu discernés, les stratèges militaires européens, de façon générale, les Espagnols, en particulier, ne sous-estiment pas l’émergence des Turcs-Ottomans qui, tel un mouvement de balancier, ont pris du poids à l’autre bout de l’Europe, dans les Balkans (la Grèce, la Serbie, la Bulgarie actuelles). Un peuple avec lequel nous, Maghrébins, allons partager plus de trois siècles d’existence, sous sa domination (ou sa tutelle).
Revenons à ce qui nous touche de plus près
Les princes d’Alger, de Tlemcen, de Béjaïa et de Tunis ont pris conscience de l’état de délabrement avancé de leurs territoires, de la posture hypothétique de leurs pouvoirs. Ils ont examiné, au cours de leurs longs conciliabules, les dangers de l’expansion chrétienne et de la politique inquisitrice, menée sans rapport avec les enseignements religieux qu’elle prétend étendre…
Arroudj prend Alger et Kheir-Eddine, à sa suite, lance un programme d’équipement à travers toutes les villes. Alger bénéficie d’une attention particulière que ses successeurs poursuivent jusqu’au dey Hussein, le dernier de la lignée des sultans turcs en Algérie.
La présence turque a permis de délivrer le pays des Espagnols, accrochés aux villes côtières, Alger de 1509 à 1518, Béjaïa de 1510 à 1545 et Oran de 1509 à 1709.
Cette présence ne se manifeste pas par une politique coloniale au sens de peuplement et d’accaparement des terres, mais sa politique fiscale ingrate, ajoutée à l’arbitraire comme mode opératoire de la collecte d’impôts, détruit la cohésion sociale, menace ou hypothèque le champ vivrier. Le règlement d’un contentieux judiciaire devient aléatoire. Cette situation, les Maghrébins l’ont déjà vécue au cours de leur longue histoire.
La politique suivie par les Turcs-Ottomans a souvent été méprisante ; elle a véhiculé des ressentiments que les populations assimilent à la détestation du régime colonialiste. L’amertume se développe, la résistance à l’oppression aussi.
Le Maghreb découvre le statut de vassal à l’intérieur de son sol historique. Il va découvrir, bientôt, la sous-traitance pour le compte de l’Empire ottoman et permettre à celui-ci de tenir un rôle dans le concert européen, en s’engageant avec François 1er, roi de France(1) (1515-1547). Et voilà que les Maghrébins, Algériens et Tunisiens, constituent «un second front» contre l’Empire hispano-allemand, assailli, par ailleurs, en Europe centrale et en Méditerranée.
Le temps s’écoule et Kheir-Eddine passera bientôt le flambeau. Disons encore ce mot sur ce souverain : les qualités d’homme d’État et de fondateur d’Alger (sur les restes de la ville de Bologuine ibn Ziri) lui sont reconnues et son souvenir est honoré dans les pages turco-ottomanes d’histoire de notre pays.
Les relents d’un régime colonialiste
La Régence, État national militaire, traîne comme un boulet un pays pour lequel elle n’a conçu ni réforme structurelle, ni stratégie économique, ni encore, tant s’en faut, de politiques sociale et culturelle ou encore moins un développement de la connaissance, de la production intellectuelle ou artistique. Les Turcs sont davantage attachés à leurs commerces, essentiellement orientés vers la course et la piraterie. Ils ne peuvent imaginer engendrer un quelconque profit d’une activité intellectuelle.
Les autochtones cherchent à survivre dans un climat souvent de terreur qui ne facilite guère l’accès à la science ou aux arts. Sécheresse culturelle quasi totale qui sera compensée par l’apprentissage du Coran dans les confréries religieuses (zaouïas). Certaines de ces dernières dispensent un enseignement de haute teneur intellectuelle.
À cette époque-là, la France, de son nom adopté sous Philipe Auguste au XIIe siècle, était encore sous le régime de Royaume de droit divin dans lequel le roi dispose d’un pouvoir absolu. C’est la Révolution française, en 1789, qui mit un terme à ce régime et c’est « le 17 juin 1789, que se constitue, par le serment du Jeu de paume, la première unité politique se réclamant du peuple français : c’est l’acte de naissance de l’État actuel».(2)
À cette époque, aussi, Béjaïa, la capitale berbère, hafside, ouvrit ses portes au célèbre mathématicien italien Leonardo Fibonacci, venu acquérir les sciences auprès d’un des illustres enseignants de la ville, un savoir qui a permis le décollage de l’Europe
Que nous réserve l’avenir ?
Qu’avons-nous fait depuis 1962 pour déconstruire l’œuvre culturelle coloniale et prouver qu’elle s’inscrivait dans un long processus d’aliénation historique et d’annihilation de notre propre anthropologie culturelle et linguistique ?
La célébration du 1er Novembre 1954, date de l’unification de toutes les forces du pays depuis la défaite du roi Jugurtha, mort en 104 av. J.-C., à Rome, après huit années de résistance, et celle de l’Émir Abdelkader qui a vainement tenté d’unifier les États régionaux de l’ensemble du territoire, est une date qui nous invite à une introspection historique pour capitaliser sur les leçons de notre propre histoire et celles d’autres pays.
Le message de Jugurtha et les hommes de Novembre
Novembre 1954 n’est pas si loin, et ses innombrables leçons sont, sans aucun doute, bien apprises ! L’une de ces leçons dont se sont nourris les hommes de Novembre se résume dans le message de Jugurtha, à savoir «Résistance, liberté et unité contre le colonialisme, injuste et oppresseur». «L’Émir Abdelkader, lui aussi, avait combattu le colonisateur français, pendant une quinzaine d’années. C’est dire son héroïsme et son courage. Cependant, il a fini par connaître le même sort que Jugurtha, puisque, lui aussi, il fut trahi par les Français en croyant à leur ‘’loyauté’’.»(3)
Le message de Jugurtha, livré par toutes les péripéties de son combat pour la liberté, est dramatiquement d’actualité pour nous. Il est triple. Il est, d’abord, un vibrant appel à la résistance contre tout occupant étranger. Car toute occupation étrangère se traduit, partout, par les mêmes effets destructeurs des structures politiques, économiques et culturelles du pays occupé pour finir par porter atteinte jusqu’aux fondements de son identité.
Une résistance aussi longue que nécessaire et par tous les moyens est le seul moyen à opposer à l’ennemi. Jugurtha, lui-même, durement imprégné de cette réalité, mena une résistance contre l’occupation romaine jusqu’à sa capture, après 8 ans de guérilla, et sa mort dans les prisons de Rome dans d’affreuses souffrances.
Il est, ensuite, un fier appel au recouvrement de la pleine souveraineté du pays sur ses richesses et contre toute forme d’exploitation étrangère, reprenant de la sorte la fameuse devise de son grand-père, Massinissa : «L’Afrique aux Africains.» Rome, en effet, disposait à sa guise du pays de Jugurtha, d’abord, de ses produits agricoles (ne disait-on pas que ce pays est «le grenier de Rome»), ensuite, de ses hommes qu’elle enrôlait dans ses légions pour les envoyer, comme chair à canon, guerroyer à travers l’Empire.
Cet appel retentira dans l’Histoire pour devenir, au XXe siècle, le leitmotiv de tous les pays sous domination étrangère : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Il est, enfin, un douloureux appel à l’unité des rangs dans le combat commun pour éviter de donner à l’ennemi l’occasion de mettre en application la devise bien connue de toujours, car toujours efficace : «Diviser pour régner.» Jugurtha vécut dans sa chair le résultat tragique de la désunion à travers la trahison du roi berbère voisin, Bocchus, (Boukechouche, son beau-père), qui l’invita chez lui pour ensuite le livrer aux Romains.
Tous les résistants algériens, plus particulièrement ceux de Novembre 1954, ont visiblement entendu et compris ce message pour le porter par des sacrifices suprêmes jusqu’ à l’indépendance. Aujourd’hui, nous devons nous-mêmes ne pas faire la sourde oreille à ce message sous peine de vivre les dangers contre lesquels il nous met bien en garde, car l’occupation étrangère est sous nos yeux en mesure de se renouveler dans ses formes sans changer dans ses effets.
L’Algérie de demain
En 1954, le continent africain demeure colonisé par les puissances européennes, mais en novembre de cette année, sur le sol d’Algérie, éclate une Révolution qui contribuera largement à changer, non seulement, le cours de notre histoire nationale, mais aussi l’évolution du monde. Nous ne sommes pas isolés dans le monde et notre soulèvement entraînera l’émancipation de l’Afrique entière. Il fallait de l’intelligence aux combattants de ce temps-là pour anticiper la redistribution des cartes qui allait se produire six ans plus tard à l’échelle continentale ; il fallait de l’ambition pour donner au peuple algérien un destin qui ne dépende que de ses propres choix ; il fallait une culture, largement partagée, pour puiser, dans les leçons de l’Histoire, la conviction que l’Algérie était un rêve qui avait habité les hommes et les femmes de ce pays, surtout lorsque la liberté leur était confisquée.
Et si, pour célébrer l’événement de cette date de renaissance, nous repartions vers nos origines, vers les grands noms qui attestent de notre existence en tant que nation dans l’acception moderne du terme ? Si nous redécouvrions les souffrances de celles et de ceux qui nous ont précédés sur notre terre ? Si nous refaisions un parcours dans notre antériorité pour que notre mémoire se rafraîchisse de ce qui nous est arrivé et de ce que nous avons appris comme leçons ?
Depuis l’épopée des héros de l’opposition à l’Empire romain tels que Massinissa et Jugurtha par exemple, jusqu’aux glorieux militants du mouvement de libération nationale, il se trouva à chacune des pages de notre histoire des hommes et des femmes qui nous ont poussés vers la liberté. C’est qu’ils avaient découvert l’identité de notre pays, ils avaient développé sa culture, ils avaient contribué à construire sa civilisation.
Cet écrit est une contribution à la célébration de cette date mémorable. Comme toute contribution, elle est appelée à prendre place dans les réflexions que les Algériennes et les Algériens ne manqueront pas d’alimenter à l’heure où le destin se forge dans le rougeoiement des incendies, sous les nuages noirs des menaces, mais aussi sur une terre, au milieu d’un peuple riche de possibilités encore insoupçonnées, mais que l’Histoire révèle à qui sait la lire.
K. Y.
1) En conflit ouvert avec Charles Quint
2) Jeu de paume reste l’un des moments forts de la Révolution française et un acte fondateur de la République.
3) Rédha Malek : Mohand Cherif Sahli est le précurseur de la critique historique.
Par Karim Younes
Le Soir d’Algérie, 31/10/2021
Be the first to comment