Les « accords d’Abraham »: Une « royale mésaventure »

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Le contexte. Alors que la Chine, la Russie et l’Iran croient l’heure venue de liquider l’hégémonie occidentale, les Etats-Unis et leurs alliés européens n’ont guère d’autre option stratégique que de soutenir l’axe entre Israël et les Etats arabes signataires des accords d’Abraham, souligne dans une tribune au « Monde », Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More.

Le 15 septembre 2020, les Emirats arabes unis, Bahreïn et Israël signaient à Washington les accords d’Abraham. En clair, il s’agissait d’instaurer des relations officielles entre les deux émirats du golfe arabo-persique et l’Etat hébreu, un triangle diplomatique consacré par un accord trilatéral. Non sans lucidité, les Emirats arabes unis initient ce processus.

Dans leur sillage, le Soudan et le Maroc ont depuis normalisé leurs relations avec Israël. Malgré les inclinations du prince héritier, l’Arabie saoudite n’a pas encore rallié cette initiative. « Protecteur des lieux saints de l’Islam », le roi Salman se montre prudent. Il entend aussi conserver cette carte pour négocier avec l’administration Biden.

Cela dit, les convergences israélo-saoudiennes sont effectives, avec de discrètes coopérations dans le renseignement et la sécurité. Voilà plusieurs années qu’un axe géostratégique entre Israël et les Etats du Golfe a pris forme. Il a pour objectif de contenir les ambitions irano-chiites au Moyen-Orient, du golfe Arabo-Persique au bassin Levantin, avec des implications en mer Rouge et jusqu’en Méditerranée occidentale.

Dans un premier temps, les accords de normalisation avec l’entité sioniste n’ont ramené aucun bénéfice aux pays arabes, loin s’en faut. Ces accords ont été fait sur le dos des Palestiniens et des Sahraouis. Alger a refusé la combine, dès le début de ce processus secret de normalisation, dont seulement quelques bribes ont été divulguées au grand public.

Le Maroc « bombe le torse »
Comme l’exprime si bien le politologue espagnol Ignacio Combrero, les accords d’Abraham ont fait croire au Maroc qu’il possédait désormais une puissance parmi les nations du monde. Cette illusion politique l’avait poussé à surmultiplié les actes belliqueux, notamment envers son voisin algérien. El Guerguerat, Pagasus, les actions diplomatiques hostiles, les liens avec le Mak, etc. ont été autant de motifs qui ont fait grincer Alger des dents.

Quelques mois après l’adhésion du Maroc à l’accord de Trump, la diplomatie marocaine commence déjà à déchanter face à un recalibrage de la politique étrangère de la part de Biden et une diplomatie disruptive menée par Tel Aviv.

Les problèmes internes qui se forment au Maroc, l’hostilité sociale envers l’entité sioniste, les limites politiques et économiques de la normalisation, etc. vont, au court terme, contraindre le roi Mohammed VI que les « accords d’Abraham, dits « accords du siècle » ont été une mésaventure royale et méprise magistrale sur les conséquences qu’il encourrait.

Genèse des accords secrets
Les accords d’Abraham sont deux traités de paix entre Israël et les Émirats arabes unis d’une part et entre Israël et Bahreïn d’autre part. Le premier, entre Israël et les Émirats arabes unis, est annoncé le 13 août 2020 par le président des États-Unis Donald Trump. Ils sont signés le 15 septembre 2020 à la Maison-Blanche à Washington, accompagnés d’une déclaration tripartite signée aussi par le président américain en tant que témoin.

Ces accords témoignent d’une évolution stratégique des États du Golfe accentuant, dans le contexte géopolitique global du Moyen-Orient, la césure entre les États sunnites et l’Iran chiite, et traduisant la faiblesse des Palestiniens pour obtenir que se concrétise la solution à deux États — un État israélien et un État palestinien comprenant une partie de la Cisjordanie, la bande de Gaza et Jérusalem-Est — soutenue par la plus grande partie de la communauté internationale.

Contexte et chronologie
Le 13 août 2020, le président américain, Donald Trump, annonce qu’Israël et les Émirats arabes unis normaliseront pleinement leurs relations diplomatiques et commenceront une coopération dans un large éventail de domaines, notamment le tourisme, l’éducation, la santé, le commerce et la sécurité. Le ministre d’État des Affaires étrangères des Émirats arabes unis, Anwar Gargash confirme l’accord des Émirats arabes unis pour normaliser leurs relations avec Israël, affirmant que son pays voulait faire face aux menaces qui pèsent sur la solution à deux États, en particulier l’annexion des territoires palestiniens, et exhorter les Palestiniens et les Israéliens à revenir à la table des négociations. Il indique aussi qu’il ne pensait pas qu’il y aurait une ambassade à Jérusalem avant qu’il y ait un accord final entre les Palestiniens et les Israéliens. De son côté, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou déclare que l’annexion des territoires palestiniens est simplement en pause.

Le 31 août, un « premier vol commercial El Al direct » entre Tel Aviv et Abou Dhabi permet à une délégation officielle américano-israélienne dirigée par Jared Kushner et dont fait partie le conseiller israélien à la sécurité nationale Meir Ben Shabbat, de rejoindre les Emirats arabes unis pour continuer les négociations. Leur objectif est de chercher des moyens de renforcer la coopération dans plusieurs domaines (aviation, tourisme, commerce, santé, énergie, sécurité). Jamal al-Musharakh, directeur du département de planification des politiques du ministère des Affaires étrangères émirati déclare que son gouvernement avait reçu « l’assurance » qu’Israël ne progresserait pas dans son plan d’annexion de larges zones de la Cisjordanie6.

Le 11 septembre, le président américain Donald Trump annonce l’instauration de relations diplomatiques entre Israël et Bahreïn.

Le 15 septembre est organisée à Washington la cérémonie formelle de signature à laquelle se joint Bahreïn. Lors de cette cérémonie, le ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis remercie Netanyahou d’avoir « arrêté » les plans d’annexion de la Cisjordanie dans le cadre de l’accord8 alors que le Premier ministre israélien déclare par ailleurs que l’annexion est simplement « reportée » et qu’Israël n’y a « pas renoncé ».

Les accords ont été rédigés par Jared Kushner, gendre de Donald Trump et organisateur de la cérémonie10. Dans le contexte de la tenue de l’élection présidentielle américaine dans moins de deux mois, la Maison-Blanche publie le 15 septembre une déclaration qui affirme que ces accords sont le résultat des efforts diplomatiques du président Trump la normalisation des relations d’Israël avec ses voisins va se poursuivre

Par ces accords, les Émirats arabes unis et Bahreïn sont les troisième et quatrième pays arabes, après l’Égypte en 1979 et la Jordanie en 1994, à normaliser leurs relations avec Israël, et les premiers pays du golfe persique à le faire. D’un enjeu géopolitique important, cet accord acte notamment la suspension des plans d’annexion de territoires occupés en Cisjordanie/Judée-Samarie. Cet accord fut établi grâce à d’intenses mais néanmoins discrètes tractations diplomatiques entre plusieurs États.

Parallèlement à ces accords, les États-Unis se sont engagés à vendre des avions de chasse furtifs F35 aux Émirats arabes unis, malgré l’opposition israélienne finalement levée en octobre 2020. Cela montrerait que ces accords sont aussi l’aboutissement d’une coalition anti-iranienne10. Toutefois, l’administration Biden suspend temporairement la vente des F35 aux Émirats en janvier 2021.

Contenu des accords
Les accords d’Abraham — du nom du patriarche des trois religions monothéistes — regroupent :

Une déclaration trilatérale entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn, nommée « Déclaration des Accords d’Abraham (Abraham Accords Declaration) » à laquelle le président américain Donald Trump appose sa signature en tant que témoin.

-Un « traité de paix » bilatéral entre Israël et les Émirats arabes unis.

-Une « déclaration de paix » bilatérale entre Israël et Bahreïn.

-Ces accords ont été imprimés en trois langues : anglais, arabe et hébreu.

-La « Déclaration des Accords d’Abraham » promeut le dialogue interreligieux et interculturel entre les trois religions abrahamiques et toute l’humanité. Elle proclame la liberté de religion.

Traité de paix entre les Émirats arabes unis et Israël
Le préambule du traité de paix fait état du conflit israélo-palestinien, rappelle les traités de paix israélo-égyptien de 1979 et israélo-jordanien de 1994, affirme que les deux parties au traité reconnaissent « que les peuples arabe et juif sont les descendants d’un ancêtre commun, Abraham, et aspirent à favoriser une vision réaliste d’un Moyen-Orient où vivent musulmans, juifs, chrétiens et peuples de toutes confessions, dénominations, croyances et nationalités dans un esprit de coexistence, de compréhension mutuelle et de respect mutuel ».

Dans cet esprit, les deux parties « s’engagent à poursuivre leurs efforts pour parvenir à une solution juste, globale, réaliste et durable du conflit israélo-palestinien », et à travailler ensemble « pour parvenir à une solution négociée au conflit israélo-palestinien qui réponde aux besoins et aux aspirations légitimes des deux peuples, et pour faire progresser la paix, la stabilité et la prospérité globales au Moyen-Orient ».

Le traité ne fait pas mention explicitement d’axes de solution au conflit israélo-palestinien que les deux parties partageraient. L’article 7 dispose simplement que « suite aux accords d’Abraham, les parties sont prêtes à se joindre aux États-Unis pour développer et lancer un « Agenda stratégique pour le Moyen-Orient » afin d’étendre la coopération régionale diplomatique [et] commerciale ».

Le traité de paix établit des relations diplomatiques entre les Émirats et Israël et prévoit l’échange d’ambassadeurs, sans que le lieu d’installation des futures ambassades ne soit précisé.

Le traité dispose que les deux États établiront des accords bilatéraux de coopération dans de nombreux domaines, parmi lesquels : finance et investissement, aviation civile, relations commerciales et économiques, santé, science, technologie et utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique, énergie, arrangements maritimes, agriculture et eau.

Le traité mentionne que les deux parties « s’engagent à prendre les mesures nécessaires pour empêcher toute activité terroriste ou hostile l’un contre l’autre sur ou depuis leurs territoires respectifs, ainsi qu’à refuser tout soutien à de telles activités à l’étranger ou à autoriser un tel soutien sur ou depuis leurs territoires respectifs ». À ce stade, ce traité ne constitue pas un pacte complet d’assistance et de sécurité mutuelle.

Déclaration de paix entre Bahreïn et Israël
Outre l’établissement des relations diplomatiques, commerciales, économiques et culturelles, la déclaration entre Israël et Bahreïn mentionne l’engagement des deux parties à « une solution juste, complète, et durable au conflit israélo-palestinien ». Les relations diplomatiques entre les deux pays sont formalisées le 18 octobre 2020.

Réactions internationales et suites
Après l’annonce de l’accord israélo-émirati, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou remercie le président égyptien al-Sissi et les gouvernements d’Oman et de Bahreïn pour leur soutien à l’accord de paix historique.

L’Autorité palestinienne dénonce pour sa part une « trahison méprisable » car il montre que le retrait d’Israël de toute la Cisjordanie n’est plus un préalable à la reconnaissance d’Israël par les pays arabes.

L’Europe et les États-Unis (le président Trump comme son opposant Joe Biden) saluent en général cet accord que condamnent, outre l’Autorité palestinienne et le Hamas, l’Iran et la Turquie.

Ces accords sont suivis en octobre 2020 de l’annonce par Donald Trump d’un accord de normalisation des relations diplomatiques entre Israël et le Soudan puis en décembre de l’annonce d’un accord de normalisation des relations diplomatiques entre Israël et le Maroc. L’accord entre Israël et le Soudan est signé le 6 janvier 2021 à Khartoum tandis qu’une déclaration conjointe entre Israël, le Maroc et les États-Unis, prévoyant l’établissement de relations diplomatiques entre le Maroc et Israël et la réouverture des bureaux de liaison à Rabat et à Tel-Aviv, est signée le 22 décembre 2020 à Rabat.

Mise en œuvre
L’accord entre Israël et les Émirats arabes unis se concrétise dès la fin 2020 par une collaboration dans de multiples domaines tels la technologie, les médias, le football, les services financiers, le tourisme, la recherche, l’énergie, la cyber sécurité et le transport aérien.

En novembre 2021, la compagnie aérienne Emirates annonce que le 6 décembre 2021 sera lancée la première liaison aérienne directe entre les Émirats arabes unis et Israël, « alors que les Emirats et Israël continuent de développer une plus grande coopération économique» et pour «encourager les flux commerciaux entre les deux pays ».

Israël : un an après les accords d’Abraham, « la question palestinienne reste présente »
Le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken a réuni virtuellement, vendredi 17 septembre, ses homologues d’Israël, des Émirats arabes unis, de Bahreïn et du Maroc. Dans la réalité, peu de choses ont changé un an après les accords de normalisation, malgré les craintes d’un effacement de la cause palestinienne, explique le chercheur au Middle East Institute de Singapour, Jean-Loup Samaan.

Pour Jean-Loup Samaan : Les accords d’Abraham, c’est avant tout un grand pas en avant pour la diplomatie d’Israël. Le pays a toujours aspiré à normaliser ses relations avec son voisinage. Le dernier accord de normalisation datait de 1994 avec la Jordanie. En 2020, ce sont deux nouveaux pays arabes – les Émirats arabes unis et Bahreïn – qui reconnaissent l’État israélien. Le pays n’est plus isolé. Le Soudan et le Maroc ont suivi quelques mois après. Cela a permis d’enclencher une véritable dynamique vers d’autres pays, mais qui s’est vite arrêtée dès l’année suivante.

« Israël partage avec les Émirats arabes unis et Bahreïn les mêmes dossiers sécuritaires dans la région : la perception de la menace iranienne, ainsi que de celle de l’islam politique du salafisme et des Frères musulmans. Il y a également une dimension économique à ces accords, avec d’énormes retombées possibles en termes de coopération technologique, d’armement comme touristiques. Mais celles-ci sont encore difficile à mesurer en raison du covid.

Quels changements ont-il entraîné au Moyen-Orient ?

« Cela n’a pas été une révolution géopolitique pour autant : ces accords n’ont fait que rendre public ce qui était déjà en gestation. Cela faisait déjà près d’une décennie qu’existaient des échanges officieux entre Israël et les pays du Golfe. L’accord a été publiquement présenté comme historique, pour ne pas dire révolutionnaire, mais les Émirats arabes unis et Bahreïn se sont montrés très prudents dès le début.

Sur la photo de la signature à Washington figurent Donald Trump, Benyamin Netanyahou (alors premier ministre israélien) et seulement les ministres des affaires étrangères émirien et barheïni : pas le roi du Bahreïn ni le prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed Ben Zayed. D’ailleurs les deux pays n’ont joué aucun rôle dans la résolution du conflit avec Gaza, quelques mois plus tard ; ce sont le Qatar et l’Égypte qui ont fait office de médiateurs.

« Certaines rumeurs parlent de rapprochements avec l’Arabie saoudite, mais je ne pense pas non plus que ce soit à l’ordre du jour, du moins pas de manière ostentatoire comme pour le cas marocain. Le conflit avec Gaza, en mai, a eu un impact très important sur les populations du Golfe et les expatriés arabes dans cette région. Les hostilités ont commencé en plein mois de ramadan. Et le Hamas, qui dirige la bande de Gaza, a été assez fort pour mobiliser les opinions autour de la question de Jérusalem et de la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam.

Quelles conséquences pour le conflit israélo-palestinien ?
« Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, a condamné les accords lors de leur signature. Pareil pour les Palestiniens, qui l’ont vécu comme une trahison. Ces accords imprimaient l’idée que la question palestinienne était reléguée au second rang, qu’il ne fallait plus considérer le processus de résolution du conflit israélo-palestinien comme seule porte d’entrée pour régler le problème dans la région, comme cela avait été pensé avec les accords d’Oslo en 1995.

Les accords d’Abraham sont moins des accords de paix que des accords stratégiques. Le silence d’Abou Dhabi et de Manama pendant le conflit avec Gaza l’a bien montré. La question palestinienne reste présente, d’une façon ou d’une autre.

L’Express, 12/11/2021

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