Le secteur énergétique marocain: Une dépendance permanente – Maroc, gaz, électricité, pétrole
Bien que le Maroc ait obtenu son indépendance en 1956, le secteur énergétique du pays est resté dépendant – des combustibles fossiles et du secteur privé. Sur la période 2017-2020, les importations de combustibles fossiles ont représenté environ 90 % de l’approvisionnement total en énergie primaire et 80 % de l’approvisionnement en électricité1, tandis que le secteur privé contrôle actuellement la majorité de la production d’électricité (84 %)2 et la quasi-totalité de la distribution d’énergie.
L’ambitieux plan pour les énergies renouvelables lancé par le gouvernement marocain en 2009, qui vise à couvrir 52 % de la capacité électrique installée d’ici 2030, aurait pu réduire considérablement la dépendance du pays à l’égard de combustibles fossiles largement importés. Cependant, les politiques libérales adoptées par le gouvernement pour l’ensemble du secteur énergétique, y compris les énergies renouvelables, ainsi que les partenariats public-privé (PPP) associés, ont exacerbé à la fois la crise de la dette et la dépendance vis-à-vis du secteur privé.
Cet article vise à comprendre les raisons historiques, économiques et politiques de la dépendance du secteur énergétique marocain, qui menace ce qui reste de la souveraineté marocaine et aggrave les inégalités sociales. En outre, l’article montre comment, dans cette situation, ce sont les populations les plus démunies du pays qui paient les choix politiques et économiques de l’élite colonisée3, qui sert de partenaire aux sociétés transnationales et aux banques internationales.
Le secteur de l’énergie : du contrôle colonial aux mesures néolibérales
Au début du vingtième siècle, la principale motivation du colonisateur français en matière de production d’électricité au Maroc était de faciliter l’extraction des matières premières, principalement les phosphates, d’améliorer la productivité des mines et d’électrifier le réseau ferroviaire qui servait à transporter les matières premières vers la métropole.4 L’objectif était d’électrifier ce qui était considéré comme « le Maroc utile ».5
Des concessions sont accordées pour la production et la distribution d’électricité. En 1914, la Société marocaine de distribution d’eau, de gaz et d’électricité (SMD) est créée par la Société Lyonnaise des Eaux et de l’Éclairage. En 1924, elle est remplacée par l’Énergie Électrique du Maroc (EEM), fondée le 30 janvier de la même année par la Compagnie Générale du Maroc, elle-même créée en février 1912 par un consortium de banques françaises dirigé par la Banque de Paris et des Pays-Bas6.
Malgré l’avènement de l’indépendance du Maroc en 1956, la gestion du secteur de l’énergie, à l’instar d’autres secteurs stratégiques (tels que l’agriculture, l’industrie, le commerce et l’approvisionnement en eau potable), n’a été placée sous le contrôle de l’État marocain qu’en 1963, avec la création de l’Office national de l’électricité (ONE), l’établissement public chargé du » service public, de la production, du transport et de la distribution de l’énergie électrique « , comme le stipule son décret fondateur7.
Dans les années 1960 et 1970, alors qu’il n’en possédait pas, le Maroc a choisi le pétrole comme ressource énergétique primaire de base : le pétrole représentait plus de 80 % de son mix énergétique en 19808. A partir du milieu des années 1980, et suite à la crise pétrolière de 1973, l’ONE a décidé d’augmenter la part du charbon dans le mix énergétique du pays.
Au milieu des années 1990, malgré le bilan positif de l’ONE en matière d’extension du réseau électrique aux zones rurales et de fourniture d’un service public de bonne qualité – mesuré en partie par l’absence de pannes dans les grandes villes – le gouvernement a décidé d’adopter le paradigme néolibéral en ce qui concerne le secteur énergétique. Sous l’impulsion des institutions financières internationales, il a commencé à démanteler, privatiser et libéraliser la distribution et la production d’électricité, au profit des grandes sociétés transnationales.
Dans le cadre de l’adoption du programme d’ajustement structurel imposé par les institutions financières internationales suite à la crise de la dette des années 19809, le Maroc a lancé un processus de privatisation de ses entreprises publiques les plus rentables et de libéralisation des secteurs stratégiques. Le secteur de l’énergie a été parmi les premiers touchés, avec la privatisation de l’industrie du raffinage du pétrole et l’introduction de la production privée dans l’activité pétrolière. La Société Anonyme Marocaine de l’Industrie du Raffinage (SAMIR) a été privatisée en 1997 au profit du groupe suédo-saoudien Corral Petroleum Holding, détenu principalement par le milliardaire saoudien Mohammed al-Amoudi. La même année, les services de distribution d’eau potable et d’électricité, de collecte des eaux pluviales et usées et d’éclairage public de la région du Grand Casablanca (4,2 millions d’habitants) sont confiés à un opérateur unique, la Lyonnaise des Eaux Casablanca (Lydec), filiale de la société française Lyonnaise des Eaux (aujourd’hui Suez Environnement).
Un large barrage de législation et de propagande a soutenu cette première vague de privatisations, présentée comme un processus indispensable pour » moderniser » l’économie marocaine et bénéficier de l’appui technique des sociétés transnationales. Cependant, les impacts économiques, sociaux et écologiques de ces opérations de privatisation se sont avérés désastreux.
Si l’on reprend les exemples de la SAMIR et de Lydec, la privatisation de la première a entraîné la plus grande faillite de l’histoire du pays, avec une dette de 4 milliards d’euros envers l’État et plus de 800 travailleurs – et leurs familles – laissés sans ressources. En ce qui concerne Lydec, différents rapports, y compris officiels – comme le rapport de la Cour des comptes de 2014 – révèlent de nombreux abus des droits fondamentaux commis par le concessionnaire avec la collusion et/ou le silence des autorités et élus locaux. Ces abus ont notamment consisté à priver les populations de leur droit aux branchements d’électricité et d’eau et à augmenter les coûts de ces services, contrairement aux dispositions du contrat de concession. En termes économiques et financiers, Lydec n’a pas respecté le programme d’investissement convenu dans le contrat et a également transféré de l’argent en devises étrangères en violation du contrat, avec 160 millions d’euros transférés aux actionnaires sous forme de dividendes et 100 millions d’euros transférés sous forme de bénéfices déguisés à son siège social sous forme de dépenses liées à l' »assistance technique » au cours de la première décennie de la concession10.
Au niveau législatif, outre la loi n° 39-89 autorisant le transfert d’entreprises publiques au secteur privé, qui a donné le coup d’envoi de la vague de privatisations au début des années 1990, deux lois majeures adoptées au cours de cette décennie ont profondément affecté le secteur de l’énergie : Le décret législatif n° 94-503 de 1994, qui a mis fin au monopole de l’ONE et permis aux producteurs privés d’électricité d’entrer sur le marché ; et la loi n° 1-95-141 de 1995, qui a permis la libéralisation du marché des produits pétroliers.
Énergies renouvelables au Maroc : un néolibéralisme « vert »
Malgré un programme ambitieux et des milliards de dirhams investis dans le développement des énergies renouvelables – notamment solaires – et bien que le pays dispose de l’une des plus grandes centrales solaires à concentration (CSP)11 au monde, en 2021, le mix énergétique marocain reste dominé par les hydrocarbures, qui représentent 52 % du mix, principalement pour le transport, tandis que le charbon continue de représenter jusqu’à 33 % de la production d’électricité.
Par ailleurs, le secteur des transports reste le plus gros consommateur d’énergie au Maroc, avec 38 % de la consommation totale du pays.12 Presque entièrement dépendant des énergies fossiles, il est responsable d’environ 50 % du budget énergétique national, soit plus de 4 milliards d’euros en 2018, et représente 20 % du déficit de la balance commerciale.
En ce qui concerne la production d’électricité, les énergies renouvelables ont assuré 19 % de la production nationale en 2019, dont 11 % pour l’éolien, 4 % pour l’hydraulique et 4 % pour le solaire. Le charbon reste la principale source d’électricité (65 %), suivi du gaz naturel (11 %)13.
Une analyse critique des principales réformes législatives et institutionnelles soutenant le développement des énergies renouvelables au Maroc soulève la question de savoir si ce développement n’a pas surtout servi d’excuse pour libéraliser et privatiser davantage le secteur de l’énergie.
En effet, la loi n° 13-09, promulguée le 11 février 2010, a libéralisé le secteur des énergies renouvelables, autorisant la concurrence des entreprises privées tant dans la production d’électricité renouvelable que dans son exportation via le réseau national14.
La loi sur les PPP est entrée en vigueur en août 2015, bien que le modèle de » partenariat public-privé [ait] déjà été expérimenté depuis longtemps à travers des formes contractuelles telles que les concessions en dehors de tout cadre normatif avant que la loi ne consacre cette orientation « 15, permettant aux opérateurs privés de se positionner comme des producteurs d’électricité indépendants. Ces contrats d’achat d’électricité (CAE) conclus dans le cadre de PPP obligent l’État (ONE) à acheter l’électricité produite à un prix convenu pour une période de 25 à 30 ans16.
Ce modèle, et la loi de 2015 qui a suivi, découlent de la loi française sur les PPP de 2004. Ils reprennent notamment le concept de » paiements basés sur la disponibilité « , selon lequel l’ONE, établissement public, est obligé d’acheter la totalité de la production des concessionnaires privés, indépendamment des besoins réels. Cette énergie, qu’elle soit d’origine fossile ou renouvelable, est donc prioritaire par rapport à celle des centrales publiques.17 En cas de forte baisse de la demande d’électricité, l’ONE étant contraint de consommer en priorité la production des concessionnaires privés, les centrales publiques sont arrêtées pour éviter un black-out, ce qui entraîne un surcoût considérable pour l’Etat (c’est-à-dire les contribuables).18
Ce type de partenariat constitue donc une escroquerie qui profite aux banques et aux opérateurs privés. D’une part, ces derniers sont protégés de toute perte potentielle, quelle que soit sa nature (fluctuation des prix des matières premières, infrastructures, fourniture de services publics, risques climatiques, risques financiers, etc.) ; d’autre part, la rentabilité de leurs investissements est totalement assurée, puisque le paiement est garanti même si l’énergie n’est pas nécessaire ou utilisée. Il s’agit d’un modèle typique dans lequel les bénéfices sont privatisés et les pertes et les risques sont supportés par les contribuables.
Gouvernance de l’énergie au Maroc : qui décide, qui en profite et qui en paie le prix ?
Qui décide ?
Au Maroc, toutes les décisions stratégiques relatives au secteur de l’énergie échappent à toute forme de contrôle démocratique. La création de l’Agence marocaine des énergies renouvelables (Masen) en 2019, la nomination par le roi de Mustapha Bakkoury à sa tête et sa récente disgrâce révèlent les méthodes autocratiques appliquées au secteur. En effet, au moment où il a été nommé directeur de Masen, Bakkoury était président du Parti authenticité et modernité (PAM), fondé par Fouad Ali El Himma, conseiller et ami du roi. En 2015, la décision est prise d’étendre les prérogatives de l’agence solaire à l’ensemble du secteur renouvelable, avec Bakkoury comme PDG, positionnant Masen comme le principal acteur des énergies renouvelables et marginalisant de facto l’ONE.19 Pourtant, en mars 2021, la nouvelle tombe soudainement : Bakkoury est interdit de sortie du territoire20, dans le cadre de » l’enquête [le] visant pour mauvaise gestion et détournement de fonds en sa qualité de responsable de Masen, selon des sources médiatiques proches du dossier « . Aucune explication officielle n’a été fournie à l’époque.21
Les communautés locales et les parlementaires, ainsi que les ingénieurs et techniciens des entreprises publiques dans les domaines de la production, de la gestion, du transport et de la maintenance des installations énergétiques, ont toujours été marginalisés de toutes les discussions concernant les projets d’énergie renouvelable de MASEN. Leur consultation aurait permis d’éviter des erreurs techniques majeures et de mieux contrôler les » partenaires » privés qui, de leur côté, étaient entourés d’experts défendant leurs intérêts. Un spécialiste du secteur qui a demandé à rester anonyme a déclaré : Depuis que les énergies renouvelables sont devenues un secteur stratégique, l’agence [Masen] s’est arrogé toutes les prérogatives du développement durable. Elle est devenue toute-puissante. Comme dans tout grand projet royal, le silence règne : tout le monde savait que les projets étaient en retard et coûtaient trop cher, mais personne n’osait demander des comptes ».22
Qui en profite ?
En 2018, des citoyens ordinaires ont mené une campagne de boycott innovante via les réseaux sociaux contre trois marques dont les propriétaires sont connus pour être étroitement liés à la famille royale : Danone, Sidi Ali et surtout Afriquia. Cette dernière est détenue par le puissant milliardaire Aziz Akhannouch, qui a été nommé chef du gouvernement par le roi en septembre 2021. Suite à cette action de désobéissance civile, le Conseil de la Concurrence a mené en 2019 une étude approfondie sur le secteur pétrolier, qui a mis en évidence des » dysfonctionnements « , c’est-à-dire des activités frauduleuses. Le rapport a constaté qu’au lieu de favoriser la concurrence – principale justification de ses défenseurs – la libéralisation du secteur en 2014 avait conduit à une situation d’oligopole à tous les niveaux : de l’importation, au stockage et à la vente, en passant par la distribution et la consommation. Avec Afriquia, propriété de M. Akhannouch, en tête, » les cinq premiers opérateurs [captaient] 70 % du marché en 2017, dont trois [détenaient] une part de 53,4 % « 23.
Cette situation oligopolistique s’est accrue avec la fermeture de la SAMIR en 2015, alors que cette dernière avait assuré 64 % de la demande en produits raffinés et disposait d’une grande capacité de stockage (2 millions de mètres cubes). « La facture énergétique a ainsi fortement augmenté, le déficit de la balance commerciale s’est aggravé et les petites et moyennes structures ont été fragilisées au profit des plus gros acteurs », selon un avis du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) publié en 2020.
Contrôle total de l’électricité par le secteur privé
Selon les chiffres officiels du gouvernement (voir figures 1 et 2), si l’objectif de produire 42 % de l’électricité à partir de sources renouvelables d’ici 2020 n’a pas été atteint, celui d’augmenter la part des concessions privées dans la production d’électricité a été dépassé. À la fin de 2021, le secteur privé contrôlera plus des deux tiers (71,8 %) de la production d’électricité au Maroc.
Figure 1 : Répartition de la production d’électricité par source d’énergie – janvier-février 2020 (en pourcentages)
Figure 2 : Répartition de la production d’électricité par type de producteur – janvier-février 2021 (en pourcentages)
L’élite dirigeante a fait de la production privée concédée, qu’elle soit d’origine fossile ou renouvelable, un principe et un élément fondamental du système énergétique. Cela profite avant tout aux sociétés transnationales françaises (Engie), espagnoles (Gamesa), saoudiennes (Acwa), émiraties (Taqa) et allemandes (Siemens), généralement en coopération avec des sociétés nationales appartenant à la famille royale (Nareva) ou à des familles puissantes et politiquement liées, comme les familles Akhannouch et Benjelloun (Green of Africa).
À titre d’exemple, l’appel d’offres international de mai 2021 dans le domaine de l’énergie solaire pour la conception, le financement, la construction, l’exploitation et la maintenance du projet Noor Midelt I de 800 mégawatts (MW) a été attribué à un consortium dirigé par EDF Renouvelables (France) qui comprenait Masdar (Émirats arabes unis) et Green of Africa (Maroc). 24 Il convient de noter que Green of Africa est détenu par trois des familles les plus riches du Maroc : Benjelloun (Financecom et groupe BMCE), Amhal (Omafu et groupe Somepi) et Akhannouch (groupe Akwa). Avant d’être nommé chef du gouvernement par le roi en septembre 2021, Aziz Akhannouch avait occupé le poste de ministre de l’Agriculture et de la Pêche pendant plus de 15 ans.
Dans le domaine de l’énergie éolienne, Nareva, une société appartenant au groupe royal Al Mada (anciennement SNI et ONA), se taille la part du lion via sa filiale Énergie Éolienne du Maroc (EEM). Elle possède actuellement cinq parcs éoliens de type « merchant plant » (loi n° 13-09), d’une capacité totale de plus de 500 MW, dont l’énergie électrique est vendue directement à des clients industriels.25 Nareva possède également le parc de Tarfaya, l’un des plus grands d’Afrique, en joint-venture avec la grande entreprise française Engie. L’énergie produite dans ce parc d’une capacité de 300MW est vendue exclusivement à l’ONE dans le cadre d’un PPA de 20 ans26.
En 2016, Nareva a été déclaré adjudicataire de l’énorme projet éolien intégré de 850 MW, composé de Midelt (210 MW), Boujdour (300 MW), Jbel Lahdid (270 MW) et Tiskrad (à Tarfaya) (100 MW). Nareva a remporté ce projet en s’associant au fabricant d’éoliennes Siemens Gamesa Renewables (Allemagne-Espagne).
Il convient de souligner que si le groupe Al Mada, qui possède Nareva, se présente comme un leader dans le domaine du développement durable, il est responsable de la destruction et de la pollution de plusieurs écosystèmes. Comme l’auteur l’a expliqué ailleurs : Non seulement sa société de production de sucre Cosumar a été impliquée dans des catastrophes de pollution, mais sa branche minière Managem dans sa mine d’argent « Imider », située dans le sud du Maroc, a vu la contamination des aquifères et il y a toujours un conflit en cours avec la population locale pour les ressources en eau27.
Au Maroc, comme on le voit dans d’autres pays, ceux qui bénéficient des projets verts ont généralement une longue expérience de la pollution et de la destruction des écosystèmes. Réorienter une partie de leurs investissements vers les énergies renouvelables n’est en réalité qu’un autre moyen, souvent encore plus rentable, de générer des profits financiers et de déposséder les populations locales de leurs territoires.
Qui en paie le prix ?
La population, en tant que contribuable et en tant que consommateur dans son ensemble, supporte les conséquences financières d’un système conçu pour être totalement inéquitable et pour bénéficier exclusivement aux investisseurs privés. Les contrats de concession signés dans les années 1990 et au début des années 2000, notamment les AAE, ont obligé l’ONE non seulement à acheter de l’énergie aux opérateurs privés en fonction des disponibilités et à des prix supérieurs aux prix de vente effectifs pour la distribution et la consommation, mais aussi à supporter le coût des fluctuations des prix des matières premières, notamment du charbon.
Cela a plongé l’ONE dans une crise financière structurelle sans précédent, le gouvernement l’a alors renfloué, par la signature d’un contrat-programme qui a permis à l’ONE d’augmenter les prix à la consommation. En conséquence, les factures des consommateurs ont augmenté de 20 % en 2014.28 Les récents projets renouvelables étant tous basés sur des contrats similaires de 30 ans, cette situation d’investissement public massif sans garantie pour la population d’une baisse des prix de l’électricité risque de se reproduire.
La décision de Masen de s’orienter vers la technologie CSP, prise sans consulter aucun organisme public, y compris l’ONE, s’est avérée désastreuse, avec un prix de revient du kilowattheure (KWh) de 1,62 dirham pour Noor 1, 1,38 dirham pour Noor 2 et 1,42 dirham pour Noor 3, alors que le prix auquel chaque KWh est vendu à l’ONE est de 0,85 dirham. Masen enregistre donc un déficit annuel qui est estimé par le CESE29 à 80 millions d’euros pour les centrales Noor I, II et III.
La question de la dette et du financement est fondamentale. Tous les projets récents de production d’électricité, y compris les projets dits » verts « , sont financés par des prêts de banques privées internationales, de banques multilatérales, du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale, de la Banque africaine de développement et d’agences de développement françaises, allemandes et japonaises. Dans le secteur de l’énergie solaire, Masen contracte des dettes qui sont garanties par l’État marocain. Elle utilise ces fonds pour développer les infrastructures (routes, infrastructures hydrauliques, clôtures, lignes et postes de transformation pour le transport de l’énergie) nécessaires au développement des projets. Elle utilise également ces fonds pour financer sa participation dans les sociétés à finalité spécifique créées pour des projets spécifiques (Noor ourzaztae, Noor Midelt, etc.), comme l’illustre la figure 3 ci-dessous :
Figure 3 : Montage financier typique des projets menés par Masen
Les prêteurs restent les acteurs clés de ces projets et ont le dernier mot sur toutes les décisions stratégiques. Par conséquent, il est logique que la (les) nationalité(s) des prêteurs corresponde(nt) à celle des entreprises impliquées dans le projet, que ce soit en tant qu’opérateurs (français Engie, allemand Siemens, etc.) ou en tant que fournisseurs d’équipements (français Alstom, japonais Mitswi, etc.).
Le projet de centrale thermique de Safi, d’une capacité de 1369 MW (25 % de la demande nationale) et d’un investissement total de 2,3 milliards d’euros, a été financé principalement par la Japan Bank for International Cooperation, Attijariwafa Bank (groupe Royal Al Mada) et la BMCI, filiale marocaine de la banque française BNP Paribas. La société qui a obtenu une concession de 30 ans pour le projet est Safi Energy Company, détenue conjointement par Nareva (Royal Al Mada Group) (35 %), la société française Engie (anciennement GDF Suez) (35 %) et la maison de commerce japonaise Mitsui (30 %)30.
Ces prêts viennent s’ajouter à une dette publique qui, à la fin de 2021, avoisinera les 100 % du PIB.31 Le service de cette dette absorbe plus d’un tiers du budget de l’État et représente près de 10 fois le budget national de la santé.32
Quelques pistes pour une transition énergétique juste au Maroc
Le modèle énergétique libéral a échoué tant sur le plan économique qu’écologique, notamment en ce qui concerne la justice énergétique et climatique. Les rapports officiels, dont celui du CESE, reconnaissent en partie cet échec, tout en continuant à plaider pour plus de libéralisation, de démantèlement et de privatisation de l’ensemble du secteur énergétique.
Il n’y aura pas de transition juste tant que le secteur énergétique restera sous le contrôle de sociétés transnationales étrangères et d’une élite dirigeante locale qui est libre de piller l’État et de générer autant de profits qu’elle le souhaite, dans une culture d’autoritarisme et de népotisme. Le système de la dette et les PPP sont un obstacle majeur à toute souveraineté nationale – ou même populaire -, y compris la souveraineté énergétique.
Une transition énergétique juste exige la souveraineté de la population locale à chaque étape du processus de production : conception, mise en œuvre, exploitation, stockage et distribution. Le secteur de l’énergie doit être considéré comme un service public, cogéré par les travailleurs impliqués et les populations locales qui acceptent de partager une partie de leurs territoires (terres, eaux, forêts, etc.) pour l’intérêt collectif. Dans ce cadre, les populations locales devraient également bénéficier de tarifs préférentiels, voire de la gratuité totale des services d’électricité. Les formes bureaucratiques actuelles de gouvernement doivent être remplacées par des formes de gouvernance locales et décentralisées.
Privilégier les solutions et projets décentralisés, c’est aussi rapprocher la production d’énergie au plus près des utilisateurs, afin d’éviter les pertes par effet Joule33 et de limiter les coûts de transport. Cela implique également de concevoir des projets à plus petite échelle pour lesquels les fonds nécessaires peuvent être mobilisés localement ou avec l’aide de l’État.
Les schémas d’intégration régionale doivent également émerger sur la base des principes de solidarité et d’intérêt commun. Une telle intégration est également beaucoup plus adaptée à la nature physique de l’électricité : l’équilibre nécessaire entre production et consommation implique que les détenteurs d’énergie excédentaire ont autant d’intérêt à la céder que ceux qui en ont besoin à la recevoir, afin d’éviter un arrêt général de l’approvisionnement en électricité.
Contre la tyrannie néolibérale et le déséquilibre actuel du pouvoir qui profite aux classes dirigeantes, diverses formes de mécontentement et de protestation des populations locales se développent. Ces efforts visent à construire des alternatives au profit privé obtenu au détriment de la communauté et au néocolonialisme, dont les privatisations sont à la fois un instrument et un symbole. Si nous voulons réellement construire une société plus juste et plus démocratique, il est essentiel de tenir compte de ces initiatives, de les soutenir et de lier la transition énergétique aux questions socio-économiques.
Auteur : Jawad Moustakbal est le coordinateur national au Maroc du programme international d’excellence « Climate Change : The Politics of Food, Water, and Energy » à la School of International Training (SIT) dans le Vermont, aux États-Unis. Il a travaillé comme chef de projet pour plusieurs entreprises, dont l’OCP, la société publique marocaine de phosphate. Jawad est également un militant qui œuvre pour la justice sociale et climatique. Il est membre du secrétariat national d’ATTAC/CADTM Maroc, et membre du secrétariat partagé du Comité international pour l’abolition des dettes illégitimes. Il est titulaire d’un diplôme d’ingénieur civil de l’EHTP de Casablanca.
Remarques
1 Agence internationale de l’énergie (2019) « Politiques énergétiques au-delà des pays de l’AIE – Maroc ». Disponible sur : https://www.iea.org/reports/energy-policies-beyond-iea-countries-morocco-2019
2 Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) (2020) ‘Avis du Conseil Économique, Social et Environnemental : Accélérer la transition énergétique pour installer le Maroc dans la croissance verte’. Disponible sur : http://www.cese.ma/media/2020/11/Av-transitionEnergetique-f-1.pdf
3 Une élite qui a intériorisé la supériorité occidentale et son mépris des cultures indigènes, et donc de sa propre culture.
4 Saul, S. (2002) « L’électrification du Maroc à l’époque du protectorat », Outre-mers 89 (334-335). Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2002_num_89_334_3952
5 Cette représentation à l’époque du protectorat est venue du général Lyautey, le premier résident général du protectorat français, qui a décidé de diviser le Maroc en deux grandes parties, un « Maroc utile » soumis, riche, central et un dissident, pauvre, périphérique « Maroc inutile ». Pour plus d’informations, voir : (2001) ‘Les représentations politiques de la montagne au Maroc’, Revue de géographie alpine 89(2) : 141-144. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/rga_0035-12121_2001_num_89_2_4637
6 Pour plus d’informations sur le rayonnement et la position centrale de la Banque de Paris et des Pays-Bas dans l’économie marocaine, voir Barbe, A. (2020) Dette publique et impérialisme au Maroc (1856– 1956) . Casablanca : La Croisée des Chemins. Cette position découle de la crise de la dette qui a précédé et servi de prétexte à la mise en place du protectorat.
7 Dahir n° 1-63-226 du 05 août 1963, publié au Journal Officiel Marocain n° 2650 du vendredi 09 août 1963, a créé l’ Office National de l’Électricité .
8 Mouline, M. (2012) « Conférence – La sécurité énergétique du Maroc : état des lieux et perspectives », Institut Royal des Études Stratégiques (IRES), Pékin, 06 mars 2012. Disponible sur : https://www.ires. ma/images/pdfs/Forums/Activites_externes/pdf_presentation_dg_ires_energie_vff-2.pdf
9 Suite à une baisse spectaculaire des ressources de l’État en raison de l’effondrement des prix du phosphate à la fin des années 1970, du coût de la guerre du Sahara, d’une longue et généralisée sécheresse, de la hausse des coûts de l’énergie et de la réduction de l’émigration marocaine vers l’Europe, l’État marocain n’a pas pu de rembourser sa dette et a demandé un rééchelonnement de la dette. Les institutions financières internationales, dont le FMI et la Banque mondiale, ont par la suite exigé la mise en œuvre d’un plan d’ajustement structurel en 1983. Pour plus de détails, voir Akesbi, N. (1985) ‘FMI « structural Adjustment » programmes’, Africa Development / Afrique et Développement 10(1/2) : 101–21. Disponible sur : http://www.jstor.org/stable/24487208
10 Cour des comptes (Cour des comptes) (2014) « Rapport sur la gestion déléguée des services publics locaux ». Disponible sur : http://www.courdescomptes.ma/upload/MoDUle_20/File_20_126.pdf
11 CSP est une technologie d’énergie solaire. L’électricité est produite à partir de la chaleur récupérée dans les miroirs et échangée avec un générateur de chaleur liquide, qui entraîne un turbo-alternateur.
12 Voir site internet de l’Agence Marocaine de l’Efficacité Energétique (AMEE) : https://www.amee.ma/en/node/119
13 Agence internationale de l’énergie (2020) « Données et statistiques – Maroc : Électricité 2019 ». Consulté le 12 septembre 2020. Disponible sur : https://www.iea.org/data-and-statistics/data-tables?country=MOROCCO&energy=Electricity&year=2019
14 Ministère de l’économie et des finances – Direction des Études et des Prévisions Financières (2014) ‘Quel positionnement régional pour le Maroc en matière de compétitivité énergétique ?’ Disponible sur : http://www.finances.gov.ma/fr/Ministere/Pages/depf.aspx
15 Sitri, Z. (2015) ‘Partenariats public-privé au Maroc : soubassement juridique d’un mode de gouvernance alternatif’, Les Études et Essais du Centre Jacques Berque 26. Disponible sur : https://library.pppknowledgelab.org/ documents/3628/télécharger
16 Il s’agit de contrats de vente d’énergie entre le producteur d’électricité et le distributeur public d’énergie. Dans le cas du Maroc, c’est l’ONE qui s’engage à acheter son énergie sur une période définie. Ce type de contrat est requis par les producteurs privés et les donateurs afin de sécuriser leurs revenus pendant la durée du contrat et de se protéger d’éventuelles fluctuations de prix ou/et d’une baisse de la demande d’énergie.
17 Informations obtenues directement des responsables de l’ONE lors d’une visite à la centrale thermique de Mohammedia au printemps 2017.
18 A chaque arrêt d’une centrale thermique, son redémarrage est coûteux, d’une part parce qu’il est long à chauffer et nécessite une grande quantité de combustible, d’autre part en termes de maintenance, car la durée de vie des équipements est altérée par le stop-start cycles.
19 Bmourahib (2015) ‘Masen ou la montée en puissance de Mustapha Bakkoury’, Telquel , 28 décembre 2015. Disponible sur : https://telquel.ma/2015/12/28/masen-montee-en-puissance-mustapha- bakkoury_1475574
20 Filali, K. (2021) ‘Comment Mustapha Bakkoury s’est brûlé les ailes à Masen’, Le Desk , 30 mars 2021. Disponible sur : https://ledesk.ma/enclair/comment-mustapha-bakkoury-sest- brule-les-ailes-masen/
21 Maussion, E. (2021) ‘Maroc : que cache la disgrâce de Mustapha Bakkoury ?’, Jeune Afrique , 02 avril 2021. Disponible sur : https://www.jeuneafrique.com/1148234/economie/maroc-que-cache -la-disgrace-de-mustapha-bakkoury/
22 Kadiri, K. (2021) « Au Maroc, les ratés de la stratégie solaire », Le Monde , 06 mai 2021. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/05/06/ au-maroc-les-rates-de-la-strategie-solaire_6079389_3212.html
24 Masen (2019) ‘Masen annonce l’adjudication de l’appel d’offre relatif au projet solaire Noor Midelt I’, communiqué de presse, 21 mai 2019. Disponible sur : https://www.masen.ma/sites/default /files/documents_presse/Adjudication_Noor_Midelt_I_Vdeff.pdf
25 Irakien, F. (2018) ‘Maroc : comment Nareva s’est imposée dans le secteur de l’énergie’, Jeune Afrique , 13 juin 2018. Disponible sur : https://www.jeuneafrique.com/mag/564654/ economie/maroc-comment-nareva-sest-imposee-dans-le-secteur-de-lenergie/
26 Voir le parc éolien de Tarfaya sur le site officiel de Nareva ici : https://www.nareva.ma/fr/projet/parc-eolien-tarfaya
27 Moustakbal, J. (2016) « Du point de vue des classes dirigeantes et des élites au Maroc sur les enjeux environnementaux mondiaux », CADTM. Disponible sur : https://www.cadtm.org/On-the-perspective-of-ruling
28 Majdi, Y. (2014) ‘Le prix de l’électricité augmentée à partir du mois d’août’, Telquel , 24 juillet 2014. Disponible sur : https://telquel.ma/2014/07/24/prix- electricite-augmente-partir-mois-aout_1411110
30 Jeune Afrique (2014) ‘Maroc : Safi Energy mobilise 2,6 milliards de dollars pour sa centrale électrique’, 18 septembre 2014. Disponible sur : https://www.jeuneafrique.com/6628/economie/maroc-safi-energy -mobilise-2-6-milliards-de-dollars-pour-sa-centrale-lectrique/
31 Es-Siari, S. (2021) ‘Ratio de dette publique : le Maroc frôle-t-il les 100% ?’, EcoActu , 19 juillet 2021. Disponible sur : https://www.ecoactu.ma/ratio- de-dette-publique-le-maroc-frole-t-il-les-100/
32 ATTAC/CADTM Maroc (2018) ‘Maroc : Auditer la dette pour l’annuler’, 21 septembre 2018. Disponible sur : https://www.cadtm.org/Maroc-Auditer-la-dette-pour-l-annuler
33 L’effet Joule fait référence à la perte d’énergie lors du transport de l’électricité d’un point A à un point B. Cette perte augmente à mesure que la distance entre les deux points augmente.
34 Allan et Ojeda (2021) « Exploitation des ressources naturelles au Sahara occidental ».
TNI Longreads, 01/12/2021
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