Maroc, Union Européenne, UE, Immigration, contrôle des frontières,
Acheter la collaboration du Maroc pour contenir la migration ? Compliquer l’utilisation de l’aide dans la coopération en matière de contrôle des frontières
A chaque fois qu’une » crise » migratoire se déclare sur les côtes européennes, des propositions visant à utiliser l’aide pour freiner l’immigration irrégulière réapparaissent dans le paysage politique européen. L’hypothèse sous-jacente à cette proposition est que la promesse d’une aide supplémentaire (ou la menace de la réduire) peut effectivement inciter les pays d' »origine » et de « transit » réticents à coopérer plus étroitement avec l’Union européenne (UE) et ses États membres pour contenir les tentatives de franchissement irrégulier des frontières. Un examen plus approfondi de la mise en œuvre des projets financés par l’aide qui tournent autour de la migration révèle toutefois une histoire beaucoup plus complexe. Dans ce mémoire, je prendrai le cas du Maroc pour montrer que les pays » d’origine » et de » transit » n’accueillent pas toujours l’aide dans le domaine de la migration à bras ouverts (El Qadim, 2018). Les autorités locales et nationales réagissent différemment aux budgets d’aide en fonction de leur adéquation avec leurs priorités politiques nationales et domestiques, mettant en scène des réponses allant de la collaboration à la franche hostilité.
Le Sud en tant que sujet dans la coopération en matière de contrôle des frontière
Les chercheurs ont traditionnellement dépeint les pays non occidentaux comme des « objets » passifs dans les relations internationales, qui n’existent que par rapport ou en réaction à la politique étrangère et à la stratégie d’économie politique avancées par les pays occidentaux. Inspirés par la littérature post-coloniale et dé-coloniale, des travaux plus récents sur les relations internationales ont commencé à analyser la politique étrangère adoptée par les pays non-occidentaux en tant que telle, en considérant ces derniers comme des acteurs géopolitiques autonomes (Sabaratnam, 2011). Le fait de considérer le Sud comme un sujet élargit notre compréhension des acteurs et des stratégies de politique étrangère – le Nord n’étant qu’un des nombreux interlocuteurs avec lesquels les pays du Sud peuvent s’engager (Fiddian-Qasmiyeh et Daley, 2019). Plus important encore, une telle perspective élargit notre compréhension de la politique étrangère au-delà du binaire résistance/domination (Kutz, 2021). Être dans une position de dépendance structurelle conditionne mais n’empêche pas les pays subalternes de développer une stratégie diplomatique autonome (Fernández-Molina, Feliu et de Larramendi, 2019).
La recherche sur les frontières a suivi un schéma similaire. Les premières analyses considéraient les pays d' » origine » et de » transit » comme des destinataires passifs des politiques d’externalisation des frontières. La littérature plus récente reconnaît que des pays comme le Maroc, la Turquie ou le Sénégal pourraient résister aux pressions de l’UE si l’adoption de mesures restrictives de contrôle des frontières entraîne des coûts financiers et politiques insoutenables. Un pays peut alterner coopération et non-coopération pour tenter de maintenir des alliances diplomatiques tout en tenant compte des pressions intérieures. Coopérer avec l’UE pour contenir la migration n’est donc pas nécessairement un marqueur de cooptation à l’externalisation des frontières. Il peut s’agir d’une stratégie visant à accroître la légitimité internationale, ou à accumuler d’autres ressources financières ou diplomatiques (Tsourapas, 2019).
L’aide en tant que contrôle des frontières en Méditerranée occidentale
La frontière entre l’UE et le Maroc est devenue de plus en plus sécurisée depuis les années 1970, lorsque les pays européens ont progressivement décidé d’imposer des visas aux ressortissants non-européens. La levée des contrôles aux frontières intérieures de l’UE a coïncidé avec une anxiété accrue pour sécuriser les frontières extérieures de l’Europe. De manière informelle, l’Espagne a commencé à rechercher la coopération du Maroc en matière de contrôle des frontières au début des années 1990. Après le Conseil européen de Tampere en 1999, la recherche de la coopération des pays tiers en matière de contrôle des frontières est devenue une politique établie de l’UE. Pour sa part, le Maroc a adopté en 2003 la loi 02-03, qui a criminalisé l’entrée et la sortie irrégulières du pays ainsi que sa facilitation. En septembre 2013, le Maroc a réformé son approche de la gouvernance migratoire en annonçant l’adoption d’une nouvelle politique migratoire « fondée sur les droits de l’homme ». La nouvelle politique migratoire comprenait deux campagnes de régularisation en 2014 et 2017, l’adoption d’une stratégie nationale pour l’immigration et l’asile (NSIA) en 2014 et le lancement de trois projets de loi sur la migration, l’asile et la traite des êtres humains. La nouvelle politique migratoire a recueilli le soutien de l’UE et de ses États membres. Toutefois, la mise en œuvre de cette politique n’a pas été à la hauteur de ses aspirations : la loi 02-03 n’a pas été réformée et la loi sur l’asile n’a pas été approuvée. Même si la violence à l’encontre des migrants s’est d’abord arrêtée dans les principaux centres urbains, elle est toujours restée répandue dans les zones frontalières, avant de reprendre même dans les grandes villes depuis l’été 2018.
Le financement du développement a toujours été essentiel à la stratégie d’externalisation des frontières de l’UE. Dans les années 1990, l’UE comptait déjà sur une longue histoire de coopération économique et technique avec le Maroc et les pays d’Afrique du Nord en général. Après le Conseil de Tampere en 1999, l’UE a commencé à créer des lignes de financement spécifiques pour financer des projets dans le domaine de la migration et du contrôle des frontières. Il s’agissait notamment de la ligne pilote B7-667 en 2001, remplacée par le programme AENEAS en 2004, puis le programme thématique sur la migration et l’asile en 2007. Entre 2001 et 2018, le Maroc a reçu 215 millions d’euros de l’UE pour mettre en œuvre des projets dans le domaine de la sécurité des frontières, et 61,6 millions d’euros supplémentaires pour la mise en œuvre de sa politique migratoire (Statewatch, 2019).
Entre coopération et obstruction
Au cours des vingt-cinq dernières années, le Maroc a adopté un certain nombre de stratégies différentes en ce qui concerne le décaissement de l’aide au développement pour les projets liés à la migration. Dans certains cas, le pays s’est montré coopératif dans la mise en œuvre des projets. C’est le cas, par exemple, du programme de retour volontaire, une initiative gérée par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Elle soutient économiquement les personnes migrantes qui souhaitent retourner dans leur pays d’origine, essentiellement en achetant des billets d’avion et, si les fonds le permettent, en fournissant une aide à la réintégration. La toute première mission de retour volontaire de l’OIM dans le pays a été organisée à la demande des autorités marocaines et maliennes en 2005. En 2013, les autorités marocaines ont accepté de subventionner le retour de 5 500 personnes entre 2014 et 2016 pour une contribution totale de 3,5 millions d’euros, fournissant à l’OIM une source de financement stable pour un budget de programme par ailleurs très fluctuant (Maâ, 2019). D’un point de vue plus terre à terre, les autorités marocaines facilitent la délivrance des documents administratifs nécessaires pour permettre aux personnes migrantes sans papiers de rentrer chez elles par avion dans le cadre du programme. L’attitude coopérative des autorités marocaines s’explique par la fonction stratégique que joue le retour volontaire dans la politique intérieure et extérieure du Maroc. Premièrement, il permet au pays de réduire le coût du contrôle des frontières en impliquant les donateurs internationaux dans le financement d’un type de retour. Deuxièmement, les retours volontaires permettent aux autorités marocaines de protéger leur image internationale en montrant leur engagement dans des formes de renvois » humains » d’étrangers en situation irrégulière. Troisièmement, le programme permet au Maroc de se positionner plus près des donateurs européens en tant que rare cas de » pays de transit » qui s’engage financièrement dans la mise en œuvre du programme de retour volontaire (Gazzotti, 2021).
Dans d’autres cas, cependant, les autorités marocaines se montrent beaucoup moins coopératives, au point d’entraver la mise en œuvre des projets financés par l’aide. C’est le cas, par exemple, d’un projet humanitaire financé par la Suisse en 2013, visant à fournir une aide d’urgence aux migrants bloqués dans le nord-est du pays. Ce projet a remplacé une initiative précédemment gérée par Médecins sans frontières/Medecins Without Borders (MSF), qui avait décidé de fermer sa mission dans le pays en 2012. Dans un rapport publié en 2013, MSF pointait du doigt la violence perpétrée par les autorités marocaines et espagnoles comme une cause essentielle de la vulnérabilité des migrants à la frontière, ce qui rendait la mission de l’ONG inadaptée aux conditions de terrain (Tyszler, 2019). Lorsque MSF est partie, ses activités humanitaires ont été canalisées dans un projet mené par l’OIM, ainsi que par une organisation religieuse à Nador et par Médecins du monde à Oujda. Après 2015, le projet a continué sans la participation de l’OIM. Dès le début, le projet humanitaire financé par la Suisse a connu une série de revers en raison d’une relation complexe entre les partenaires de mise en œuvre et les autorités marocaines. Une première perturbation majeure est survenue lorsque les autorités marocaines ont fermé de force le bureau de Médecins du monde à l’automne 2014 (OIM Maroc, 2014). Une deuxième perturbation majeure a eu lieu un an plus tard, en janvier 2016, lorsque le prêtre jésuite qui coordonnait le projet à Nador s’est vu interdire de rentrer au Maroc après une brève visite dans l’enclave espagnole de Melilla (Público, 2016). Sur le terrain, diverses sources ont expliqué cette série d’obstructions comme une stratégie entreprise par les autorités marocaines pour limiter la publicité autour des violences frontalières. Le rapport publié par MSF en 2013 avait en effet causé des dommages substantiels à sa réputation. Les rapports sur la violence contre les migrants à la frontière entraient en conflit avec l’image d’un pays réformiste et respectueux des droits de l’homme que le Maroc tente de construire depuis le début des années 1990 (Gazzotti, 2019). L’obstruction des projets humanitaires financés par l’aide est donc symptomatique des priorités de la politique intérieure et étrangère du Maroc, où la protection de l’image nationale dans le pays et à l’étranger est plus importante que la mise en œuvre d’initiatives fournissant une aide d’urgence aux migrants bloqués à la frontière.
Pluraliser notre compréhension de l’aide dans les relations frontalières
L’attitude des pays » d’origine » et de » transit » vis-à-vis de l’aide liée à la migration varie en fonction du moment politique général et des contingences locales. Comme nous l’avons vu dans le cas du Maroc, l’aide est un instrument utilisé depuis longtemps par l’UE et ses États membres pour encourager la coopération multilatérale et bilatérale en matière de contrôle des frontières. Cependant, les autorités marocaines adaptent leur attitude en fonction de la manière dont le projet s’inscrit dans leur stratégie plus large de politique intérieure et étrangère. Un même État peut faciliter le versement d’une aide, tout en faisant obstacle à un autre projet, car chaque initiative soulève des préoccupations politiques différentes et ouvre des possibilités variées. Nous devons donc pluraliser notre compréhension de l’aide à la coopération en matière de contrôle des frontières au-delà du binaire incitation/rent. En nous concentrant sur la mise en œuvre des projets, nous pourrons mieux comprendre ce que nous entendons par » aide « , et ainsi construire un compte rendu plus réaliste et plus nuancé de la coopération en matière de contrôle des frontières entre le Nord et le Sud.
Références
EL QADIM, NORA. 2018. » L’instrument de financement de la négociation de l’UE sur la politique migratoire extérieure. Des incitations à la coopération ? » In EU External Migration Policies in the Era of Global Mobilities : Intersecting Policy Universes, édité par Sergio Carrera, Leonard Den Hertog, Marion Panizzon, et Dora Kostakopoulou, 341-63. Leiden/Boston : Brill.
FERNÁNDEZ-MOLINA, IRENE, LAURA FELIU ET MIGUEL HERNANDO DE LARRAMENDI. 2019. » Les politiques étrangères ‘subalternes’ des pays d’Afrique du Nord : Old and New Responses to Economic Dependence, Regional Insecurity and Domestic Political Change ». La revue d’études nord-africaines 24 (3) : 356-75. https://doi.org/10.1080/13629387.2018.1454648
FIDDIAN-QASMIYEH, ELENA, ET PATRICIA (Patricia O.) Daley, eds. 2019. Routledge Handbook of South-South Relations. Abingdon, Oxon : Routledge.
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SABARATNAM, MEERA. 2011. » La RI en dialogue… mais peut-on changer de sujet ? Une typologie des stratégies de décolonisation pour l’étude de la politique mondiale « . Millénium 39 (3) : 781-803. https://doi.org/10.1177/0305829811404270
STATEWATCH. 2019. » Analyse : L’aide, la sécurité des frontières et la coopération entre l’UE et le Maroc en matière de contrôle des migrations « , http://www.statewatch.org/analyses/no-347-eu-morocco-aid-border-security.pdf.
TSOURAPAS, GERASIMOS. 2019. « La crise des réfugiés syriens et la prise de décision en matière de politique étrangère en Jordanie, au Liban et en Turquie ». Journal of Global Security Studies, mai. https://doi.org/ 10.1093/jogss/ogz016.
TYSZLER, ELSA. 2019. « Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du Contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole ». Thèse de doctorat, Université Paris 8, non publiée.
Institut Européen de la Méditerranée, 06/09/2022
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