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Candice VANHECKE
Beaucoup, en Belgique et ailleurs en Europe, espéraient un camouflet pour Recep Tayyip Erdogan aux élections présidentielle et législative du 24 juin dernier. Le ralentissement économique et les dérives autoritaires de l’AKP suite au putsch manqué de l’été 2016 auraient pu avoir raison de l’actuel président turc.
Il n’en fut rien. Celui que certains médias occidentaux se plaisent à qualifier de dictateur1, a été réélu directement au premier tour avec 53% des voix. Un chiffre qui monte à 75% si l’on s’en tient aux votes des Turcs de Belgique. Depuis, ces derniers sont pointés du doigt.
Dans son éditorial du 26 juin, L’Echo, par exemple, demandait aux «vibrants soutiens de l’autocratie turque qui vivent en Europe – et donc en Belgique – de limiter leurs effusions. Éviter de couvrir des quartiers entiers de leurs tracts nationalistes et de réserver leurs klaxons et drapeaux pour les victoires de leur équipe préférée au Mondial (…). Oui, la Belgique reste une démocratie où l’expression est libre, mais cette liberté-là est stérile sans le respect des valeurs qui la portent. Et c’est une leçon de démocratie qu’il faut malheureusement répéter.» On passera sur cette notion de liberté d’expression qui commence sérieusement à se réduire à peau de chagrin si des citoyens n’ont même plus le droit de se manifester en faveur d’un dirigeant de leur patrie d’origine.
La fierté retrouvée du peuple turc
Concentrons-nous plutôt sur cette notion de «valeurs» (qui devient hautement comique à l’heure où l’Europe s’apprête à réinstaurer des camps d’enfermement à ses frontières) et de «leçon de démocratie qu’il-faut-malheureusement -répéter». En quoi des hommes et des femmes qui soutiennent un politicien réélu à 53% des suffrages – on est quand même loin du score stalinien – n’auraient-ils pas intégré les bases de la démocratie ? Certes, depuis deux ans, la Turquie d’Erdogan a pris, sur certains aspects, comme la liberté de la presse ou d’association, un tournant dangereux. Mais il est impossible de comprendre le vote des Turcs d’ici et de là-bas en se focalisant sur ces seules questions, car elles ne sont en rien utiles pour comprendre le succès de l’AKP dans les urnes.
Pour les citoyens de nationalité turque, Erdogan est surtout l’homme qui a rendu à la Turquie sa superbe sur la scène internationale, en lui permettant d’intégrer le G20 et en l’affranchissant de sa condition d’État mendiant son ticket d’entrée à une Union européenne à l’attitude invariablement hautaine, pour ne pas dire humiliante. Erdogan, c’est aussi celui qui ose dénoncer les crimes d’Israël à Gaza, au contraire des États arabes qui ont depuis longtemps tourné le dos aux Palestiniens. Erdogan, c’est enfin le président qui a fini par endiguer la série de putschs qui, jusqu’à l’arrivée de son parti au pouvoir, avaient rythmé l’histoire de la Turquie, sans que, en Occident, cela émeuve les défenseurs autoproclamés de la démocratie.
Qu’on ne s’y trompe pas. Le présent billet ne se veut nullement une ode au président islamo-conservateur. Bien sûr, il existe une foule de reproches à formuler à la Turquie de l’AKP sur le plan des droits humains. On se dispensera cependant d’en faire ici la litanie, puisqu’il suffit d’ouvrir n’importe quel journal mainstream de ces dernières semaines, voire de ces dernières années, pour en prendre connaissance de manière détaillée.
Mais passer sous silence le talent qui fut et qui demeure celui d’Erdogan à rendre sa fierté au peuple turc, c’est se priver d’une clé de compréhension fondamentale des résultats électoraux du 24 juin.
Maroc-Belgique, un partenariat privilégié
Enfin, et surtout, quelle crédibilité peuvent encore avoir certains médias et politiques en Belgique lorsque, la même semaine, ils s’époumonent d’indignation suite à la victoire d’Erdogan, puis se taisent dans toutes les langues nationales quand tombent les condamnations des manifestants du Hirak, le mouvement de contestation sociale au Maroc ? Où sont nos défenseurs des droits humains lorsque de simples citoyens qui, en 2016, réclamaient pacifiquement du travail, des hôpitaux et des écoles pour leur région en état de sous-développement chronique, se voient infligés des peines allant jusqu’à 20 ans de prison ferme, comme dans le cas de Nasser Zefzafi, le leader de la contestation rifaine ?
Cité par Baudouin Loos dans Le Soir du 28 juin, le journaliste marocain Omar Radi résume très bien la situation : «lI n’y a jamais eu de volonté de transition démocratique. Il n’y a eu que des trahisons politiques de la part de pseudo-démocrates qui ont soutenu et ont tiré profit d’un régime despotique qui, dès 2002, a montré tous les signes de réticence à tout passage à plus de démocratie. Un régime dont la survie repose sur l’écrasement de la population, sur un État policier dont l’action conduit indéniablement au creusement des inégalités et à la dépossession économique. Ça fait trop longtemps que cela dure. Vous voudriez bien le croire, mais non, ce n’est pas un excès de zèle de la Justice. Ce n’est pas une architecture institutionnelle qui ne fonctionne pas. Ce n’est pas non plus que le Roi est mal entouré. C’est juste le fonctionnement normal et naturel d’une dictature.»
Si les lourdes condamnations des Indignés du Rif ont scandalisé une grande partie de la communauté belgo-marocaine, elles n’ont, au contraire, pas réussi à émouvoir le moins du monde notre classe politique nationale. Même l’activiste belgo-marocain Wafi Kajoua, arrêté le 10 juin dernier au Maroc pour «atteinte à la sûreté de l’État, incitation à la rébellion et atteinte à l’intégrité territoriale du royaume» ne devra probablement pas trop compter sur le soutien de la Belgique. Jusqu’à présent, seuls les sites Rif Online et Maroc Leaks ont évoqué son incarcération et les Affaires étrangères belges se refusent à communiquer sur son cas, ce qui, comme le démontre l’histoire d’Ali Aarrass, autre Belgo-marocain emprisonné au Maroc, peut être interprété comme une volonté d’enterrer l’affaire, de façon à ne pas froisser le régime chérifien, ce précieux allié géopolitique dans la lutte contre le terrorisme et l’immigration clandestine.
Précieux allié géopolitique, mais aussi partenaire économique chouchou. Ironie des croisements de l’actualité, le jour où tombaient les condamnations de Nasser Zefzafi et de ses compagnons de lutte, on apprenait la signature d’un accord de partenariat entre la Wallonie et le Maroc, qui devrait aider nos entreprises à exporter… des produits halal vers les pays d’Afrique francophones, en ce compris, bien sûr, de la viande halal. Quand on sait que l’interdiction de l’abattage rituel entrera normalement en vigueur en Wallonie après les élections de 2019, voilà un accord de partenariat en forme de pied de nez assumé, tant à la face des communautés musulmanes de Belgique que des défenseurs des droits humains d’ici et du Maroc.
Voir, à cet effet, le numéro du Point du 24 mai 2018, qui titrait en couverture : «Erdogan: jusqu’où ira le dictateur?». ↵
Source : Politique, 12 juillet 2018
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