Au Maroc, des médias, toutes tendances confondues, jusqu’au simple citoyen lambda, presque tout le monde participe de l’entretien d’une certaine confusion entre deux institutions politiques fort distinctes : la monarchie d’une part et l’état marocain d’autre part. Une telle confusion, résumée dans le vocable «Makhzen», est par ailleurs savamment entretenue dans le cadre d’un régime qui se veut de « monarchie constitutionnelle ». Elle a même, cette confusion, le statut d’une vérité quasi- intangible, tant ce régime, absolu et omnipotent, domine et contrôle les différentes instances de l’état civil marocain. Cet état avec son gouvernement, son parlement, ses services publics, sa sécurité nationale, sa police judiciaire et sa justice, n’est dans les faits qu’une façade, une vitrine moderne pour une vieille institution makhzanienne qui ne saurait gouverner à l’ancienne. Pour autant, le Makhzen fonctionne selon ses propres codes, qui sont au-dessus des lois de l’état marocain et même au-dessus des engagements internationaux du gouvernement marocain, particulièrement en matière de respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Bien que le gouvernement de l’état marocain exerce les prérogatives ordinaires de tous les gouvernements civils du monde, il reste fondamentalement soumis à la volonté du palais- en aucun cas à celle du peuple. La légitimité de cet état, n’étant nullement le résultat du libre choix démocratique d’un peuple souverain, ne peut donc être issue que de l’institution monarchique. En d’autres termes, nous sommes bel et bien dans le cadre d’un régime autocratique, celui d’une monarchie absolue, autoproclamée «exécutive». Pour le maintien de cet attelage institutionnel incongru, c’est la redoutable machine répressive du Makhzen, c’est-à-dire les différents organes de son puissant appareil sécuritaire (RG, DGED, DGAI, FA, 2ème bureau, 5ème bureau, SRGR) qui veille au grain. Et dans la mesure où le contrôle et la répression, dans les régimes autocratiques, ne peuvent s’exercer que sur deux catégories d’«ennemis intérieurs», l’armée d’une part et le peuple d’autre part, le pire ennemi d’un autocrate qui contrôle efficacement son armée n’est autre que son propre peuple. D’ailleurs, les précédents historiques, le destin de nombreux régimes dictatoriaux aujourd’hui déchus, tendent à confirmer cet état de fait. Qu’il s’agisse de Staline, d’Amine Dada, de Ceausescu, de Pinochet, de Ben Ali, Moubarak ou Kadhafi, le principe autocratique est le même partout: un autocrate est un autocrate et il ne saurait se maintenir au pouvoir sans soumettre les institutions de l’état civil à sa volonté personnelle. Pour ce faire, deux champs d’action s’imposent à lui: L’un se traduit par l’exigence de contrôle, de corruption ou d’intimidation des élites intellectuelles et politiques. Quant à l’autre, il se traduit par l’élimination de deux types de menaces potentielles : celle du pouvoir de coercition des armes dont dispose l’armée et celle de la souveraineté populaire, que les citoyens pourraient être tentés de revendiquer légitimement, au péril de leurs vies, par tous les moyens à leur disposition y compris l’éventuelle désolidarité de l’armée vis à vis des pratiques brûtales du régime en place.
Ce scénario du pire est certainement peu probable au Maroc, précisément en raison des motifs invoqués plus haut. Cela dit, le grand dilemme pour le régime makhzanien réside essentiellement dans l’échelle de la réponse sécuritaire qu’il serait tenté d’intensifier, pour affronter les manifestants pro-démocratie, au risque de franchir le point de non- retour. D’où un certain nombre de questions qui taraudent les observateurs des révolutions arabes: l’intensification de la lutte légitime du peuple marocain pour sa liberté et pour l’instauration d’un régime authentiquement démocratique issu de sa volonté, entrainera-t-elle systématiquement une intensification de la répression policière? Autrement, l’état makhzanien va-t-il tenter de rattraper son rendez-vous raté avec l’histoire, en œuvrant pour l’instauration d’une assemblée constituante, issue du libre choix du peuple? Va-t-il, pour une fois, se soumettre à la volonté du Souverain authentique (le peuple), quitte à tenter de l’infléchir en sa faveur, c’est-à-dire en encourageant l’avènement d’une monarchie parlementaire, démocratique et moderne? Autant de questions qui se posent, aujourd’hui, avec une acuité qui n’a d’égale que la détermination avec laquelle les Marocains manifestent de plus en plus leur volonté de devenir maîtres chez eux, acteurs de leur destin, souverains dans leurs libres choix.