Tags : Maroc, prostitution, pédophilie, pédocriminalité, sida, VIH,
ABDELHAK NAJIB
Phénomène urbain qui prend de plus en plus d’envergure, la prostitution au masculin se vit en toute liberté chaque jour à Casablanca et dans d’autres villes du Maroc, comme Marrakech, Tanger, Essaouira ou Agadir. Jeunes adolescents, moins jeunes, homosexuels convaincus ou candidats hétérosexuels aguerris au tapin nocturne sur quelques artères des grandes villes, ils fréquentent aussi les boîtes de nuit, des cabarets, des bars et des hôtels où ils ont leurs entrées. Dans ce milieu, la violence sous toutes ses formes est monnaie courante. Coups, blessures, agressions, abus sexuels, viols, proxénétisme primaire, vengeance… C’est le lot quotidien d’une partie de la jeunesse marocaine livrée à elle-même et à l’insouciance et au je-m’en-foutisme.
« Il vaut mieux être une pute qu’un homme dans ce pays. Si j’avais de l’argent, je changerais de sexe, je deviendrais une femme, mais surtout je serais riche. Parce qu’ici, il y a deux choses qui marchent : être un grand voleur ou une pute. Moi, je veux être une pute ». Saïd, 19 ans a eu son baccalauréat, haut la main, c’est lui qui le dit. Mais il n’en est pas fier. Il habite Derb El Kabir, quatre frères, une sœur, le père est vivant, la mère aussi, mais lui, il n’aime pas avoir faim. Alors ? : « C’est un ami qui m’a montré cette voie. Il est passé me voir un jour vers quatre heures de l’après-midi et m’a demandé de l’accompagner chez des amis. Une fois chez ses amis, j’ai vite compris, et cela ne m’a pas dérangé. J’étais juste un peu surpris, mais après, je me suis détendu ». Saïd n’est pas offusqué qu’on qualifie ce qu’il fait de prostitution, mais il préfère le mot : « pute, oui je suis une pute, et alors ?» Saïd ne vit plus chez ses parents, mais il loue avec un ami dans l’ancienne médina. « C’est tout près du centre, et moi, je n’aime plus Derb El Kabir, ma famille m’a jeté et là je me sens plus libre ». Son quartier général, ce sont les trottoirs et les passages du boulevard Mohamed V. « Vers minuit, on sort du café derrière vers Driss Lahrizi, on fume de la chicha, et on se met au travail. Parfois, je lève un client en cinq minutes, parfois, cela traîne, mais je me fais ma nuit, coûte que coûte. Parfois, je vais à Aïn Diab dans un cabaret connu et là, je peux me faire plus de sous. C’est connu ». Saïd dit aussi qu’il se fout de ce que les gens peuvent penser : « quoi que tu fasses, on dira toujours du mal de toi. Tu crois que c’est facile de faire le tapin ici tous les soirs et de risquer sa vie ? Non, mon ami, c’est très risqué et dangereux et il faut les avoir bien en place pour faire ce que je fais, alors ceux qui me jugent, je leur dis d’aller se faire voir chez les Grecs ». 19 ans à peine, mais Saïd a le visage marqué de ceux qui ne dorment pas assez ou pas quand il le faut. Lui, il ironise en disant que chez lui tout est à l’envers…
De quoi manger, de quoi se droguer et le Sida pourquoi pas !
« Bien sûr que je fume et je bois et je peux prendre tout ce qui peut faire tourner la tête. J’ai besoin de me sentir bien, alors je ne me prive de rien. En plus, c’est bien d’avoir la tête ailleurs quand on fait le tapin, on ne voit pas le temps passer ». Saïd est un cas parmi des milliers d’autres qui sillonnent le Maroc du Nord au Sud à la recherche d’un moyen pour gagner des sous, et pour certains, encore trop crédules, ou irréversiblement naïfs, c’est aussi « un moyen de faire une bonne rencontre pour partir à l’étranger ». Oui, certains croient qu’ils vont tomber sur le touriste sympathique qui va succomber aux charmes des mâles marocains et qui va se décider à les prendre sous sa cape providentielle pour leur offrir le paradis avec vue sur une rue parisienne ou milanaise. « C’est déjà arrivé. Hassan a fait la pute pendant six ans et un jour un type est venu le prendre, ils sont partis à Marrakech, il a passé un week-end avec lui, et l’autre est devenu fou de lui. Alors il a fait des mains et des pieds pour lui débrouiller, un visa. Aujourd’hui, il vit en Italie. Il a une voiture, de l’argent et il ne fait plus la pute ».
Tout le monde peut être client, la nuit
Et les exemples fusent. Qui a trouvé un partenaire se prénommant Juan, qui, vit à Barcelone, qui a trouvé un autre, qui porte le nom germanique de Manfred, qui a même pris un ticket pour un pays arabe comme les Emirats, le Koweït et même l’Arabie Saoudite. «Koul wahed ou zahrou (traduisez : chacun sa chance.)» Et les jeunes rêvent de tickets de sortie. Mais le quotidien ne se conjugue pas souvent avec chance. Les cas de Hassan et tous les autres qui ont pu filer en douce sont rares, comparés à ceux qui restent là, sur le boulevard, chaque nuit, à attendre les clients pour quelques dirhams, un gueuleton et peut-être une nuit au chaud dans un plumard miteux, mais un plumard en tout cas. Cela les change des rues, du froid, des courses nocturnes pour éviter la police et de la faim au ventre. Parce que, ce qu’il faut savoir, c’est que le monde de la prostitution masculine est un univers dont les lisières ne sont jamais définies. On y trouve de tout : des homosexuels, des hétérosexuels et surtout des mineurs d’où un autre fléau qui se greffe sur le premier, puisque nous sommes de plein fouet dans la pédophilie la plus basique.
«Il ne faut pas croire que ce sont des gars pauvres qui viennent ici pour se payer un petit coup dans la rue, le passage ou derrière une porte ! Pas du tout, il y a bien sûr des gens qui payent 20 dhs, mais d’autres peuvent donner même 200 dhs. J’ai couché avec des gars qui travaillent dans des sociétés, des banques, des hommes mariés, des touristes, des vieux, très vieux et parfois, il y a des femmes qui viennent ici pour lever un type tard dans la nuit. » Saïd connaît son milieu mieux que quiconque. Il en parle dans les détails et multiplie les anecdotes. Saïd a trouvé le moyen de tout relativiser : il met ses jugements sur lui-même et sur les autres en suspens et il vit ce qui se présente comme s’il n’avait rien à faire avec hier et demain. « Combien je peux gagner par mois ? Je ne sais pas. Mais parfois, en une nuit, je peux me faire 300 dhs. Des fois, moins. Mais tu sais, il faut manger, payer le loyer, l’eau et l’électricité et surtout acheter des habits. Moi, je vis de ce que je fais, il ne faut pas croire ». Ce qu’il dit aussi sans détours, c’est qu’il aime ces rencontres de la nuit, ces visages différents, ces parties de sexe à la va-vite, ce monde du risque. Saïd sait qu’il vit dangereusement, mais il ajourne le face-à-face avec la peur : « Le sida ? Oui, ça existe, et j’en connais qui l’ont chopé ici sur le boulevard. Mais moi, je me protège ». Tout le monde dit qu’il se protège sur ce boulevard et du côté du parc de la Ligue arabe, un autre haut lieu de rencontres nocturnes à la recherche du plaisir furtif. Pourtant, le Sida fait des ravages dans ce milieu spécialement. À la question si Saïd a déjà fait un dépistage, la réponse est claire : non et il ne le fera jamais. Pourquoi ? « Je ne veux pas savoir ». La véritable autruche qui met la tête dans le sable, sauf que pour lui, c’est tout près des égouts éventrés du passage Sumica, El Glaoui et autres. Qu’il finira droguer, malade, impuissant et seul. « Moi, je ne pense pas à demain. Je pense à aujourd’hui ».
Il y a une constante dans ce milieu des prostitués masculins de la nuit. La violence. Tous les soirs, une bagarre, du sang qui coule. Tous les soirs, un type qui atterrit aux urgences. Toutes les nuits, un type qui perd ses illusions sur le lendemain qu’il ne veut pas voir. Tous les soirs un plus costaud qui vient prendre ta place et te met un gnon à l’œil et te laisse sans travail à cause d’un œil au beurre noir.
Cicatrices et cassage de gueule
Parce que qui voudrait batifoler avec un individu qui porte encore les stigmates de la violence, ce qui est l’anti-plaisir par excellence ? « On se bagarre souvent, parce que c’est un monde où la plus forte gagne plus d’argent. Il y a des types qui nous agressent, ce sont des drogués qui veulent baiser gratuitement, alors ça éclate et souvent il y a des coups de couteaux et du sang. Souvent la police vient embarquer tout le monde. « On est relâché après, présenté au tribunal pour coups et blessures ». À Oukacha, ils vont purger entre trois et six mois, et ressortent pour retrouver la rue. Ils sont plus coriaces, plus durs à cuire. Et le cycle de la violence monte d’un cran.
Les jeunes portent des scarifications fruits de plusieurs automutilations, sinon des font tentatives de suicide ou encore de coups infligés par des concurrents de la rue. « Une fois, trois types qui travaillaient dans le parc sont venus ici et m’ont attaqué. Je n’avais pas de problème avec eux, je les connaissais de vue, mais ce soir-là ils sont venus ici exprès pour créer du grabuge. J’ai eu la main droite cassée et j’ai perdu une dent.
Les services de police luttent contre toute cette violence, mais elle est tapie partout. Et les jeunes qui font le trottoir savent comment se débrouiller dans les méandres de la ville. Ils ont leurs cachettes, leurs raccourcis et leurs couvertures. Le monde de la nuit ayant ses propres règles, il est difficile de savoir qui est qui et qui fait quoi.
Reste que pour tous ces jeunes qui sont là, tous les soirs, (il suffit de faire un tour en voiture au-delà de minuit pour voir toute cette faune étalée et dans l’expectative), les nuits se suivent et se ressemblent : un client, une moto qui s’arrête, la portière d’une bagnole qui s’ouvre, un coup bas, quelques dirhams, quelques contusions dans l’âme, la mort qui frôle de près et aucun espoir.
Prostitution et pédophilie : Aucune frontière à l’horizon
Les associations qui œuvrent sur le terrain dans plusieurs villes au Maroc s’occupant des enfants des rues, des mineurs, et qui tentent de sensibiliser la société civile, savent, grâce à un travail de proximité, que des milliers d’enfants marocains sont victimes d’abus sexuels par des individus plus âgés moyennant quelques dirhams. D’un autre côté, des associations comme l’Alcs, dont le travail de lutte contre le Sida se passe de tout commentaire, ont diagnostiqué aussi les risques liés à la prostitution masculine en rapport avec le virus du sida.
Sans oublier les réflexions de plusieurs pédo-psychiatres ou psychanalystes qui mesurent les traumatismes qui résultent des abus sexuels, des viols, de la prostitution et de la dégradation de l’image de soi.
Tout cela pour dire que le problème que pose la prostitution masculine au Maroc diffère à plus d’un titre de sa sœur jumelle la prostitution au féminin, qui, elle, est régie par des codes et des pratiques autres. Dans ce monde exclusivement masculin, les premières victimes sont les enfants des rues. Livrés à eux-mêmes, sans encadrements, n’étaient le travail des associations, ils sont une proie facile.
Ils sont violés dans les ports où ils trouvent refuge et pour dormir et pour manger, ils sont abusés par plus grand qu’eux dans les passages, la nuit moyennant une protection contre l’agressivité ambiante. Ils sont surtout les victimes de plusieurs pédophiles, dont des touristes qui profitent de leur précarité pour profiter d’eux. C’est simple, et les témoignages à cet égard sont très nombreux et surtout révélateurs du danger qui guette ces gamins, un sandwich, un jus de fruits, un gâteau à la crème dans une laiterie et le gamin est pris dans les filets. Et c’est compréhensible. Comment un gamin de 10 ou 12 ans, le corps noué par la faim et la soif, éreinté par le manque de sommeil et les courses interminables dans les rues, peut-il opposer la moindre résistance à un adulte qui lui fait miroiter un bon sandwich accompagné d’une limonade, avec un jus de fruits panaché pour dessert ? Impossible de dire non, impossible de résister, impossible de rester la faim au ventre. Des fois, les pédophiles leur achètent des sandales chez les Chinois à 30 dhs et un pull ou un jeans à 50 balles et le tour est joué. Souvent, ils atterrissent dans des salles de cinéma où ils sont touchés et se laissent faire, par besoin, par peur, par ignorance, juste comme ça… Dans d’autres cas, ce sont des cireurs, encore des gamins de 10 à 14 ans, qui se font accoster par plus grand qu’eux, marocains ou étrangers, se font cirer les chaussures et se voient proposer un extra, mais ailleurs. Et la suite est prévisible : encore un morceau à se mettre sous la dent, un billet de 20 dhs et le gamin passe à la biroute. Cela, c’est la réalité de la rue. La stricte réalité de milliers de gosses qui ne peuvent rien contre ce qu’ils subissent. Certains iront même jusqu’à penser que ce qu’ils vivent est dans l’ordre des choses parce que personne ne leur a expliqué que c’est un crime et que les pédophiles doivent payer pour leurs agressions. Et surtout, ne comptez pas sur ces enfants pour dénoncer qui que se soit, ni de porter plainte. Ils gardent ce qu’ils subissent pour eux, mais entre eux, dans leur milieu, ils savent tous, que les prédateurs rôdent et que dans cette jungle qui s’appelle la vie, il y a rarement des moyens pour s’en tirer.
Sans famille
Ce que nous avons remarqué durant cette enquête, c’est que rares sont les jeunes qui vivent encore avec leurs familles ou qui ont gardé des liens avec les leurs. Pour la plupart, c’est la débrouille, même quand ils sont encore jeunes (18 à 20 ans). Ils vivent chez des amis, entre eux, louent des chambres sur des terrasses, ou dorment parfois dans la rue. « Cela fait trois ans que je n’ai pas vu mes parents ni mes frères. Ils savent ce que je fais et ils ne veulent pas de moi ». Le rejet familial est la première conséquence à prendre au sérieux. Du jour au lendemain, on se retrouve seul, sans soutien, sans personne sur qui compter. On mesure le choc de la solitude et surtout la dureté de la vie dans la rue. Le mot jungle prend ici toute sa valeur. « Moi, mon père a menacé de me ramener les flics si je venais taper chez lui. Et il peut le faire. Il a honte de moi ». D’autres disent avoir été séquestrés par leurs frères, tabassés par leurs pères, menacés de mort même. Alors, pour eux, il n’y a plus de retour en arrière. La famille, c’est fini. Reste le monde de la rue, les faux amis, les coups bas et surtout l’attente de l’irrémédiable qui finira par arriver. Ou la mort ou la prison. Et rien d’autre.
3 questions à Othmane Mellouk*
« Travailleur du sexe : c’est aujourd’hui un métier »
LGM : La prostitution masculine prend de plus en plus d’ampleur dans les grandes villes du Maroc, quelles en sont les raisons ?
Othmane Mellouk : Vous savez, ce n’est pas un phénomène nouveau. Cela a toujours existé, mais aujourd’hui, ce qui est nouveau, c’est la visibilité, alors qu’avant cela se faisait en cachette pour toutes les raisons sociales, de morale…
Les temps ont changé et les mentalités aussi, ce qui fait que les hommes osent se montrer plus. C’est dans ce sens que je parle de visibilité. Et c’est vrai que c’est un phénomène très étendu dans les grandes villes. Pour nous, au sein de l’ALCS, nous avons un projet conçu avec le ministère de la Santé et le Fonds mondial de lutte contre le sida, pour la prévention dans des villes comme Casablanca, Marrakech, Tanger, Agadir, Essaouira, El Jadida et d’autres villes.
C’est vous dire que nous avons conscience de l’importance du phénomène et des risques qui y sont liés. Aussi, je tiens à ajouter que pour nous, on ne parle pas de prostitués masculins, mais de « travailleurs du sexe » pour éviter toute connotation péjorative.
Sur le terrain, comment évaluez-vous ce phénomène ?
D’abord, il y a une différence entre les travailleurs du sexe masculins et féminins. Pour les hommes, il n’y a pas d’intermédiaire, donc le gain est plus conséquent. Ce qu’il faut savoir que pour les femmes, les tarifs sur le terrain peuvent descendre jusqu’à 15 dhs voire moins dans les milieux ruraux, comme l’Atlas, mais pour les hommes, le minimum, c’est 50 dhs, et cela peut aller jusqu’à 200 ou 300 dhs par client.
Ce qu’il faut savoir aussi, que pour les hommes, il y a deux types de travail, celui qui cache un problème d’ordre psychologique : le type est homosexuel et pour justifier son acte, il le fait pour l’argent, genre : « je ne suis pas homo, je le fais que pour l’argent ». Ce sont là, des jeunes qui peuvent s’en sortir facilement. Mais il y a aussi ceux qui le prennent pour un véritable métier.
Les jeunes louent des appartements comme c’est le cas à Marrakech où le phénomène est répandu, ils quittent leurs familles par peur, par rejet, parce qu’ils ont été menacés par les leurs et travaillent de façon régulière.
Comment prévenir les risques liés au travail du sexe chez les hommes ?
Il y a des programmes de prévention. Au Maroc, cela s’est fait très tôt. Et nous recevons des jeunes qui viennent chercher des préservatifs et faire des tests qui restent secrets et anonymes. Donc, certains sont conscients des risques. Chez nous, nous n’avons pas d’étude dans le milieu masculin, mais pour les femmes, 2% des travailleuses du sexe (prostituées) seraient séropositives. Mais nous sommes en avance par rapports à d’autres pays arabes comme l’Egypte où le pourcentage masculin de séropositifs est de 7%. Alors qu’au Maroc il serait plus bas que celui des femmes. Mais la prévention est importante et des prises en charges doivent être mises en place. Les risques sont bien réels, et le phénomène n’est pas près de disparaître, c’est le contraire qui pourrait avoir lieu.
*Othmane Mellouk est président de l’ALCS (Association de lutte contre le Sida) de Marrakech
La Gazette du Maroc, 26 – 03 – 2007
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