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Les racines coloniales de l’Union européenne

Tags : UE, colonialisme, colonisation, Françafrique, Algérie, Guerre d’Algérie,

L’un des objectifs majeurs de l’intégration européenne réalisée dans les années 1950 était la préservation des colonies africaines de l’Europe. C’est ce que démontrent les historiens suédois Peo Hansen et Stefan Jonsson dans Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, publié en suédois en 2014 et récemment traduit en français et publié par les éditions La Découverte. Une lecture essentielle selon François Gèze, dont nous publions ci-dessous la recension, pour décrypter l’actualité politique internationale de l’Union européenne et en particulier ses dérives anti-migratoires.

Eurafrique : un livre-révélation sur les racines coloniales de l’Union européenne
par François Gèze

Il n’est pas fréquent qu’un livre, aussi sérieux que documenté, constitue en lui-même un « scoop ». Tel est le cas pourtant du livre Eurafrique, écrit par les historiens suédois Peo Hansen et Stefan Jonsson et initialement publié en 2014, dont une traduction française actualisée vient de paraître à La Découverte. Sous-titré « Aux origines coloniales de l’Union européenne », il révèle en effet qu’un fondement essentiel du processus d’intégration européenne, institutionnalisé en mars 1957 par le traité de Rome créant la Communauté économique européenne (CEE), a été la volonté de ses États fondateurs de perpétuer sous une forme renouvelée le contrôle de leurs possessions coloniales, principalement africaines. Les auteurs rappellent ainsi la « une » du Monde du 21 février 1957, bien oubliée, qui titrait « Première étape vers l’Eurafrique » un article annonçant le succès des négociations préliminaires au traité de Rome entre les six dirigeants européens.

Certes, le singulier projet d’Eurafrique a déjà été évoqué et partiellement documenté dans divers ouvrages académiques, toutefois spécialisés et toujours incomplets. Plus récemment, un ouvrage de référence destiné à un public large, Un empire qui ne veut pas finir, a en revanche pour la première fois explicité le rôle majeur de ce projet néocolonial dans la mise en place de ce qui deviendra la « Françafrique » [1]. Mais force est d’admettre avec les auteurs suédois que la puissance du « récit fondateur [des] origines pures de l’Union européenne » a fait depuis « fonction de mythe » (p. 34 et p. 335), mythe qui a totalement éradiqué dans l’histoire officielle de la naissance de l’UE la place pourtant centrale assignée à « l’Eurafrique à édifier » par les décideurs français de l’époque (Guy Mollet, mars 1957 ; p. 309).

Un impératif à leurs yeux d’autant plus aigu qu’ils étaient alors engagés dans deux guerres coloniales d’envergure, l’une secrète au Cameroun, l’autre ouverte en Algérie (il est significatif que la signature du traité de Rome coïncide avec la phase la plus brûlante de la fameuse « bataille d’Alger » déclenchée trois mois plus tôt par les parachutistes des forces spéciales). Pour autant, l’intrication des objectifs d’intégration européenne et de construction eurafricaine n’a rien d’un concours de circonstance : cette élaboration est le fruit de réflexions politiques développées de longue date. Et c’est d’ailleurs là un apport historiographique majeur de l’ouvrage des historiens suédois, qui documentent dans la longue durée la gestation du concept d’Eurafrique.

Ils montrent ainsi comment il a été initialement pensé par le mouvement pour une Union paneuropéenne lancé en 1923 par l’historien et homme politique d’origine austro-hongroise Richard Coudenhove-Kalergi. Pour ce dernier et l’économiste de l’organisation Otto Deutsch, le salut économique et géopolitique de l’Europe, face aux États-Unis et à l’Union soviétique, passait par la constitution d’une « zone économique paneuropéenne » adossée à un « effort colonial commun en Afrique […] afin de tirer le meilleur profit de ses ressources » (p. 68). Ce projet « ne tarde pas à recueillir le soutien intellectuel et politique des esprits les plus influents de cette génération » (p. 66), comme le détaillent les auteurs. Il sera toutefois balayé par la Seconde Guerre mondiale, mais dès l’après-guerre, il resurgit comme « courant néo-impérial eurafricain » face à l’affirmation de l’« impérialisme “anticolonial” des nouvelles superpuissances » et aux « mouvements anti-impérialistes issus de ce qu’on commence à appeler le “tiers monde” » (p. 117).

Dès lors, on lira avec grand intérêt le récit des années 1945-1954, période riche de rebondissements et de tensions, qui voient les États européens (et les forces politiques qui les traversent) s’affronter autour du projet d’Eurafrique et d’intégration européenne. La période est notamment marquée par la déclaration du 9 mai 1950 de Robert Schuman, ministre français des Affaires étrangères, « annonçant la démarche conjointe de la France et de l’Allemagne pour réguler de concert l’extraction et la production de charbon d’acier » (p. 177). Laquelle se concrétisera, en avril 1951, par la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), ancêtre direct de la CEE et inspirée des idées de Coudenhove-Kalergi – pour certains auteurs, « l’accord franco-allemand sur le charbon et l’acier n’est que le premier pas d’un processus conduisant à l’exploitation conjointe des ressources africaines » (p. 182). Les auteurs exhument maints documents méconnus ou oubliés, dont l’un des plus révélateurs est le livre de l’écrivain nationaliste et ancien agent du contre-espionnage Pierre Nord, L’Eurafrique, notre dernière chance (Fayard, 1955).

Surtout, ils expliquent longuement à quel point, pour les dirigeants de la IVe République, toutes les négociations relatives à l’intégration européenne sont indissociables du maintien de la domination coloniale française en Afrique (et en priorité en Algérie) : « L’accord de Paris entre les chefs d’État européens les 19 et 20 février [1957] marque réellement le moment décisif de l’accord colonial de la CEE. Mais […] l’accord de Paris donne aussi naissance à la CEE en tant que telle. De fait, sans accord colonial, il n’y aurait pas d’accord sur l’intégration européenne, et vice versa » (p. 306). Et en effet, c’est en janvier 1957, « au plus fort des négociations sur le projet de CEE » et alors même que d’importants gisements pétroliers viennent d’être découverts dans le Sahara algérien, que la France promulgue la loi créant une « Organisation commune des régions sahariennes » (OCRS), regroupant les territoires du Sud algérien et du nord de l’AOF et l’AEF. Son objectif affiché : « La mise en valeur, l’expansion économique et la promotion sociale des zones sahariennes de la République française. » En 1958, la jeune Ve République reprendra cet objectif à son compte. Et on sait que la volonté farouche du général de Gaulle de garder français le Sahara algérien, pour exploiter ses hydrocarbures grâce à l’OCRS et à la dimension eurafricaine de la nouvelle CEE, l’amènera à prolonger la « guerre d’Algérie » de plusieurs années, alors même qu’il savait inéluctable l’indépendance du pays, survenue en 1962 [2].

Dès 1960, la majorité des autres colonies africaines de la France était devenues indépendantes et l’OCRS sera liquidée en mai 1963. À partir de cette période, la CEE – devenue Union européenne en 1992 – poursuivra son développement sans que ses « gènes » eurafricains ne soient plus jamais mentionnés. Et pour cause : dans le récit officiel qui allait s’imposer, il était devenu essentiel d’affirmer que la construction européenne était un moyen de tourner définitivement la page de la période coloniale. Alors que c’était précisément l’inverse, comme l’avaient bien compris à l’époque les promoteurs du panafricanisme. Ainsi Frantz Fanon écrivait-il dès 1958 : « La France entend-elle, malgré l’opposition des Africains, donner naissance à cette “Eurafrique” qui doit consacrer le morcellement de l’Afrique en aires d’influences européennes, et pour le seul bien des économies européennes ? » (p. 351). Et le président ghanéen Kwame Nkrumah affirmant en 1961 que le traité de Rome « marque l’avènement du néocolonialisme en Afrique » (p. 352).

Bien sûr, ces critiques lucides furent ignorées dans les représentations dominantes, ce qui explique la permanence du vieux rêve, qui ressurgit d’ailleurs périodiquement, de façon plus ou moins explicite : dans leur préface à l’édition française, les auteurs soulignent ainsi que la nouvelle Commission européenne entrée en fonction en décembre 2019 « s’engage à faire du partenariat européen avec l’Afrique sa priorité numéro un en matière de politique internationale » (p. 18) ; et que « cette alliance est explicitement présentée comme un moyen d’aider l’Europe à retrouver son lustre d’antan en matière de géopolitique » (p. 20). Et en septembre 2018, The Economist avait déjà titré un article « La renaissance de l’Eurafrique ».

Face à ces évolutions, accompagnées plus discrètement par un durcissement sans précédent des politiques anti-migratoires de la « Forteresse Europe », on ne peut s’empêcher de s’interroger, comme le fait Étienne Balibar dans sa propre préface à cette traduction, sur la permanence du « racisme systémique dont toute l’idée de l’Eurafrique est comme imprégnée ». L’éclairante enquête historique de Peo Hansen et Stefan Jonsson constitue à cet égard un précieux viatique pour décrypter l’influence des racines profondes de l’Union européenne comme les évolutions récentes de sa politique internationale.

Peo Hansen et Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, traduit de l’anglais par Claire Habart, préface d’Étienne Balibar, La Découverte, mai 2022, 24 €.
Lire un extrait sur le site de La Découverte

[1] Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Seuil, Paris, 2021 (voir ma recension : François Gèze, « Une somme incontournable sur la construction de la Françafrique », Histoire coloniale et postcoloniale, 28 janvier 2022)

[2] Voir notamment Hocine Malti, Histoire secrète du pétrole algérien, La Découverte, Paris, 2010.

Source

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