Maroc Confidentiel

Affaire Pegasus: Intervention de Rosa Moussaoui devant le PE

Tags : Parlement Européen, Pegasus, espionnage, Maroc,

Voilà l’intervention que j’ai faite ce matin à Strasbourg devant la commission PEGA du Parlement européen, qui enquête sur les usages du logiciel espion israélien Pegasus et les violations des libertés et des droits humains auxquelles ces usages ont donné lieu.

Bonjour,

Je souhaiterais d’abord remercier les membres de la commission, pour cette possibilité qui m’est offerte d’être entendue, comme journaliste, sur la cybersurveillance qui est une grave entrave à la liberté de la presse.

Je suis journaliste au quotidien français L’Humanité, grand reporter, longtemps rattachée au service international. Je travaille sur l’Afrique du nord depuis 2010. J’ai consacré de fréquents reportages et de nombreuses enquêtes à l’Algérie, à la Tunisie et au Maroc. Et je dois vous dire que toutes mes productions relatives au Maroc et au Sahara occidental font systématiquement depuis lors l’objet, en ligne, de commentaires insultants, injurieux, vraisemblablement téléguidés et organisés, et aussi d’articles orduriers dans la presse de diffamation liée au régime marocain – cela s’est évidemment aggravé avec l’essor des réseaux sociaux.

Je me suis rendue à de nombreuses reprises au Maroc, entre autres pour couvrir le procès en appel de la défenseuse des droits humains Wafae Charaf en 2014, pour couvrir le procès des prisonniers politiques sahraouis de Gdeim Izik à Rabat en 2016, pour couvrir le soulèvement populaire dans le Rif, dans un contexte de violente répression, en 2017. J’ai systématiquement fait l’objet lors de ces reportages d’une surveillance étroite, très visible, manifestement destinée à m’intimider. Dans le cas du Rif, ces intimidations policières me visant ont été documentées dans un rapport de Reporters sans frontières. Lors de ce reportage, alors que nous avions été pris en filature, avec le photojournaliste qui m’accompagnait, cette filature n’a cessé, nous n’avons semé les policiers qui nous poursuivaient qu’en désactivant l’option de localisation sur nos deux téléphones.

Plus récemment, j’ai enquêté sur les accusations fabriquées contre le journaliste Omar Radi, une voix critique dont le travail sur les mouvements sociaux, les violations des droits humains, l’accaparement des terres, les intérêts enchevêtrés de la monarchie et du capital, marocain ou étranger, dérangeaient beaucoup le Palais. Omar Radi a écopé d’une injuste peine de six ans de prison. En juin 2020, Amnesty International a révélé dans un rapport que son téléphone avait été infecté par le logiciel espion israélien Pegasus. Ce qui a déchaîné la fureur répressive de la police politique contre lui. Il s’est lui-même retrouvé accusé d’espionnage, d’atteinte à la sûreté de l’Etat et, finalement pour compléter cet arsenal d’accusations, une plainte pour « viol » a été déposée contre lui. J’ai longuement enquêté pour l’Humanité, avec ma consœur Rachida El-Azzouzi de Mediapart, sur cette affaire. Notre enquête a fait grand bruit : elle a jeté le trouble sur les accusations pesant sur ce journaliste. Elle met au jour la « stratégie sexuelle » du régime marocain et de sa police pour salir et démolir des journalistes, des opposants. Nous avons été confrontées, au cours de cette enquête, à la peur de parler, aux tentatives de manipulation, à des pressions et même, une fois, à l’intrusion d’un anonyme dans une visioconférence avec l’une de nos sources au Maroc.

En ce qui me concerne, j’ai commencé à constater des dysfonctionnements sur mon Iphone à partir de la fin de l’été 2019. Ils sont devenus plus fréquents au cours de l’hiver 2019, alors que je couvrais le mouvement populaire et l’élection présidentielle à la tenue contestée en Algérie. Des applications s’ouvraient seules, la mémoire se saturait systématiquement, il m’était presque impossible d’utiliser mon navigateur internet, qui détectait de trop nombreuses redirections. Ces dysfonctionnements sont allés crescendo, jusqu’en mars 2000, à la veille du confinement, quand mon téléphone s’est carrément bloqué. Impossible de le démarrer : il restait bloqué sur la pomme d’Apple. Je l’ai emmené chez un réparateur, qui a dû opérer une réinitialisation, j’ai alors perdu de nombreuses données.

Lors de l’enquête sur Omar Radi, outre l’intrusion dans la visioconférence, je me suis rendue compte que certaines sources étaient au courant de la teneur et de détails de conversations confidentielles que j’avais eues avec d’autres sources. J’ai vraiment eu des doutes à ce moment-là, j’ai réinitialisé mon téléphone, je m’en suis débarassées et je m’en suis acheté un autre.

Au printemps 2021, j’ai été contactée par des journalistes du consortium Forbidden Stories qui m’ont informée qu’ils suspectaient que mon téléphone ait pu faire l’objet de l’implantation d’un spyware. Je leur ai alors confié mon appareil afin qu’il soit vérifié et testé par une équipe spécialisée du Security Lab d’Amnesty International. L’analyse n’a rien donné sur ce nouvel appareil, j’étais rassurée.
Mais en juillet, la veille des révélations de Pegasus Project, j’ai été recontactée par une journaliste de Forbidden Stories m’informant que je figurais bel et bien sur un document recensant des cibles potentielles de ce logiciel espion israélien, liste établie, selon le consortium de 17 médias internationaux ayant enquêté sur cette affaire, par un service de sécurité de l’Etat marocain. Dans mon cas, les réinitialisations, forcée puis volontaire, de mon téléphone, ont conduit à perdre les traces d’une éventuelle implantation de ce spyware.


J’ai toutefois déposée plainte, mon journal s’est porté partie civile, j’ai été entendue dans le cadre de l’enquête préliminaire par des policiers chargés de la lutte contre la cybercriminalité, et une instruction judiciaire est aujourd’hui ouverte.

La cybersurveillance est le prolongement à une échelle vertigineuse de la surveillance physique. Mais elle est bien plus terrifiante car invisible, indétectable. J’ai vécu ces allégations de piratage de mon téléphone comme une grande violence m’affectant personnellement, mais propre aussi à atteindre mes proches, mes amis, mes collègues et ma famille. C’est, potentiellement, une intrusion insupportable, un viol de mon intimité et de ma vie privée. Comme si vous étiez cambriolé pour vous dérober des des données personnelles qui concernent d’autres gens. Mais le plus grave à mes yeux, c’est cette attaque frontale contre le secret des sources. Lorsqu’on est journaliste et que l’on enquête sur des sujets sensibles, surtout sur des terrains gardés par des régimes autoritaires, notre hantise est de ne pas mettre en danger les personnes qui nous informent. Or, là, il y a une mise en danger manifeste de mes sources. Et à l’avenir, cela compromet, pour moi, la possibilité de nouer les liens de confiance indispensables qui permettent à des sources de me confier des informations en prenant des risques pour cela. L’existence à elle seule d’un tel système de surveillance installe un climat de peur, et donc de silence, chez nos sources. Dans le cas du Maroc, c’est patent : je suis aujourd’hui coupée de la plupart de mes sources sur place.

Nous sommes très vulnérables devant ces technologies, en particulier nous, journalistes. Nous ne pourrons jamais rivaliser avec les moyens démesurés que déploient des Etats autoritaires, des multinationales de la surveillance qui n’ont aucune limite, qui s’affranchissent de toute légalité. Et quels que soient les outils, les protocoles dont nous pourrons nous doter pour protéger nos sources, nous resterons exposés. L’hypervigilance à laquelle nous obligent ces systèmes de cybersurveillance relève elle même d’une forme de violence, de l’entrave au libre exercice de notre métier : elle génère de l’angoisse, elle implique une perte de temps, d’énergie.

Je prends depuis longtemps des précautions lors de mes reportages, en usant lorsque le contexte l’impose de téléphones rudimentaires, sans connexion, sans localisation. Mais je n’imaginais pas devoir prendre des précautions de cette nature sur le sol européen, français. Ce qu’il y a de vertigineux ici, c’est la déterritorialisation des atteintes à la liberté de la presse, au secret des sources, des pratiques répressives.

Il faut interdire ce genre d’armes technologiques que des dictatures retournent contre les voix critiques à l’intérieur de leurs frontières et au dehors. Puisque des traités internationaux interdisent les armes non conventionnelles, il faut interdire ces spywares, qui sont des armes redoutables dans une terrifiante cyberguerre globale contre les libertés. Des vies sont en jeu : celles des journalistes et militants emprisonnés ou assassinés, comme Cecilio Pineda Birto au Mexique. Des sanctions devraient être prises contre les Etats qui ont usé de ce logiciel espion à de telles fins, sans rapport avec la « lutte contre le terrorisme et la criminalité » qu’ils revendiquent. Les dirigeants de l’entreprise qui le commercialisait sous le parapluie du ministère de la Défense israélien devrait eux aussi rendre des comptes. J’ajoute, s’agissant de la France, que la complaisance de Paris pour les turpitudes et les pratiques autoritaires de la monarchie marocaine n’est pas étrangère à cette situation. Sûrs de leur impunité, le pouvoir marocain et sa police se sont sentis autorisés à franchir toutes les lignes rouges. Des journalistes marocains en exil sont filés, harcelés, menacés sur le sol français. J’en ai moi-même été témoin le 15 février 2019 à Paris, dans une salle baptisée Le Maltais rouge, où une conférence sur la liberté de la presse au Maroc a été brutalement interrompue par des gros bras qui ont coupé l’électricité et jeté des tables et des chaises sur les participants.

La complaisance française devant le scandale de cyberespionnage par le logiciel Pegasus est inadmissible, alors même que des membres du gouvernement, le Président de la République lui même, sont concernés.

Je voudrais conclure sur un épisode qui en dit long sur l’arrogance, en Europe, des Etats autoritaires décidés à réduire au silence les journalistes refusant de se plier à leur propagande. Il s’agit de la procédure judiciaire engagée par le Royaume du Maroc contre des médias français ayant fait état du scandale Pegasus : Le Monde, Radio France, L’Humanité, France Media Monde, Mediapart, etc. Le parquet a heureusement rejeté le principe de l’ouverture d’un procès en diffamation. Mais le Royaume du Maroc a fait appel de cette décision. Il est représenté dans cette affaire par un avocat qui s’est spécialisé dans les procédures baillons contre les journalistes, au profit de grandes entreprises et de multinationales, et qui s’adonne à un véritable harcèlement judiciaire des journalistes dont les investigations dérangent ses clients. De ce point de vue, nous attendons beaucoup du projet de directive européenne anti-Slapp, anti-baillon, qui vise à protéger les journalistes, les ONG, les lanceurs d’alerte et les militants, à les protéger des actions en justice abusives intentées par des entreprises, des Etats ou des personnalités influentes. L’adoption d’une telle directive serait un pas décisif en faveur de la liberté de la presse.

Je vous remercie

Source

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