Le mystère du câble Wikileaks sur les pourparlers algéro-américains de 1975 sur le Sahara espagnol
Ana Camacho (13/1/2014)
L’original d’un intéressant document déclassifié qui soulève des questions croustillantes sur le rôle joué par l’administration américaine dans les tractations louches qui ont conduit à l’invasion marocaine du Sahara espagnol en octobre 1975 a disparu du site Wikileaks. L’éminent professeur Luis Portillo Pascual del Riquelme, auteur d’une traduction du texte qui était affiché pacifiquement depuis des années, a attiré l’attention sur ce fait, mettant en garde contre un possible cas de censure. On peut se demander qui a été suffisamment dérangé par le texte pour se donner la peine de le faire retirer du site web le plus obscurantiste de la planète. En l’absence de toute explication de la part de Wikileaks, le principal indice est le texte en question.
Le document, issu des archives diplomatiques américaines, fait référence à la réunion que le secrétaire d’État américain Henry Kissinger a tenue à Paris le 17 décembre 1975 avec l’actuel président algérien Mohamed Bouteflika, alors qu’il était en charge de la politique étrangère de son pays. En Espagne, le roi Juan Carlos régnait déjà et le gouvernement de cette première monarchie post-franquiste mettait la dernière main à la farce par laquelle il s’était retiré du Sahara encore officiellement espagnol, en faisant tout son possible pour que la communauté internationale consente à l’occupation illégale du territoire par le Maroc.
La première chose qui frappe lorsqu’on examine le contenu de ce texte est le ton cordial et détendu du dialogue entre Bouteflika et Kissinger, loin des tensions auxquelles on aurait pu s’attendre d’après notre récit habituel des relations prétendument mauvaises entre les États-Unis et l’Algérie à l’époque parce qu’ils étaient dans des camps opposés dans le contexte de la guerre froide. La transcription de cette conversation secrète ne cadre pas non plus avec l’opinion qui attribue le désordre espagnol aux énormes pressions avec lesquelles l’impérialisme américain malveillant a forcé l’Espagne du régime franquiste mourant à céder la 53e province au Maroc. Là aussi, on suppose qu’il s’agissait d’empêcher la naissance d’un État sahraoui susceptible de tomber dans l’orbite de l’Algérie et de devenir ainsi, selon cette logique, un autre pion de l’axe soviétique.
Pourtant, dès le début de la rencontre, rien ne laisse penser que l’Algérie progressiste et révolutionnaire du FLN était, comme le suggèrent souvent les versions de l’époque, l’ennemi numéro un de l’Amérique en Afrique du Nord. Les deux hommes politiques semblent se concurrencer dans une convivialité qui cherche à éviter le moindre malentendu. Ils ont un intérêt évident à attirer l’opposition dans leur propre camp, mais cela ne doit pas ternir une relation dont aucun des deux n’a à se plaindre, bien au contraire.
Kissinger lui-même souligne que l’Algérie est un pays dans lequel les Etats-Unis ont de nombreux intérêts et reconnaît que les deux gouvernements ont une relation « très positive ». Il remercie d’ailleurs M. Bouteflika pour la coopération de l’Algérie sur le plan politique en ce qui concerne le Moyen-Orient. De son côté, le ministre algérien de l’époque abonde dans son sens et ajoute à ces éléments la » formidable coopération » qui existait apparemment déjà dans le domaine économique. Si l’on en croit ce texte, l’Algérie et les Etats-Unis n’étaient pas si éloignés l’un de l’autre, même si aucun des deux n’avait envie de le faire savoir.
L’obsession de la guerre froide que l’on attribue souvent à Kissinger, à juste titre, se retrouve dans leur échange de vues sur le conflit angolais. On n’en trouve aucune trace, en revanche, lors de l’examen de la question saharienne, deuxième sujet de la rencontre. La première chose que fit Kissinger en abordant cette question fut de devancer Bouteflika et de lui assurer qu’aucune pression n’avait été exercée sur l’Espagne depuis Washington et qu’une tentative avait même été faite pour dissuader le roi Hassan du Maroc d’empêcher la Marche verte du 6 novembre de pénétrer dans le Sahara espagnol.
En expliquant les raisons de la non-opposition des Etats-Unis à l’invasion, Kissinger tient à ce que leur position ne soit pas interprétée comme un soutien au Maroc mais comme une position neutre. Mais surtout, il s’efforce de faire en sorte que la position « neutre » de son gouvernement ne soit pas interprétée comme un geste anti-algérien. Il tente également de se justifier par la prétendue ambiguïté de la décision de la Cour de La Haye, le manque d’intérêt des Etats-Unis pour le Sahara et les doutes qui l’empêchent de considérer l’affaire comme une « question de principe », comme le prétend Bouteflika, en la comparant à la question palestinienne.
De son côté, Bouteflika démonte très poliment ces arguments et propose de défendre une solution qui consisterait à organiser un référendum d’autodétermination dans lequel les Sahraouis pourraient décider librement de leur avenir. Ce passage explique pourquoi, lorsque l’organisation d’Assange a publié ce câble sur son site web, certains analystes pro-annexionnistes étaient furieux de la prétendue déloyauté de Bouteflika (envers les intérêts alaouites) dans la gestion du conflit sahraoui. Mais ce qui les a probablement le plus blessés en lisant cette partie du résumé diplomatique, c’est que Kissinger ne s’est pas opposé, en principe, à la proposition de Bouteflika et a promis de réfléchir à la solution du référendum.
Dans quelle mesure Kissinger était-il sincère ? Il ne faut pas perdre de vue qu’en matière de recherche historique, comme en journalisme, un document ne suffit pas à établir la vérité. Mais, bien sûr, le principal bénéficiaire de la disparition de ce câble est l’unanimité avec laquelle les analystes de droite et de gauche ont attribué l’hostilité entre les États-Unis et l’Algérie comme le grand atout avec lequel le Maroc, il y a 38 ans, a remporté sa première victoire au Sahara espagnol.
https://espacioseuropeos.com/2014/01/el-misterio-del-cable-de-wikileaks-sobre-las-conversaciones-de-eeuu-y-argelia-en-1975-a-proposito-del-sahara-espanol/