Tags : Guerre froide, Etats-Unis, OTAN, Russie, Chine, Occident, Est-Ouest,
Par Nordine Azzouz
La revue NAQD poursuit son travail d’analyse et de pensée critique, cette fois en s’intéressant dans son dernier numéro à la guerre froide. Non pas pour faire l’histoire déjà largement étudiée de ce conflit hors normes, un peu quand même, mais surtout pour montrer de quelle façon il s’est déroulé en dehors de son terrain initial et a différemment impacté les pays qui se trouvaient à la périphérie des puissances tutélaires qui l’ont menée : Les Etats-Unis et l’URSS. Leur confrontation et l’émergence des blocs Est et Ouest n’est-elle pour autant plus qu’une séquence de l’histoire contemporaine ? La guerre en Ukraine, le bras de fer entre les pays occidentaux et la Russie, la montée des tensions de compétition entre Pékin et Washington rendent toute réponse définitive difficile en ce début du XXIe siècle. Le déploiement accéléré de l’OTAN jusqu’à ses confins orientaux et septentrionaux, l’apparition toutefois d’un mouvement international dont les acteurs ne veulent être ni dans un camp ni dans un autre nous rappellent que dans l’histoire il y a des clés pour comprendre le présent…
Pour cette édition exceptionnelle, « printemps/été 2023 », le conseil scientifique et le comité de lecture qui se sont chargés de sa conception et de sa préparation ont pris le parti de reprendre quelques-uns des travaux du colloque important qui s’est tenu en 2021 à l’université de Jyväskylä en Finlande, à l’occasion du trentième anniversaire de la disparition du « rideau de fer ».
Le directeur de NAQD, l’historien Daho Djerbal qui a participé au colloque, explique cette démarche par l’intérêt porté aux «interventions d’historiens et de diplomates de haut rang” qui ont montré que la guerre froide n’était pas seulement une compétition bipolaire et que ses effets «ont aussi concerné l’ensemble des pays d’Afrique du Nord, du Moyen et du Proche-Orient, d’Amérique du sud, tout autant que les anciennes colonies d’Asie ».
L’organisateur du colloque, le professeur Jarosław Suchoples qui l’a accompagné dans la coordination du numéro spécial de la revue avec la chercheuse Nathalie Chamba, ajoute que «le plus intéressant» était (…) de faire intervenir «des auteurs de divers horizons dont les contributions forment une sorte d’image mondiale de la guerre froide».
Ces chercheurs viennent de «17 pays et de 4 continents, du Japon au Brésil en passant par la région MENA, le Proche et le Moyen Orient». Ils nous décrivent, en effet, un « phénomène global», dont l’intérêt ne se rattache pas à la seule empreinte qu’il a fortement laissée dans l’histoire de la deuxième moitié du XXe siècle.
Ils nous amènent à découvrir d’abord avec intérêt des thèmes d’importance mais peu débattus en Algérie comme ceux relatifs à l’Argentine, à l’Indonésie, à l’île japonaise d’Okinawa, au Népal et aux réalités qui ont été les leurs en tant que pays et territoires de continents différents et lointains face aux luttes d’intérêt des puissances mondiales et régionales durant a guerre froide.
Ils nous conduisent à réfléchir ensuite sur la manière dont notre monde est à présent bâti, alors que la guerre fait rage en Ukraine, que les vainqueurs et les vaincus d’hier sont à nouveau en état de belligérance, rejouant devant nous une nouvelle partition des alliances et mésalliances qui étaient en cours avant l’écroulement de l’Union soviétique.
Si, aujourd’hui, ce jeu parait autre, il remet au tapis toutes les questions qui nous ont soucié jusqu’avant la chute du mur de Berlin. Les ambitions et les rivalités agressives des puissances, la menace de l’arme nucléaire, les guerres par procuration, l’avenir du multilatéralisme sont à nouveau anxieusement interrogés. « Le grand jeu stratégique entre la Chine et les USA 2022-2049 », objet de la note critique publiée par Wojtek Lamentowic dans ce numéro double de NAQD, ajoute aux incertitudes. Il annonce un changement d’époque, voire de système dont la fascination, au moins, est de démentir, une nouvelle fois encore, la « fin de l’histoire ».
Quand le passé fait mieux lire le présent
« Passé /Présent », la mention placée en sous-titre de la couverture du numéro de NAQD n’est ainsi pas fortuite. Elle souligne des textes dont les auteurs, en même temps qu’ils font œuvre de recherche historique sur les effets de la guerre froide au Maghreb/Machrek et Proche-Orient, en Europe, en Asie du sud, en Extrême-Orient et en Amérique du Sud, font remonter à la surface le débat sur des problématiques actuelles et (géo) politiquement brûlantes.
La question palestinienne en fait partie. Elle est par ricochet soulevée par l’historien jordanien Jamal Al-Shalabi et son compatriote le brigadier général Awad Al-Tarawneh dans leur étude sur « Les Arabes et les Soviétiques. Une relation nécessaire à la fin tragique ». A leur écrit qui situe « le point de vue arabe » en particulier, on apprend comment, s’étant trompé sur Israël qu’elle entrevoyait comme un fief du communisme au Proche-Orient et qu’elle considérait comme un allié potentiel face au camp occidental, l’URSS a dû passer d’un soutien « juridique » et donc total à la création de l’Etat hébreu en 1947 – bien avant les Etats-Unis !-, à une assistance économique et militaire, stratégique pour certains, des Etats arabes qui le combattaient.
Ces évènements méconnus ou oubliés nous font baigner dans la complexité des liens pas toujours stables ni tranquilles qu’avait l’Union soviétique avec les Etats arabes « progressistes » : l’Egypte nassérienne, l’Irak, la Syrie et, au Maghreb, la Libye et l’Algérie de Houari Boumediène. Ses voyages à Moscou et les affinités de doctrine économique et militaire qu’il a eues avec les dirigeants soviétiques, notamment dans le feu des guerres israélo-arabes de 1967 et 1973, nous éclairent avec quelques indications pas du tout superflues sur ce qui reste de l’héritage de cette période dans les relations actuelles entre l’Algérie et la Russie.
D’autres épisodes nous font rappeler qu’il y a eu une sorte de « guerre froide arabe durant la guerre froide qui se déroulait à l’échelle mondiale». «D’un côté, il y avait un alignement des régimes progressistes arabes menés par l’Égypte nassérienne, et de l’autre côté les régimes arabes menés par l’Arabie Saoudite ». Pour s’opposer aux pays arabes recherchant le socialisme et associés à l’Union soviétique selon des intérêts et des objectifs propres, la monarchie wahhabite et ses alliés hostiles à l’URSS se montreront dans cet affrontement interarabe très actifs dans l’ « alliance islamique » qui s’est formée dans le cadre de la guerre froide et dont les positions allaient s’exprimer au tournant des années 1980 sur le théâtre du conflit afghan» notamment…
Autre vieille question qui remonte au présent, le nationalisme kurde. Le texte du chercheur de l’université de Xiamen en Malaisie Esmaeil Zeiny – « De La Crise de l’Azerbaïdjan à la République de Mahabad »- met en lumière un de ses grands marqueurs historiques et tragiques. Il le fait en opérant un retour sur la « crise irano-soviétique » en 1945-1946, que certains considèrent comme le début véritable de la guerre froide. Proclamée en décembre 1945, avec le soutien de l’URSS, cette République autonome de Mahabad sera écrasée par l’armée iranienne avec le soutien des Américains et des Britanniques après le retrait des soviétiques. Près de quatre-vingt ans après cet évènement resté vif dans l’imaginaire militant kurde, alors qu’on semble assister à un renversement de situation depuis la guerre en Syrie, on constate que sans perspective l’espace kurde attise toujours les jeux d’influence internationaux et les alliances antagonistes.
Bolsonaro et l’imaginaire de la guerre froide au Brésil
Non étrangère à ces jeux, mais sans rapport avec le problème kurde, la Turquie est le sujet du travail documenté réalisé par le politiste et historien Jan Asmussen de l’Université Christian-Albrechts de Kiel en Allemagne sur la place qu’avait ce pays durant la guerre froide. Ce professeur qui a notamment enseigné à l’Académie navale polonaise, spécialiste des conflits ethniques et de la sécurité internationale, restitue le contexte dans lequel la Turquie, pays neutre durant la Seconde Guerre mondiale, s’est rapproché du camp occidental avant son entrée à l’OTAN en octobre 1951. Et quels ont été ses rapports avec l’administration américaine depuis le début des années 1950, quand le président Truman était à la Maison-Blanche, jusqu’aux années où elle était occupée par le président Jimmy Carter.
L’adhésion de la Turquie à l’OTAN, explique le professeur Asmussen, a été à la fois une réponse à la menace soviétique dans les questions des détroits et des territoires à sa frontière orientale et une opportunité stratégique de profiter du statut-quo dominant le conflit. A la décrue de la menace soviétique, elle « acquit une position plus robuste et plus indépendante à l’intérieur de l’Alliance Atlantique ». « Ni la crise chypriote de 1974, ni le coup d’état militaire de 1980 n’eurent de sérieuses répercussions pour la Turquie car l’Occident dépendait fortement des installations militaires et de renseignements en Anatolie », fait-il observer.
On laissera au lecteur de NAQD le soin de lire posément son texte, on ne s’empêchera cependant pas de glisser qu’il sert d’excellent point de perspective à ceux qui s’intéressent à la relation américano-turque actuelle et à la perception de la réputation qu’a la Turquie d’être aujourd’hui l’ «ami turbulent » des Etats-Unis.
On finira cette note de lecture forcément non exhaustive en faisant mention à trois textes, deux sont ceux de Jarosław Suchoples sur la Finlande durant la guerre de Corée et de Stefan Lundqvist sur la Suède. On comprend mieux en les lisant comment ces deux pays, autrefois neutres pour des raisons historiques et de politique de sécurité très différentes, sont aujourd’hui les acteurs d’un basculement au sein de l’OTAN pour un futur sans doute propice aux tensions et aux crises auxquelles ils avaient réussi à échapper dans le passé.
Le troisième est celui de Murilo Leal Pereira Neto de l’Université Fédérale de São Paulo sur « l’intériorisation de la guerre froide au Brésil » et la façon dont l’imaginaire politique de la guerre froide dans ce pays, et l’anticommunisme qui l’accompagnait et qui a été ranimé par des nouveaux acteurs de droit et proches des milieux évangéliques, est resté puissant au point de servir à l’élection de Jair Bolsonaro aux présidentielles de 2018.
Sur la remise en question des rapports coloniaux et les ruptures révolutionnaires opérées durant et dans le sillage de la guerre froide, on conseille enfin l’analyse que fait Daho Djerbal en ouverture du numéro spécial de NAQD sur « Les effets de la crise de 1956 sur la guerre d’Algérie ».
L’historien revient sur une date clé du conflit avec, en toile de fond, la question s’il y avait une emprise du nationalisme arabe sur le FLN. Il répond que ce nationalisme « avec ses versions nassérienne et baathiste (…) a été important sans être décisif ». « Les différentes tentatives de Nasser d’influer sur les décisions stratégiques du FLN et le jeu dangereux des services dirigés par Fethi Dib ont fermé définitivement (…) la possibilité d’une alliance ancrée sur le Machrek. Beaucoup de partisans de cette option l’ont payé, en novembre 1958, de leur propre vie dans la tentative ratée d’un putsch contre le GPRA. Considérablement affaibli, ce courant prendra sa revanche dans les crises successives de l’été 1962 et dans la période postcoloniale »….
NAQD, numéros 41-42, printemps/été 2023.Guerre froide. Passé/ Présent. Prix : 1000 DA.
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