Par Ali Skelli
L’UE délègue de plus en plus souvent le contrôle de ses frontières à des « pays partenaires », qui reçoivent des centaines de millions d’euros pour cela. Comme le Maroc, qui ferme hermétiquement la frontière avec deux enclaves espagnoles pour les réfugiés. Beaucoup de ces derniers paient souvent de leur vie leur tentative d’atteindre l’Europe.
Hassan Ammari est assis dans son bureau usé au centre d’Oujda, près de la frontière avec l’Algérie. Ammari est le fondateur de l’Association Aides Aux Migrants En Situation Vulnérable (AMSV), une organisation marocaine qui recherche les migrants disparus. Des centaines de dossiers de personnes disparues s’entassent dans son bureau. « Les survivants sont soumis à des condamnations absurdes et arbitraires, notamment pour complicité présumée de trafic d’êtres humains », déclare-t-il visiblement déçu. « Mais ce sont surtout les personnes sans ressources financières qui choisissent la route vers Melilla. »
Melilla est une enclave espagnole sur la côte africaine, près du Maroc. Le 24 juin 2022, un massacre a eu lieu : des centaines de personnes, principalement des réfugiés du Soudan et du Tchad, ont tenté de franchir le mur lourdement surveillé de 12 kilomètres armés de couteaux et de bâtons. Mais cela a mal tourné et des dizaines ont perdu la vie ; cet incident est devenu le plus meurtrier aux frontières terrestres européennes des dernières décennies.
Ammari : « Les réseaux illégaux optent pour la migration par la mer car c’est là qu’il y a beaucoup d’argent à gagner. » Pour les migrants africains en route vers l’Union européenne, le Maroc est depuis des années un point de passage crucial, car le détroit entre l’Afrique et l’Europe n’est nulle part plus étroit qu’au niveau du détroit de Gibraltar. De plus, le Maroc est le seul pays africain à partager une frontière terrestre avec l’UE, grâce à ses enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla.
Échange politique Bien que Ceuta et Melilla se trouvent sur le continent africain, elles font officiellement partie de l’Espagne. Conquises aux XVe et XVIe siècles pour leur position commerciale stratégique, elles sont restées territoires espagnols après l’indépendance du Maroc en 1956. Le Maroc les appelle Sebtah et Melilah et les considère toujours comme des territoires occupés.
En échange d’un financement européen supplémentaire, le Maroc ferme de plus en plus ses portes avec ses pays voisins, notamment avec l’Espagne, aux migrants souhaitant atteindre l’UE. Dans une tentative de dissuader de nouveaux arrivants, l’UE a signé en début d’année un nouvel accord de coopération avec le Maroc d’une valeur de 624 millions d’euros. La majeure partie de ce budget est allouée à la sécurisation des frontières, à la lutte contre le trafic d’êtres humains, aux expulsions, au retour « volontaire » dans le pays d’origine et à la réforme de la loi marocaine sur l’asile.
« Selon la législation actuelle, les migrants africains peuvent demander l’asile au Maroc, mais le Maroc n’a pas de procédure d’asile propre », explique Ruben Wissing. Il a étudié la protection des migrants au Maroc à l’Université de Gand. « Pour demander l’asile au Maroc, il faut passer par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). »
« Cependant », poursuit Wissing, « il faut souvent des années avant d’obtenir une décision, en raison d’un manque chronique de ressources au HCR. En cas de reconnaissance de votre statut de réfugié, vous devez ensuite demander un permis de séjour auprès du Bureau marocain des réfugiés et apatrides (BRA), qui prend ensuite une décision sur votre demande. Ce service gouvernemental existe sur le papier, mais il fonctionne tellement lentement qu’il est pratiquement inopérant en pratique. De plus, ils peuvent encore refuser l’asile. »
Pactes de migration « La surveillance des frontières et le contrôle de la migration sont deux postes de dépenses importants pour l’UE, avec très peu d’argent ou d’attention consacrés à la protection des réfugiés au Maroc », indique Wissing. « En 2013, l’UE et le Maroc ont conclu un partenariat pour la mobilité dans le but de contrôler la migration. En échange, l’UE serait plus flexible dans l’octroi de visas européens aux Marocains. À l’époque, il y avait encore beaucoup d’attention pour la mise en place d’une procédure d’asile et le roi du Maroc s’est engagé à adopter une loi sur l’asile. Cependant, l’Europe a perdu tout intérêt et la loi sur l’asile n’a jamais vu le jour. »
La coopération que l’UE engage avec le Maroc pour arrêter les migrants se produit dans d’autres pays également, comme le Niger, le Sénégal et l’Éthiopie. L’UE tente ainsi de mieux contrôler la migration sur tout le continent africain. Les droits de l’homme passent au second plan et les causes profondes de la migration sont rarement traitées.
Jamila Barkaoui, chercheuse en droits de l’homme à l’Université d’Oujda, critique ce type de pactes migratoires. « Au Maroc, la situation des migrants est désastreuse depuis des années. De plus, le Maroc a réussi à utiliser la migration comme monnaie d’échange dans un jeu diplomatique avec l’Europe. Il n’y a pas de réelle volonté de résoudre les problèmes liés à la migration. Il est naïf de penser que renforcer la sécurité aux frontières réduira la migration. Regardez le Niger, où le renforcement de la sécurité aux frontières a poussé les migrants à utiliser des routes encore plus dangereuses à travers le désert, transformant le Sahara en un cimetière invisible pour migrants. »
Le HCR et l’Organisation internationale pour les migrations appellent depuis des années à mieux organiser la migration en ouvrant des voies sûres et régulières, par exemple en assouplissant les politiques de visa ou en améliorant la migration de main-d’œuvre. Pourtant, l’UE continue de privilégier la sécurisation renforcée des frontières, sans ouvrir de canaux réguliers vers l’Europe. L’ONG espagnole Caminando Fronteiras a calculé qu’en 2022, en moyenne six personnes par jour sont décédées en tentant de rejoindre l’Espagne. Les trois quarts de ces victimes sont mortes sur la route reliant l’Afrique de l’Ouest aux îles Canaries via l’Atlantique. Cette route vers les îles espagnoles a gagné en popularité ces dernières années, alors que les routes du nord du Maroc sont plus fortement patrouillées. Seule une personne sur dix retrouve jamais son corps.
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