Pour comprendre la durabilité des conflits au Sahel: entretien avec l’expert Jonathan Guiffard

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Pour comprendre la durabilité des conflits au Sahel: entretien avec l’expert Jonathan Guiffard
il est important pour les États sahéliens d’écouter les revendications de leurs populations marginalisées

Depuis les années 2000, l’Afrique est le théâtre de violentes attaques terroristes et djihadistes au Sahel où les populations vivent au quotidien la panique et la peur.

Pour comprendre le lien entre la multiplication des conflits armés et une série de coups d’État dans la région, Global Voices a interviewé, via mail, Jonathan Guiffard, spécialiste du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, expert associé en relations internationales et questions stratégiques à l’Institut Montaigne, un think-tank français. Il est également l’auteur du dernier rapport de cette institution sur la sécurité en Afrique de l’Ouest.

Jean Sovon (JS): Quelles sont les raisons principales du conflit au Sahel qui dure depuis 20 ans?

Jonathan Guiffard (JG): Le conflit au Sahel résulte d’une volonté des djihadistes algériens d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) d’instrumentaliser un terrain propice pour mener une lutte révolutionnaire.

Ces djihadistes ont réussi à convaincre, par la prédication religieuse, le discours révolutionnaire et la contrainte, de nombreux Maliens, Burkinabé et Nigériens marginalisés sur les plans politiques et économiques à rejoindre une lutte armée contre les États en place. La corruption endémique, la prédation de richesses et ressources rares, les tensions rurales entre éleveurs et agriculteurs, la violence symbolique et physique contre des communautés, l’absence de justice ont motivé ces recrutements djihadistes.

Ce phénomène djihadiste a aussi profité de la montée en tension entre les groupes armés rebelles du Nord du Mali (Mouvement national de libération de l’Azawad, Haut conseil pour l’unité de l’Azawad, Coordination des mouvements de l’Azawad) et les autorités maliennes, pour enclencher une spirale de violences qui ne s’est plus arrêtée, malgré des accords de paix de 2015. Les djihadistes ont poursuivi le combat et l’ont étendu dans toute la région.

L’intervention militaire française et internationale, entre 2013 et 2023, a fortement affaibli et déstructuré les groupes djihadistes, tout en ouvrant des fenêtres politiques. Mais ces succès ont été mal exploités sur le plan politique et cette présence est devenue un prétexte renforçant la spirale de violence. Le piège s’est refermé sur les alliés internationaux qui n’ont pas vu venir ce changement.

JS : Les résurgences des attaques terroristes marquent-elles un tournant dans ce conflit?

JG : Après une phase difficile entre 2013 et 2016, les djihadistes ont adapté leurs stratégies, notamment par un effort soutenu de recrutement et de financement de combattants dans le centre et le sud du Mali, ainsi que dans le nord du Burkina Faso. Alors que les troupes françaises et maliennes étaient concentrées au Nord du Mali, ce contournement a permis de fortement relancer l’insurrection.

Depuis 2017-2018, le volume d’attaques augmente sans cesse. Le nombre de civils tués s’accroît de manière exponentielle et l’apparition de milices armées ou soutenues politiquement par les États, au Mali et au Burkina Faso, a enclenché des cycles de violence et de représailles très importants.

En revanche, il est clair que depuis le départ des forces militaires françaises, en 2022, et maintenant que la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) quitte le Mali, les djihadistes en profitent. Ils ont retrouvé une grande marge de manœuvre, et en profitent pour occuper le terrain et frapper l’armée malienne et ses alliés russes du groupe Wagner. Les attaques contre les bases maliennes se succèdent et permettent de s’équiper à peu de frais, tout en brisant le moral de l’armée malienne.

Pour l’heure, le tournant n’est pas encore marqué, mais je crois qu’il est effectivement en train d’avoir lieu : sur le terrain, il n’y a plus aucune force capable de rivaliser avec les djihadistes. L’armée malienne et ses alliés n’en ont pas les capacités. Les groupes armés non plus et ils préservent leurs forces pour se battre contre l’armée malienne. Ainsi, les djihadistes peuvent accroître la cadence, sans faire face à beaucoup de résistance. Leur limite sera la taille de l’espace qu’ils occupent : ils auront de plus en plus de mal à gérer des opérations dans des régions aussi étendues allant du Mali au Bénin.

JS : Le nombre croissant de coups d’État dans la région est-il lié à ce conflit?

JG : La multiplication des coups d’État, au Mali (2020 et 2021), au Burkina Faso (janvier 2022 et septembre 2022) et au Niger (2023) est directement liée au conflit. La dégradation continue de la situation sécuritaire a donné l’opportunité à des officiers de prendre le pouvoir par la force pour tenter de rétablir la sécurité. Il ne faut pas être naïfs : ces officiers ont pris le pouvoir pour eux-mêmes et malgré des annonces de transition, ils ne semblent nullement avoir l’intention de laisser le pouvoir.

En revanche, il est clair que ces prises de pouvoir par la force, parfaitement illégales, ont été permises par un soutien populaire important qui les légitiment. Si l’ensemble de la population est loin de soutenir ces régimes, il y a une base populaire forte dans les grandes villes car les populations vivent l’effondrement de leurs pays. Elles ne parviennent pas à comprendre pour quelles raisons l’ennemi avance, alors que les forces internationales sont sur le terrain. De cette incompréhension né un sentiment de colère et dégagisme : les internationaux et leurs alliés, les classes politiques nationales, sont clouées au pilori.

Toutes les nouvelles options deviennent bonnes à essayer, notamment l’aide apportée par la Russie, alors même que celle-ci est contreproductive et aggrave le conflit. Les duels très vocaux et les provocations à l’égard des anciens alliés français, occidentaux ou régionaux, sont des bravades politiques qui visent à redonner à la population une image positive et de l’honneur aux responsables sahéliens, tout en masquant les difficultés tragiques sur le terrain. Ce populisme ou ce néo-souverainisme est une écume qui ne durera pas, mais qui existe pour répondre à un besoin profond de la population de retrouver des repères.

JS : Peut-on parler d’un échec militaire et sécuritaire malgré la présence européenne et onusienne?

JG : Je pense qu’on peut parler d’un échec stratégique collectif : les forces nationales et internationales ne sont pas parvenues à endiguer le phénomène djihadiste dans la région, avec pour conséquence un drame humanitaire et l’expansion de la violence. La crise est toujours aiguë et aucune perspective positive n’apparaît.

En revanche, il me paraît peu nuancé de parler d’échec de la France, de l’ONU ou du Mali. Les succès militaires n’ont pas été correctement exploités sur le plan politique, ne permettant pas d’apaiser la situation et de trouver des solutions pour lutter contre les combattants les plus déterminés. Tous les acteurs ont ainsi perdu en légitimité. Dans ce cadre, toute solution négociée devient très difficile à mettre en œuvre et chacun se replie sur soi, la confiance ne parvenant pas à s’installer.

Il a aussi vraisemblablement été naïf de penser que les armées françaises, européennes ou onusiennes parviendraient à former durablement et correctement les armées sahéliennes, tout en ignorant les effets politiques négatifs d’un tel soutien : coup d’État des corps habillés les plus forts ou recrutement accru chez les djihadistes. Ce paradoxe est structurant.

Cet échec stratégique, comme la désignation de bouc-émissaires, masque aussi les problèmes de fond qui sont à l’origine de l’enracinement de la crise : les responsables politiques et militaires sahéliens sont entrés dans des spirales de violence et d’oppression contre certaines populations ; la mise en œuvre de milices a accru la violence ; les efforts d’inclusion économique et de développement sont encore moins important qu’auparavant, à cause de la guerre ; l’inclusion politique n’est pas mis en œuvre (échec des accords de paix) ; la mise en œuvre de normes sociales et de justice différenciée et adaptée aux différentes communautés est combattue par l’État central. Ainsi, les sources du problème ne sont pas traitées, ajoutant du carburant à un feu déjà bien entretenu.

JS : Selon vous, quelles mesures militaires, politiques, économiques et autres pourraient mener à une fin de ce conflit?

JG : Il y a trois temps différents qui demandent des mesures différentes.

Dans le très court terme, les États sahéliens doivent limiter au maximum leurs opérations militaires dans les zones civiles, ceci de manière unilatérale. Au Mali, particulièrement, l’État doit expulser la milice russe et ouvrir de nouveau un dialogue avec les groupes rebelles. Ce dialogue politique est le premier à privilégier.

Dans le court-terme et en parallèle de ces efforts, les États doivent ouvrir des discussions avec les groupes djihadistes, en échange d’un cessez-le-feu généralisé. Les groupes djihadistes disposent de chaînes de commandement efficaces et sont en mesure de faire des trêves. Sur cette base, des représentants des États et des groupes djihadistes doivent négocier, dans un tiers pays, pour établir ce qui est négociable, notamment l’application de normes sociales et religieuses différenciées (mais déjà effectives dans les populations). Ce dialogue doit être mené avec les groupes rebelles, réintégrés au sein de l’État ou comme acteurs tiers, car il s’agit de discuter de la gouvernance. Cette discussion doit se tenir en parallèle d’un effort de désengagement militant : la médiation, le compromis et l’amnistie nationale peuvent aider des djihadistes convaincus à poser les armes.

Dans le moyen-terme, il convient de mettre en œuvre des programmes de développement économiques forts, notamment dans le domaine agricole et au profit des populations rurales. En incluant mieux les agriculteurs aux circuits économiques et commerciaux, en les aidant à se structurer et à moderniser leur production, plusieurs objectifs de réduction de la pauvreté, de souveraineté alimentaire et d’emploi sont atteignables.

La conjonction de ces trois politiques, à des tempos différenciés, pourrait ouvrir la voie à un apaisement de la crise et à diminuer au maximum l’emprise et la légitimité des groupes jihadistes dans la population. Les plus déterminés et idéologisés des combattants resteront longtemps « dans le maquis », mais sans soutien populaire, cela ne pourra pas être éternel. C’est ce soutien qu’il faut diminuer et pour cela, il est important pour les États sahéliens d’écouter les revendications de leurs populations marginalisées.

Source : Global Voices, 02/10/2023

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