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Des centaines de grandes marques européennes d’habillement externalisent leur production en Tunisie, mais laissent derrière eux d’importants dégâts sociaux et environnementaux.
La chaîne de production humaine est longue. Dans cette usine qui s’étend sur 5 hectares dans la banlieue de la ville de Slimane, de l’autre côté de la montagne qui dessine l’horizon des fenêtres de Tunis, les mains de milliers d’ouvrières textiles, des femmes pour la plupart, mesurent, cousent, emballent. Les bobines de fil coloré sont d’abord transformées en échantillons de tissu, puis en pulls pour la collection automne-hiver, qui sont enfin embeillis du logo de grandes marques : Armani, Moncler, Lacoste, Calvin Klein…
Dernière étape, l’apposition de l’étiquette. Assises à un comptoir, la porte ouverte pour laisser entrer le dernier soleil du soir, deux femmes appliquent le code-barres, répétant le même geste mécanique. Chaque week-end, des camions transportent les vêtements de l’immense entrepôt sombre de l’entreprise jusqu’au port de Radès, à Tunis, d’où ils embarqueront pour les grands ports européens, à destination de boutiques françaises, italiennes, allemandes ou espagnoles.
Dans la plupart des usines de textile tunisiennes, le salaire moyen des ouvrières s’élève à 600 dinars par mois (environ 179 euros), comme le veut la convention sociale négociée entre l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et le patronat.
« En Europe, plus personne ne veut faire ce travail. Et si la Tunisie devenait un pays riche, nous ne trouverions peut-être pas de main-d’œuvre ici non plus », explique Haithem Bouagila, président de la Fédération tunisienne du textile et de l’habillement (FTTH), représentant une partie du patronat. L’homme est aussi directeur de l’usine de Slimane, qui bénéficie d’un statut offshore comme la plupart des entreprises du secteur.
Assis dans son bureau et entouré par les nouvelles créations de la saison, Haithem Bouagila dresse la liste des avantages du marché tunisien : « proche de l’Europe », « peu coûteux en termes de transport », « avec une longue tradition dans le domaine ». Mais à quel prix ?
« Mes doigts deviennent souvent bleus à cause de l’effort »
La délocalisation de l’industrie de la fast fashion fait immédiatement penser au Bangladesh ou à la Chine. Mais le bassin méditerranéen est aussi concerné. « Les entrepreneurs étrangers choisissent la Tunisie pour sa main-d’œuvre bon marché, au détriment des droits sociaux et environnementaux », résume Mounir Hocine, président de l’association le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), de la région de Monastir, au nord-est du pays.
La Tunisie est le neuvième pays d’importation d’habillement de l’UE, après le Cambodge, selon une étude du Centre technique du textile de 2022. Plus de 1 530 entreprises y sont officiellement localisées, soit 31 % du tissu national. 82 % de cette production part à l’étranger. Un secteur construit sur une main-d’œuvre majoritairement féminine et sous-payée. La file d’attente des travailleuses victimes d’abus demandant une assistance juridique au FTDES s’allonge, certifie Mounir Hocine.
C’est ce qu’a fait Meriem après avoir perdu son emploi à l’usine. Au bout du couloir d’entrée de son petit appartement au rez-de-chaussée dans la ville de Ksibet El-Mediouni, à quelques kilomètres de Monastir, elle a installé sa machine à coudre. Les doigts recouverts de pansements, c’est désormais ici qu’elle produit des chiffons de nettoyage. Ils sont ensuite distribués aux grands magasins tunisiens par la coopérative Les Mains solidaires, un projet soutenu par le FTDES, Avocats sans frontières (ASF) et IWatch, dans le but de garantir la réinsertion professionnelle des ouvrières du secteur poussées à la sortie sans préavis.
Une « maladie du textile »
La raison : une baisse de la productivité, souvent pour cause de maladie, d’un accident ou tout simplement de l’âge. « Les mains plus jeunes sont plus rapides, affirme Meriem, qui s’est retrouvée au chômage à 40 ans. Il a fallu un certain temps pour que les miennes cessent de se raidir après quinze ans de travail. » « Mes doigts deviennent souvent bleus à cause des gestes répétés », lui fait écho sa sœur, de retour du travail, encore habillée d’un tablier vert.
« Environ 65 % de ces femmes tombent malades à cause de leur profession. Elles ont surtout des troubles musculosquelettiques », explique Mounir Hocine. Selon lui, la « maladie du textile » représente une charge importante pour le budget de l’État.
« Personne ne sera responsable des dommages »
Quand elle s’est retrouvée à la porte, du jour au lendemain, en pleine période du Covid-19, Meriem a découvert n’avoir aucun droit ni pouvoir de négociation. Les cotisations sociales n’étaient pas incluses dans son contrat. Son usine, un garage dans la banlieue de Monastir, n’était même pas déclarée.
« Le secteur fonctionne comme une matriochka », confirme Habib Hazemi, président de la Fédération générale du textile, de l’habillement, chaussure et cuir de l’UGTT, en référence aux poupées russes placées les unes à l’intérieur des autres. « Remonter la chaîne des responsabilités est très compliqué, voire impossible », confirme Adel Tekaya, président de l’Utica, l’autre branche du patronat à Monastir.
D’autant que l’âge moyen d’une usine textile dépasse rarement les neuf ans : à l’expiration d’une période de dix ans, les sociétés ne peuvent plus bénéficier des avantages fiscaux garantis par la loi tunisienne sur l’investissement. « Elles font en sorte de délocaliser de nouveau, ou de rouvrir sous un autre nom. Personne ne sera ainsi responsable des dommages sociaux et environnementaux qu’ils laissent derrière eux », conclut Mounir Hocine, du FTDES.
Pollution de la baie
Fatima Ben Amor, active depuis des années au sein de la société civile de la petite ville de Ksibet El-Mediouni, le sait très bien. Cette jeune activiste, qui a grandi après la révolution de 2011, milite avec l’Association pour la protection de l’environnement de Ksibet (Apek) pour la dépollution de la baie au sud de Monastir. C’est là que les usines du coin déversent des polluants et des produits chimiques utilisés pour la teinture des jeans depuis des années, comme l’acide acétique, des détergents chimiques ou du peroxyde d’hydrogène.
En cause : le processus de délavage des jeans. Cette « fierté tunisienne », comme l’appellent certains entrepreneurs de la zone, est caractérisée par des procédés de teinture impliquant beaucoup de produits chimiques et une consommation massive d’eau : entre 55 et 72 litres par jean, selon le FDTES. En 2022, 11 millions de paires de jeans ont été exportées vers l’Union européenne, dont 85 % après avoir subi le processus de délavage.
Bien que le président de la FTTH assure que « les grandes entreprises de la région disposent de toutes les certifications nécessaires et d’un cycle fermé qui permet de réutiliser l’eau », la mer en face de la ville de Ksibet est boueuse. Quelques bateaux oscillent sur une couverture d’algues vertes. « Il y a trente ans, c’était une nurserie pour de nombreuses espèces méditerranéennes. Aujourd’hui, il n’y a plus rien », commente un ouvrier du port de Ksibet El-Mediouni sous couvert d’anonymat.
Comme l’ont confirmé plusieurs pêcheurs de la région, de nombreux poissons sont morts. La population est aussi touchée : les maladies cancérigènes ne font que se multiplier selon la communauté locale, mais un registre du cancer n’a jamais été institué. « Qu’il s’agisse des humains, de la végétation ou de la faune, plus rien ne vit ici. Au bénéfice de qui ? » s’interroge l’activiste.
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