Maroc : L’arme redoutable qui a fait plier la France, Pays Bas, Espagne et Belgique

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Maroc : intimider avec l’immigration et la suspension de la coopération antiterroriste

La justice belge a pris la décision inédite de transférer à Rabat l’essentiel de l’enquête sur le Qatargate, le réseau de corruption au Parlement européen. La Belgique donne ainsi l’impression de céder face au Maroc.

Par Ignacio Cembrero

Le dernier à plier face au Royaume du Maroc a été la Belgique. En avril, sur demande du parquet, sa justice a pris la décision inédite de laisser les deux présumés instigateurs du Qatargate, le plus grand scandale de corruption de l’histoire du Parlement européen, être enquêtés et peut-être jugés dans leur propre pays. Les deux, un diplomate et un agent secret, sont marocains et obéissaient aux ordres de leurs autorités. Qui croit vraiment qu’ils seront véritablement enquêtés?

Pourquoi, après 16 mois d’enquête, la justice belge a-t-elle décidé de transférer à la justice marocaine une partie du dossier du Qatargate, qui devrait plutôt s’appeler Moroccogate car il a été monté par des Marocains? Le Premier ministre belge, Alexander De Croo, rappelle le journal bruxellois Le Soir, s’est rendu à Rabat à cette époque, accompagné de trois ministres, et a obtenu ce qu’il désirait depuis des années : pouvoir rapatrier au Maroc les immigrés marocains en situation irrégulière. Un premier groupe de 700 devait être expulsé sous peu, selon l’annonce faite à l’époque.

Si cette hypothèse est vraie, le Maroc aurait une fois de plus démontré sa capacité à tirer parti, non seulement économiquement mais aussi politiquement, de son émigration en Europe. Il existe plusieurs précédents avant le récent épisode belge.

Il y a maintenant trois ans, le Maroc et les Pays-Bas ont signé un accord sur la main-d’œuvre, que le gouvernement néerlandais a tardé à informer en détail au Parlement jusqu’en septembre 2022. Cet accord facilite également le rapatriement des immigrés, mais comportait une double contrepartie. La Haye s’engageait à ne pas interférer dans les affaires internes du Maroc, c’est-à-dire qu’aucun de ses ministres ne pourrait plus, comme l’avait fait en 2018 le ministre des Affaires étrangères Stef Blok, critiquer, par exemple, la répression de la rébellion pacifique rifaine.

La deuxième concession néerlandaise, à laquelle, pour l’instant, ni l’Espagne ni la Belgique ne se sont encore pliées, stipule que l’exécutif de La Haye consultera le Maroc sur les aides qu’il accorde aux ONG qui développent des projets dans ce pays, selon le journal NRC Handelsblad. Cela signifie-t-il que Rabat a droit de veto? L’Espagne souffre avec des hauts et des bas, depuis un quart de siècle, de ce que, dans un élan de bravoure, la ministre de la Défense Margarita Robles a qualifié de « chantage » et de « menace » le 20 mai 2021. Elle s’est exprimée en ces termes, surprenants de la part d’un ministre socialiste, juste après que plus de 10 000 immigrés irréguliers, dont un cinquième étaient des mineurs, soient entrés à Ceuta en moins de 48 heures.

Le cas de l’Espagne

Cette entrée massive, que le chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita, a attribuée sans vergogne à la “fatigue de la police après les fêtes du Ramadan”, a quelque peu terni l’image du Maroc, mais a servi à finir de plier le gouvernement de Sánchez dans la longue crise avec son voisin. D’où le limogeage de la ministre des Affaires étrangères, Arancha González Laya, le revirement sur le Sahara Occidental et tant d’autres concessions.

L’autre instrument de pression auquel recourt Rabat, en plus de l’immigration, est la coopération dans la lutte antiterroriste que de nombreuses polices européennes considèrent comme fondamentale, car la majorité des attentats de la dernière décennie ont été perpétrés par des personnes d’origine marocaine.

Le Maroc l’a officiellement interrompue un mois avec l’Espagne, en représailles à l’interception par erreur du yacht sur lequel naviguait le roi Mohammed VI par la Guardia Civil, le 7 août 2014, lorsqu’il traversait les eaux de Ceuta. À cette occasion, Rabat a combiné la suspension avec une sanction migratoire : près de 1 100 « sans-papiers » ont débarqué dans la péninsule le 12 août 2014. D’après leurs témoignages, il n’y avait ce jour-là aucun obstacle à prendre la mer.

La majorité des accords migratoires signés avec le Maroc sont des chiffons de papier

Avec la France, le Maroc a également interrompu sa coopération policière et judiciaire pendant presque un an, de février 2014 à janvier 2015, alors que le pays était le plus touché par la violence djihadiste. En échange, il a obtenu sa plus grande prouesse politique en Europe, que l’Assemblée nationale française modifie, en juin de cette année-là, le protocole de coopération judiciaire avec le Maroc pour que le chef de la police marocaine, Abdellatif Hammouchi, ne subisse plus jamais une expérience désagréable en France.

Hammouchi se trouvait, le 20 février 2014, dans la résidence de l’ambassadeur du Maroc à Paris, lorsque la police judiciaire française a frappé à la porte avec l’intention de le présenter devant une juge d’instruction enquêtant sur trois plaintes pour tortures contre lui. Il a quitté précipitamment le pays. Pour le dédommager, la France l’a décoré un an plus tard de la Légion d’honneur, une médaille qu’il doit arborer aux côtés de celles du mérite policier et de la Guardia Civil que lui ont décernées les ministres de l’Intérieur successifs d’Espagne.

La majorité des accords migratoires signés avec le Maroc sont des chiffons de papier lorsqu’il s’agit d’adultes et, plus encore, de mineurs. L’Espagne a été pionnière en avril 1992 en signant celui de la “réadmission des étrangers entrés illégalement”. Plus de 30 ans après, les retours se font au compte-gouttes. Ils oscillent, selon des sources policières, entre 2 % et 5 % des entrées d’irréguliers. Une bonne partie se fait par avion depuis les Canaries et coûte cher. Deux policiers sont nécessaires par immigré expulsé. Les vols vont à Laâyoune, la capitale du Sahara Occidental, pour souligner ainsi qu’elle appartient au Maroc.

L’ingénuité des gouvernants et même de la presse est parfois effrayante en ce qui concerne l’immigration. Tous ont célébré en France l’arrivée à Paris, en juillet 2018, d’une demi-douzaine de policiers et de travailleurs sociaux marocains venus interviewer, en vue de les rapatrier, un groupe de mineurs vivant dans la rue et gênant le voisinage dans le quartier de la Goutte d’Or. Les policiers sont repartis, mais aucun adolescent n’est retourné au Maroc.

En plus d’être un instrument de pression, l’immigration est une source de revenus pour l’État marocain – ses transferts de fonds représentent 8,5 % du PIB, plus que le tourisme – et sert également de débouché pour une jeunesse au chômage et mécontente. La répression dans le Rif, qui a commencé en mai 2017, a consisté non seulement à emprisonner les chefs de file – les quatre plus en vue sont toujours en prison – mais aussi à fermer les yeux sur ceux qui se dirigeaient clandestinement vers l’Espagne.

À mesure qu’ils ont obtenu des concessions, les autorités marocaines et leurs lobbies locaux ont pris de l’assurance au point de s’immiscer dans la vie politique et culturelle de leurs voisins européens. En France, par exemple, ils ont réussi à faire annuler, en mars 2019, le concert de la chanteuse sahraouie Aziza Brahim à l’Institut du Monde Arabe, malgré le fait que tous les billets étaient déjà vendus.

Sa monarchie, le Rif, le conflit du Sahara Occidental, la course aux armements avec l’Algérie sont des sujets tabous

En France, du moins, le président Emmanuel Macron s’est fâché avec le roi Mohammed VI lorsqu’il a appris, en juillet 2021, que lui et une grande partie de son gouvernement avaient été espionnés par les services secrets marocains avec le logiciel espion Pegasus. L’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun, très proche du palais royal, a relaté les trois conversations téléphoniques – trois colères – de Macron avec le monarque. “Il lui a manqué de respect”, a dit le romancier.

Le président Sánchez et au moins trois de ses ministres ont également été espionnés avec le même programme, et le gouvernement espagnol l’a même dénoncé devant l’Audience nationale. Mais ensuite, il n’a apporté aucun soutien au juge instructeur, José Luis Calama, lorsque celui-ci a tenté, à deux reprises, d’effectuer une commission rogatoire en Israël, le pays où est fabriqué Pegasus. Calama s’en est plaint dans l’ordonnance par laquelle, en juillet 2024, il a provisoirement classé l’enquête.

Dans les institutions espagnoles qui dépendent des Affaires étrangères ou de la Défense, ou dans lesquelles ces ministères exercent une certaine influence, le Maroc a pratiquement instauré une censure préventive. Sa monarchie, le Rif, le conflit du Sahara Occidental, la course aux armements avec l’Algérie, etc., sont des sujets tabous qui ne sont jamais abordés dans les tables rondes ni dans les débats. C’est ainsi, par exemple, à Casa Árabe à Madrid, au Real Instituto Elcano (think-tank), à l’Institut Européen de la Méditerranée à Barcelone, à l’Institut Espagnol d’Études Stratégiques…

Autocensure dans la presse

Il ne s’agit pas d’un accord formel entre les deux gouvernements pour exclure ces sujets délicats de l’agenda. Ces institutions estiment qu’ils doivent être évités afin de ne pas froisser les autorités du pays voisin. Lorsqu’une institution franchit accidentellement cette ligne rouge, le lobby ou les diplomates marocains interviennent pour tenter de la faire taire. Cela s’est produit, pour la dernière fois, le 23 mai à la Fondation Euroárabe de Grenade, où une conférence sur le Sahara et la Palestine « a rencontré de multiples obstacles », selon le Sahraoui Taufiq Moulay dans El Independiente.

L’autocensure s’étend aux médias publics. RTVE a interdit à ses journalistes de couvrir les activités dans les camps de réfugiés sahraouis. Les télévisions publiques d’Allemagne, de France, du Royaume-Uni et de Belgique ont diffusé des reportages sur Mohamed VI ou des enquêtes sur l’ingérence marocaine dans les affaires intérieures de leurs pays. La radio publique française a même participé à l’enquête journalistique collective sur Pegasus, révélée en juillet 2021, et en a diffusé les résultats à l’antenne. Leurs podcasts sont en ligne. Imaginez-vous quelque chose de similaire en Espagne?

Il est clair qu’une loi sur la liberté des médias, comme celle annoncée par le président Sánchez, est nécessaire. Ainsi, les médias publics espagnols pourront suivre l’exemple de ceux du reste de l’Europe.

El Confidencial, 20/06/2024

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