L’utilisation potentielle des réserves de phosphate du royaume nord-africain dans la production d’uranium ouvre un nouveau chapitre dans les dynamiques énergétiques mondiales.
Les tensions géopolitiques, le changement climatique et la course aux armements dans diverses zones chaudes du monde font grimper les prix de diverses matières premières, des combustibles fossiles et des ressources essentielles à la production d’énergie. L’uranium, un élément crucial dont la production est dominée par quelques producteurs mondiaux, en est un exemple. En juillet dernier, les prix de l’uranium ont atteint 57 dollars la livre, une augmentation significative par rapport aux 33 dollars enregistrés au cours des deux années précédentes. Cette flambée des prix est due à une demande accrue, stimulée par des facteurs géopolitiques et géoéconomiques, face à une offre relativement stagnante.
L’uranium[1] est un métal extrêmement polyvalent, utilisé dans une large gamme d’applications en fonction du niveau d’enrichissement atteint. Ses utilisations vont de la production d’électricité dans les réacteurs nucléaires au chauffage et au refroidissement, en passant par la désalinisation de l’eau de mer, les traitements médicaux et l’industrie militaire. Contrairement au pétrole et au gaz naturel, cette « matière critique » ne peut pas être librement commercialisée. Les pays ne peuvent obtenir ou vendre leur « quote-part » d’uranium que par le biais d’accords bilatéraux supervisés par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Dans ce contexte, le Maroc pourrait émerger comme un nouvel acteur grâce à ses vastes réserves de phosphate. Avec une production annuelle de 35 millions de tonnes de phosphate naturel, les gisements marocains représentent une ressource significative également pour la production d’uranium. En utilisant le processus d’extraction de l’uranium à partir des roches phosphatées – une pratique déjà bien établie dans des pays comme les États-Unis, Israël et l’Iran – le Maroc pourrait pleinement exploiter ses ressources naturelles également pour la production d’énergie. Cela permettrait à la monarchie nord-africaine de maintenir la production d’uranium et d’engrais agricoles pendant de nombreuses décennies à venir. Selon les prévisions du think tank américain Middle East Institute, le Maroc pourrait devenir « un géant mondial dans la production de matériaux indispensables à la production d’uranium », surpassant potentiellement de trois fois les plus grandes réserves mondiales actuellement présentes en Australie.
Le lien entre le phosphate et l’uranium
Actuellement, les réserves récupérables d’uranium connues dans le monde s’élèvent à 6,1 millions de tonnes, mais il existe également plusieurs ressources non « conventionnelles ». Il s’agit de minéraux avec une très faible concentration d’uranium ou à partir desquels cet élément ne peut être récupéré que comme un sous-produit « mineur ». Les roches phosphatées en sont un exemple.
Malgré le rôle principal du phosphate dans la production d’engrais, sa capacité à servir également de source d’uranium est un élément crucial pour le marché de l’énergie, car il ajoute une ressource supplémentaire au secteur nucléaire. Le phosphate, largement utilisé dans la production d’engrais, est un produit constamment demandé par le secteur agricole. Lier les approvisionnements en uranium à cette demande stable pourrait donc atténuer l’influence que le marché mondial, lié aux activités extractives conventionnelles plus volatiles, peut avoir sur les coûts de cette matière.
La découverte du lien entre le phosphate et l’uranium remonte aux années 1950 aux États-Unis, lorsque les entreprises américaines ont réussi pour la première fois à extraire de l’uranium des roches phosphatées de Floride. Ce premier effort visait principalement à répondre aux besoins militaires du pays. Dans les années 1980, la récupération du métal à partir de l’acide phosphorique représentait 20 % de la production totale aux États-Unis, mais ce processus d’extraction a été abandonné avec l’effondrement des prix de l’uranium au cours de la décennie suivante. Il est estimé qu’à ce jour, environ 20 000 tonnes d’uranium élémentaire (tU) ont été extraites à l’échelle mondiale en tant que sous-produit de l’application de phosphates dans le secteur agricole. Aujourd’hui, en raison de la demande croissante ces dernières années, la récupération de cet élément à partir du phosphate est à nouveau économiquement viable, bien que l’utilisation de la « technologie conventionnelle » d’extraction – comme celle du sous-sol et la lixiviation in situ – reste prédominante.
Le processus d’extraction de l’uranium
Le phosphate – également appelé phosphorite – est un type de roche typiquement présent dans les environnements marins, contenant entre 18 et 40 % de pentoxide de phosphore (P2O5), largement utilisé dans diverses réactions chimiques. À l’intérieur de cette formation se trouve une petite quantité d’uranium, généralement comprise entre 70 et 200 ppm (parties par million), parfois jusqu’à 800 ppm. Le minéral prédominant dans cette roche est l’apatite, surtout sous forme de fluoroapatite.
Étant insoluble et ne pouvant être utilisée directement comme engrais (à l’exception des sols très acides), l’apatite doit être traitée dans une usine utilisant de l’acide sulfurique. Ce processus, connu sous le nom de « procédé de l’acide phosphorique humide » (WPA pour Wet Process Phosphoric Acid), implique la dissolution de la roche dans de l’acide sulfurique. En ajoutant davantage d’acide, une solution d’acide phosphorique et de sulfate de calcium est formée. Ce dernier est ensuite éliminé, permettant l’extraction de l’uranium à partir de l’acide restant. Actuellement, environ 400 usines WPA opèrent dans le monde entier, produisant environ 50 millions de tonnes de P2O5 chaque année.
Le potentiel du Maroc
Selon les estimations de l’AIEA, le Maroc – incluant la région du Sahara occidental – aurait les capacités nécessaires pour devenir le leader mondial dans la production d’uranium. Le pays est déjà le plus grand exportateur mondial de phosphates, détenant 68% des réserves mondiales, soit environ 50 milliards de tonnes. La présence d’uranium dans les gisements de phosphate marocains, détectée pour la première fois en 1946, est estimée à environ 6,9 millions de tonnes, selon l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Ainsi, en récupérant l’uranium de l’acide phosphorique, le Maroc pourrait effectivement entrer sur le marché mondial de l’énergie nucléaire, actuellement dominé par le Kazakhstan, l’Australie et la Namibie. En effet, l’augmentation des prix de l’uranium à l’échelle mondiale, due à divers facteurs géopolitiques tels que l’invasion russe de l’Ukraine en 2022 et le coup d’État militaire au Niger en 2023, a rendu l’extraction de l’uranium à partir de phosphate une option économiquement viable et rentable. Ces développements géopolitiques ont eu un impact significatif à l’échelle mondiale, notamment sur le marché européen de l’uranium, étant donné que Moscou et Niamey couvraient environ 42% des besoins en réacteurs nucléaires de l’Union européenne.
Au-delà des récentes évolutions géopolitiques, l’intention du Maroc d’entrer dans le secteur de l’uranium avait été annoncée dès décembre 2013 par le ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de la Formation des cadres, Lahcen Daoudi, lors d’une conférence à Casablanca. Cette annonce faisait suite aux déclarations de Mustapha Terrab, PDG de l’Office chérifien des phosphates (OCP Group), l’organisme gouvernemental responsable de l’extraction, du traitement et de la commercialisation des phosphates au Royaume du Maroc depuis 1920. Terrab avait confirmé que le projet d’extraction d’uranium était à un stade avancé, comme en témoigne la coopération avec le groupe multinational français Areva, initiée en 2007 dans le but d’évaluer la faisabilité du processus d’extraction dans le pays nord-africain. En 2020, le groupe OCP, actif dans la production d’acide phosphorique depuis les années 1980, a produit 40,7 millions de tonnes de phosphate et extrait 7,1 millions de tonnes d’acide phosphorique, élément essentiel pour la production d’uranium. Cela pose les bases pour le développement d’un programme national potentiel, exploitant la disponibilité de ces ressources, bien que beaucoup reste à faire.
Croissance nucléaire et indépendance énergétique
Parallèlement, le Maroc prévoit également de renforcer et de consolider à long terme ses capacités dans le domaine nucléaire. En 2014, Rabat a créé l’Agence marocaine de sûreté nucléaire et radiologique (AMSSNuR), dans le but de garantir le respect de la sécurité dans le domaine nucléaire et la protection des activités et des installations impliquant des sources de radiation. En 2016, le Maroc a obtenu l’approbation de l’AIEA pour commencer à travailler sur le développement de son « programme nucléaire pacifique ». Le 19 février 2024, la ministre de la Transition énergétique marocaine, Leila Benali, a signé un cadre de programme national (CPF) avec l’AIEA pour la période 2024-2029. Ce programme, qui définit la planification à moyen terme de la coopération technique entre Rabat et l’agence des Nations Unies pour le nucléaire, identifie parmi les domaines prioritaires l’introduction de l’énergie nucléaire et son application industrielle, y compris la construction de réacteurs de recherche.
La monarchie nord-africaine – après avoir démontré qu’elle satisfait aux conditions techniques, administratives, légales, de sécurité et de gestion – a en effet été inscrite sur la liste des 12 pays autorisés à produire de l’électricité nucléaire. L’objectif du pays arabe en matière d’énergie nucléaire correspond donc principalement aux efforts visant à réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis des approvisionnements externes et à augmenter ses sources d’énergie durable. En effet, après avoir investi dans des projets à forte intensité de capital pour la génération d’énergie éolienne et solaire, le Maroc se tourne vers l’énergie nucléaire car il reste dépendant des importations pour environ 90% de ses besoins énergétiques annuels.
D’autre part, le Maroc vise également l’énergie nucléaire pour faire face à la grave crise de l’eau qui l’a frappé ces dernières années et qui a mis sous pression tout le secteur agricole du pays, contribuant à près de 15% du PIB et employant environ 45% de la main-d’œuvre marocaine avec les secteurs de la pêche et de la sylviculture. Rabat a en effet décidé de construire 8 nouvelles usines de désalinisation alimentées par des sources renouvelables, qui viendront s’ajouter aux 12 existantes fonctionnant aux combustibles fossiles.
Dans cette perspective, lors du deuxième sommet Russie-Afrique des 27 et 28 juillet 2023 à Saint-Pétersbourg, le Maroc a signé un accord avec Rosatom, l’entreprise d’État russe pour l’énergie nucléaire, qui a une expérience dans le développement de complexes de désalinisation pour répondre aux besoins de refroidissement des centrales nucléaires qu’elle construit dans le monde entier. Avec la collaboration de Rosatom, qui n’est pas concernée par les sanctions américaines et européennes contre Moscou et qui mène déjà des projets de centrales nucléaires en Égypte et en Turquie (où elle a construit une première centrale opérationnelle à Akkuyu), le royaume marocain souhaite utiliser ce potentiel pour répondre à la demande croissante en électricité, augmentant de 6% chaque année.
La convergence des ressources de phosphate et d’uranium représente donc une opportunité sans précédent pour le Maroc. En plus de l’alimentation des réacteurs nucléaires et de la résolution de la pénurie d’eau, la monarchie nord-africaine aurait également le potentiel de redéfinir le paysage énergétique mondial. Rabat pourrait ainsi jouer un rôle de premier plan dans le secteur, en s’appuyant également sur ses capacités technologiques et diplomatiques.
[1] Le concentré d’uranium, communément appelé « yellowcake » (U3O8), représente le résultat final du processus de lixiviation in situ. Ce procédé consiste à séparer des substances solubles d’un mélange en utilisant un flux de solvants, permettant ainsi l’extraction de l’uranium directement à partir du minerai sans interférer significativement avec le terrain.
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