Maroc-Israël: Genèse et retombées d’une alliance troublante – Palestine, Ligue Arabe, Algérie, Sahara Occidental,
Comment se faire une idée claire du rapprochement validé le 24 novembre 2021 à Rabat entre, d’une part, le Maroc, pays frère et voisin, et, d’autre part, Israël que l’Algérie ne reconnaît pas comme état, mais que nous aborderons ici en tant que tel pour la commodité de l’analyse, et aussi en raison de son statut de membre à part entière de l’ONU? Quelle leçon pourrait-on tirer de ce rapprochement? Et que faire? Pour répondre à ces questions, il est essentiel de rompre avec l’habitude d’évoquer le Makhzen ou bien Israël en termes prioritairement passionnels. Car, ce qui se trame à notre frontière ouest ne peut se comprendre et s’analyser que par le recours à la froide raison et elle seule. Elle nous indiquera alors le fil conducteur que nous semblons avoir égaré depuis que les récriminations et les sentiments ont eu tendance à devancer la réflexion et les arguments.
Tout a commencé voici un siècle, à la fin de la Première Guerre mondiale (1914 -1918), avec trois faits majeurs ayant concouru à la création d’Israël: 1- les accords secrets franco-britanniques, dits Sykes-Picot, du 16 mai 1916; 2- la politique des «royaumes arabes» mise en oeuvre pour le compte des Français et des Anglais par des officiers triés sur le volet, en l’occurrence le lieutenant-colonel Brémond et le Britannique Edward Lawrence, dit Lawrence d’Arabie, chargés l’un et l’autre de soutenir la révolte arabe contre les Ottomans (1916-1918); 3- le projet d’établissement en Palestine d’un «Foyer juif» initié le 2 novembre 1917 par le ministre britannique des Affaires étrangères Arthur J. Balfour.
Ainsi, dès cette époque, la machine occidentale s’emballe pour le contrôle du Proche et Moyen-Orient, motivé aussi bien par la position géostratégique de cette région, que par la découverte du pétrole en Iran d’abord (1908), puis le Bahreïn (1925), l’Irak (1927), l’Arabie saoudite (1936) et le Koweït (1938). À partir de 1928, sept grandes compagnies pétrolières occidentales (les 7 soeurs) y mettent la main sur l’ensemble des concessions. La nécessité s’était alors posée d’instaurer un ordre capable de contenir l’hostilité des Arabes. C’est dans ce contexte que l’idée de création de l’Etat d’Israël lancée par Balfour en 1917 fera son chemin. Sa concrétisation interviendra au regard des conséquences de la politique antisémite menée par les nazis entre mai 1940 et août 1944 dans les circonstances de la Seconde Guerre mondiale. À la libération de la ville polonaise d’Auschwitz (27 janvier 1945), le monde entier découvre l’horreur des camps de concentration où des millions de personnes périrent dans les chambres à gaz. Il n’en fallait pas davantage pour amener les pays vainqueurs à se donner bonne conscience en consentant au partage de la Palestine entre ses habitants arabes et les juifs qui y affluèrent de partout depuis l’apparition du mouvement sioniste au congrès de Bâle (1897), et surtout depuis la déclaration de Balfour (1917).
Ce partage est décrété par l’ONU trois années à peine après sa création (26 juin 1945) qui coïncide avec la mort d’Hitler (30 avril 1945) et la capitulation du 3e Reich (7 mai 1945). À partir de là, une stratégie inscrite dans le temps long, soit un demi – siècle (1948-2000), allait être élaborée par les Israéliens et mise en oeuvre en plusieurs étapes.
La Jordanie annexe la Cisjordanie en 1950
Aussitôt après le vote du plan de partage (29 novembre 1947), et avant même la création de l’Etat d’Israël (14 mai 1948), les juifs nouvellement arrivés et bien organisés passent à l’offensive contre les Etats arabes opposés à ce plan. Victorieux sur tous les fronts grâce à la mobilisation du mouvement sioniste et au soutien de l’Occident, ils s’emparent des deux tiers de la Palestine dès 1949 (20 700 km2 au lieu de 14 000 km2 initialement prévus). Alors qu’aucun Etat palestinien ne voit encore le jour, la Jordanie annexe la Cisjordanie en 1950.Par la suite, deux autres guerres (1956 et 1967) ont permis aux Israéliens de s’affirmer davantage. En 1973, la quatrième guerre israélo-arabe, dite du Kippour, s’est soldée par une semi-victoire de l’Egypte qui avait été freinée dans son élan. Elle a pu néanmoins récupérer le Sinaï qu’elle avait perdu en 1967, mais démilitarisé. Israël n’a pas tout à fait perdu au change puisqu’il s’était déjà emparé du plateau stratégique du Golan syrien qu’il annexera carrément en 1981.
À cette date, l’Etat hébreu était âgé d’à peine une trentaine d’années. Il se sentait suffisamment aguerri et fort de ses alliances, ainsi que de ses acquis, pour passer à une nouvelle étape de sa stratégie, laquelle s’inscrivait en fait dans le cadre plus vaste de la politique moyen-orientale de ses alliés occidentaux. Le 22 août 1982, l’OLP et ses 15 000 combattants sont chassés du Liban à l’issue de l’invasion de ce pays par les troupes israéliennes commandées par Ariel Sharon. Les accords de Camp David (1978), le traité de paix israélo-égyptien (1979) et les accords israélo-palestiniens d’Oslo (1993-1995) ont consacré la reconnaissance effective d’Israël par l’Egypte et l’OLP, suivies par la Jordanie en 1994. La voie était ainsi grande ouverte à la normalisation.
C’est dans ce contexte favorable aux Israéliens que se tint à Beyrouth les 27 et 28 mars 2002 le 14e Sommet de la Ligue arabe où leur fut proposée la paix contre le retrait des territoires occupés en 1967. En fait, c’était bien une concession de taille révélatrice de l’état de fragilité extrême dans lequel se débattaient les Arabes dont le bloc se fissurait de partout. Présent à ce sommet en tant que membre de la délégation algérienne, l’auteur de ces lignes a pu constater le bras de fer haineux qui opposa par exemple le prince héritier Abdallah d’Arabie saoudite au dirigeant libyen Kadhafi. Ne pouvant plus présenter un front uni pour mener une autre guerre, la Ligue arabe se résout ainsi à composer en s’engageant ipso facto dans une démarche de régularisation. Mais Israël, que plus rien ne pouvait intimider, fera la sourde oreille en n’accordant aucun crédit aux palabres de ses rivaux. Il décide alors de privilégier des contacts séparés et d’intensifier clandestinement des relations qui avaient été esquissées dans le passé. C’est en tout cas ce que vient de révéler Louis Cornu, analyste à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (Iega) dans un Rapport publié en octobre 2021. Cet analyste y évoque des liens entre les Hachémites et les sionistes, Israël et la Jordanie, puis le Maroc, Oman, l’Egypte, le Qatar, ainsi que les Maronites du Liban.
Voilà où en étaient les choses un demi-siècle à peine après la création d’Israël. Au nom de la morale et du droit, on doit évidemment condamner sans réserve tous les abus, injustices et crimes ayant émaillé cette période et commis par les sionistes, contre le peuple palestinien. C’est aussi une obligation pour les consciences libres de se montrer solidaires avec ce peuple martyr. C’est également un devoir pour les Etats arabes de ne pas l’abandonner à son sort. Il n’en demeure pas moins que les manifestations sentimentales ou les déclarations à portée symbolique ne suffisent plus désormais à matérialiser une telle solidarité, ni à freiner les appétits du parti sioniste dont l’idéologie fut portée par le Hérout (créé en 1948) auquel succèda le Likoud en 1973. Aussi, les Arabes n’ont-ils aujourd’hui d’autre option que d’examiner scrupuleusement la redoutable efficacité de la stratégie concoctée dès sa création en 1948 par l’Etat hébreu et dont la phase finale apparaît au grand jour à travers une normalisation pure et simple de ses relations avec l’Autorité palestinienne et sept Etats arabes. Les derniers en date étant la Mauritanie (1999- 2009, puis 2021), les Emirats arabes unis (2020), le Bahreïn (2020) et, à présent, le Maroc (2021), en attendant sans doute le Soudan, Qatar, Oman…
Somme toute, Israël a visé d’une manière constante à amoindrir le bloc arabe, non seulement en sapant l’union des Etats qui le composent, mais en oeuvrant avec ses alliés à la fracturation de certains d’entre eux à travers des agressions extérieures ou des conflits intérieurs: Irak (1990 et 2003), Soudan (2011), Syrie (2011), Libye (2011), Yémen (2014), ainsi que l’Autorité palestinienne (dissensions entre le Fatah et le Hamas à partir de 2007). Il est fort probable que cela fasse partie de ce que le journaliste israélien Oled Yinon qualifie de Plan sioniste du Grand Israël (1982).
Plan américano-israélien
Bien d’autres théories visant à «balkaniser» le monde arabo-musulman ont vu le jour au cours des 40 dernières années dans le sillage de celles des Américains Brezinski et Kissinger, dévoilées par la presse américaine en 1992. «Sur les ruines des états démantelés, arabes (Irak, Syrie, Arabie, Soudan, Libye, Algérie…) (…), on installera des micro-Etats islamistes sous protection américaine, à l’instar des émirats du Golfe (…) ou des taïfas andalouses (…),» écrit en substance Mostafa Melsa en référence au plan américano-israélien sur le Moyen-Orient (http://mostafa.fills.wordpress.com). C’est également ce que laisse penser l’ancien officier du Mossad, Yossi Alpher, dans un ouvrage récent intitulé Périphérie: Israël à la recherche d’alliés au Moyen-Orient (2015). Dans cet ouvrage, il évoque notamment des relations entre les services secrets israéliens et des berbéristes algériens et marocains.
C’est aussi ce que révèle dans ses Mémoires Hillary Clinton à propos du Nouveau Moyen-Orient qui repose sur l’idée de morcellement des états arabes du Machrek et du Maghreb. Quoi qu’il en soit, avec l’aide et la protection de ses alliés, Israël a réussi le tour de force de réduire la Ligue arabe à une coquille vide. Pendant plus de 50 ans, ses stratèges ont réfléchi, travaillé et planifié sans relâche dans le cadre d’une politique fondée sur le déni. De Ben Gourion (1948 à 1954 et 1959 à 1963) à Netanyahou (2009 à 2021), en passant par Sharett, Eshkol, Allon, Meir, Rabin, Begin, Shamir, Pérès, Barak, Sharon, Olmert, les 35 gouvernements qui se sont succédé entre le 10 mai 1948 et le 13 juin 2021, ont exproprié, expulsé, massacré, torturé, emprisonné … un nombre incalculable de Palestiniens tout en entravant l’union des pays arabes.
Remodeler tout le monde musulman
Toute leur démarche a consisté à agir par le mépris envers les Arabes en vue d’atteindre un but stratégique fixé de concert avec leurs principaux alliés occidentaux. Ce but consiste à remodeler par tous les moyens le monde arabe, voire tout le monde musulman. C’est ainsi qu’ils ont avancé envers et contre tout sans se soucier ni des récriminations ou condamnations ni des règles de la morale ou du droit. Voilà comment ils ont réduit la Ligue arabe à l’impuissance et contraint certains de ses membres à réviser intégralement leur politique. À l’exception de l’Algérie et de la Syrie qui ont maintenu leurs positions traditionnelles sur la question palestinienne ainsi que leurs anciens principes en matière de politique étrangère, les autres membres de cette Ligue ont pris franchement fait et cause pour une conception dite réaliste des relations internationales. Selon celle-ci, les Etats se soucient avant tout de la façon de garantir leur sécurité et d’étendre leur puissance en considération de la compétition qui les oppose.
Désormais, c’est en vertu de ce schéma que de nouveaux rapports tendront à se nouer entre la plupart des pays arabes et les Israéliens, sous la pression avérée des Américains. Les premiers, notamment ceux du Golfe arabo-persique, vont tendre à s’affirmer économiquement et militairement, non pas face à Israël, mais face à l’Iran. Quant aux seconds qui se sentent confortés par ce revirement, ils gardent le cap en poursuivant une politique fondée sur la spoliation, et un appétit immodéré de puissance. Celle-ci a été établie selon trois critères : 1- une armée constamment sur le pied de guerre et dotée de l’arme nucléaire ; 2- une industrie de l’armement basée sur les nouvelles technologies ; 3- une politique visant à faire accéder l’entité sioniste au statut de Cyber-état, c’est-à-dire « une puissance économique remarquable avec un concept original, la (E. Brasi, 2019).
C’est dans ce cadre que tous les 2 ans, une exposition internationale est organisée qui rassembla en 2015 par exemple « 12 000 professionnels venant de près de 90 pays ». Lors de ces expositions sont effectuées des « démonstrations de drones et de dispositifs de surveillance technologiquement avancés, simulation de vol, présentation de matériel de combat ou d’équipements antiémeute (…). Exportées dans le monde entier, ces technologies sont utilisées par l’armée, la police et les forces spéciales … » (F. Blanche, 2014). Il n’est donc pas surprenant que, à l’instar d’autres pays, le Maroc ait décidé en décembre 2021 de coopérer avec les Israéliens dans ce domaine après la normalisation de leurs relations intervenue en août de la même année. Par cet acte, notre voisin de l’Ouest affiche clairement ses intentions : 1- tirer avantage de l’expérience et du savoir-faire de l’Etat hébreu, 2- poser les bases d’une politique de puissance lui permettant d’atteindre au Sahara occidental des résultats similaires à ceux obtenus en Palestine par son nouvel allié en une période d’à peine 50 ans ; 3- prendre un raccourci vers le statut de Cyber- Etat au Maghreb analogue à celui acquis par Israël au Machrek.
Telle est la signification que l’on peut donner au rapprochement israélo-marocain de 2021. Et voilà où en sont les choses aujourd’hui. Que nous incombe-t-il alors de faire face à ce projet visant à coup sûr l’Algérie et dont l’échéance serait fixée, semble-t-il, à l’horizon 2025 ? Que faire dans nos partis, nos assemblées, nos administrations et nos entreprises ? Comment s’adresser à la raison, à la conscience et à l’intelligence des Algériens ? De quel outillage linguistique devrions-nous nous servir ? Que mettre en relief ? Quelles leçons prodiguer à notre jeunesse ? Comment l’instruire de nos atouts et de nos handicaps ? Et comment la mettre en condition d’œuvrer à surmonter ces handicaps et de former un front uni devant les menaces ? Autant de questions qui mettent à rude épreuve notre capacité à dissiper ces menaces et à concevoir des approches centrées sur la notion d’efficacité dans la gestion des retombées à moyen et long terme de l’alliance israélo-marocaine. Disons d’abord que pour ce qui la concerne, l’armée algérienne n’a pas attendu décembre 2021 pour se mettre en état de faire face à toutes les éventualités. Force est de reconnaître en effet qu’elle a atteint un niveau hautement opérationnel en matière de savoir, savoir-faire et moyens, et qu’elle a pleine conscience des enjeux ainsi que des défis sécuritaires auxquels le pays est confronté. Mais il est évident qu’en l’absence d’un front intérieur solide, qu’à elle seule, l’armée ne peut pas tout assumer.
Aussi, les questions ci-dessus concernent-elles à vrai dire les autres composantes de l’Etat et de la société. Et toute réponse doit tenir compte d’une évidence simple : l’ardeur sentimentale et les principes moraux ne sont pas à eux seuls d’un grand secours pour déjouer les plans perfides qui se trament désormais au grand jour contre l’Algérie. Il en est de même des affrontements stériles des appareils qui font perdre à la société un temps précieux et qui se traduisent ici ou là par des comportements incompatibles avec la dignité et la noblesse du vrai métier politique. Car ce dont le pays a un besoin pressant face aux menaces multiformes qui planent sur lui, c’est que les acteurs du monde de la politique et de l’administration s’inspirent des expériences réussies dans le monde et cessent de vivre leurs conflits en rivaux insouciants, mais les traitent en partenaires libérés des préjugés idéologiques, des attitudes étriquées, ou encore des pesanteurs de la routine et des futilités de la langue de bois qui tourne le dos à la vie réelle. Par voie de conséquence, ce qui semble d’ores et déjà urgent, c’est de lever un préalable et de pointer cinq objectifs.
Que nous incombe-t-il alors de faire ?
Le préalable concerne cette sorte d’ubiquité du court terme qui, soumis à l’emprise des évènements, nous empêche de consacrer au travail prospectif l’intérêt qu’il mérite. Quant aux objectifs, ils se résument à ceci : 1- obtenir la motivation et l’engagement des élites ; 2- créer les conditions de la performance des institutions et des entreprises ; 3- se doter des capacités d’observation et d’anticipation des risques qui mettent le pays à l’abri des mauvaises surprises, comme celle révélée par l’épisode Pegasus et, à présent ,celle des menaces à peine voilées proférées à partir de Rabat par le ministre israélien de la Défense ; 4- moderniser le traitement de l’information dans tous les secteurs tout en réhabilitant le savoir et le savoir -faire dans la gestion des institutions de l’Etat et des collectivités locales ; 5- mettre le pays en capacité de prendre sa place dans le club des Cyber-Etats dont Israël par exemple est devenu un pionner auquel le Maroc s’apprête à emboiter le pas. Il ne fait pas de doute que nombreux sont ceux qui ont conscience de l’importance considérable de ces objectifs. Et également du fait que, au final, l’alliance israélo-marocaine vient sûrement à point nommé nous réveiller d’une sorte d’atonie par rapport à l’agitatiûon du monde qui nous entoure, tout en nous motivant et en nous incitant à manifester toujours plus de sérieux, de compétence et d’efficacité dans tout ce que nous entreprenons à tous les niveaux et dans tous les domaines.
Hachemi Djiar
L’Expression, 16/12/2021
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