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Le conflit du Sahara occidental a entravé le développement économique du Maghreb et paralysé tout projet d’intégration régionale.
Luis Martínez
La rupture des relations diplomatiques avec le Maroc, annoncée par l’Algérie le 24 août 2021, constitue l’aboutissement d’un long processus de défiance à l’encontre du Royaume. En proie à une recrudescence de la Covid-19 et à des incendies dramatiques en Kabylie cet été, le Maroc est accusé de complicité dans les feux qui ont ravagé les massifs en Kabylie. Les incendies sont analysés comme des « actes hostiles » faisant partie d’un complot dont la finalité est la déstabilisation du pays. Pour justifier sa décision, une longue liste de griefs est énumérée. Elle comprend les victimes algériennes de la guerre des Sables de 1963, en passant par le conflit du Sahara occidental et se termine sur la dangerosité pour l’Algérie et la région de la normalisation des relations entre Israël et le Maroc.
En somme, les autorités algériennes ne perçoivent plus le Maroc comme un pays rival, mais comme un potentiel ennemi, qui aspire à déstabiliser un régime déjà affaibli par une économie mise à mal depuis la chute du prix du baril de pétrole en 2014 et par une situation politique dans l’impasse depuis l’émergence du Hirak, en février 2019, un mouvement pacifique qui revendique une transition démocratique. Les autorités algériennes accusent le Maroc de soutenir le Mak, un mouvement kabyle, fondé en 2001, qui revendique l’autodétermination de cette région de l’Algérie. Les dirigeants militaires ont lu dans les propos de l’ambassadeur du Maroc aux Nations unies, la preuve qu’une énième tentative de déstabilisation de l’Algérie est à l’oeuvre. En effet, lors d’une réunion virtuelle des Pays non alignés, les 13 et 14 juillet 2021, l’ambassadeur du Maroc, en réaction aux propos de l’ambassadeur d’Algérie sur le peuple sahraoui, évoque le droit du peuple kabyle « de jouir pleinement de son droit à l’autodétermination ». Alger s’indigne et rappelle son ambassadeur du Maroc.
Cette crise autour du soutien à la Kabylie n’est pas nouvelle. En effet, en 2015, la délégation marocaine à l’ONU avait déjà soulevé la question du « droit à l’autodétermination de la Kabylie » en réaction, là-aussi, au soutien algérien au droit du peuple sahraoui. L’incident diplomatique était resté circonscrit à des réactions sur la toile. En 2016, l’émergence d’un mouvement de contestation dans le Rif, région berbérophone du Nord du Maroc à l’histoire tourmentée avec le Royaume, avait soulevé le risque d’un effet boomerang sur le Maroc de la problématique du droit à l’autodétermination du peuple kabyle en Algérie.
Un héritage colonial disputé
Entachée historiquement de méfiance, les relations entre l’Algérie et le Maroc ont progressivement basculé dans la défiance. Les raisons de cette défiance remontent au conflit du Sahara occidental. En effet, en 1976, c’était le Maroc qui décidait de rompre ses relations diplomatiques avec une Algérie alors confiante dans son développement économique. L’Algérie était bien décidée à affaiblir la monarchie de Hassan II (1961-1999) confrontée à des tentatives de coups d’État militaires (1971 et 1972) et à une violente répression contre ses opposants politiques. Le départ précipité de l’Espagne du Sahara occidental (1884-1976) offre au Royaume l’opportunité d’annexer ce territoire et de faire de sa défense une cause sacrée pour la monarchie. Dès le début du conflit, l’Algérie de Houari Boumédiène (1965-1979) prend position en faveur des Sahraouis, afin de ne pas voir son voisin accroître son territoire dans le Sahara, dont le potentiel économique et énergétique est inexploité. Quant à la monarchie de Hassan II, elle considère qu’une grande partie du territoire de l’Algérie est un cadeau que la France coloniale (1830-1962) a offert à Alger au détriment de Rabat. Elle ne comprend pas l’aversion de l’Algérie à voir le Maroc disposer également d’une profondeur saharienne qui s’avère, pour elle, une récupération de son territoire après l’intermède du protectorat espagnol. Elle s’estime trahie par le non-respect des engagements de 1961 qui stipulent que : « Le gouvernement provisoire de la république algérienne reconnaît pour sa part le problème territorial posé par la délimitation imposée arbitrairement par la France entre les deux pays, qui trouvera sa solution dans des négociations entre le gouvernement du Royaume du Maroc et le gouvernement de l’Algérie indépendante » (Convention sur les engagements réciproques du Maroc et de l’Algérie signée à Rabat le 6 juillet 1961). Il faut attendre le voyage à Alger de Hassan II en 1968 pour voir un renoncement des prétentions territoriales marocaines : « les revendications du Maroc sur les territoires algériens et mauritaniens étaient utopiques et constituaient un frein à une coopération bénéfique dans la région » (Khadija Mohsen Finan, Sahara Occidental : les enjeux d’un conflit régional, Paris : CNRS, 1997). Renoncement qui permet un « dégel » dans les relations algéro-marocaines.
En 1963, la guerre des Sables avait démontré que l’héritage territorial de l’Algérie, dessiné par la France, était contesté par le Maroc. D’abord par le parti de l’Istiqlal qui appelait à la restauration du grand Maroc, puis par la monarchie de Hassan II. Le contentieux territorial entre l’Algérie et le Maroc avait trouvé une issue dans le Traité d’Ifrane de 1969, par lequel les deux pays s’étaient engagés à respecter les frontières héritées de la colonisation. Dans les faits, cet affrontement entre deux États à peine indépendants, nourrit méfiance et rancœur. Mais lorsque le Maroc récupère habilement le Sahara occidental à la suite du départ des troupes espagnoles, l’Algérie se retrouve confrontée à un dilemme : la reconnaissance du fait accompli ou la guerre. Alger choisit la guerre par procuration, en soutenant financièrement et militairement le Polisario. Les retombées financières issues de la nationalisation des hydrocarbures et du premier choc pétrolier renforcent le pouvoir financier des autorités algériennes. Aussi les dépenses consacrées à l’achat d’armements ont elles suivi le cours du prix du baril de pétrole : entre 1973 et 1977, elles se sont élevées à 710 millions de dollars, puis ont augmenté très sensiblement entre 1978 et 1982 pour atteindre 3,2 milliards ; elles se sont ensuite stabilisées, entre 1983 et 1987, à 2,5 milliards de dollars et, de 1987 à 1991, à deux milliards. L’URSS a été le principal fournisseur de l’Algérie, à qui elle a vendu environ les trois quarts de son matériel militaire. Nombre d’observateurs se sont inquiétés de cette course à l’armement dans la région. Mais, à la différence du conflit entre le Pakistan et l’Inde, ou entre l’Irak et l’Iran, la confrontation algéro-marocaine, par Front du Polisario interposée, demeure circonscrite à une guérilla dans le désert et est, au final, peu coûteuse pour les finances publiques. L’annexion du Sahara par le Maroc contraint l’Algérie à rendre celle-ci indigeste, et sans doute est-ce là l’une des principales raisons de la longévité de ce conflit. Riche de sa rente pétrolière, l’Algérie peut se permettre le luxe d’entretenir les populations sahraouies dans des camps de fortune et de dénoncer l’indifférence du Maroc, face aux droits des peuples à l’autodétermination.
De 1975 à 1991, de l’annexion au cessez-le-feu, l’Algérie contraint tout de même le Maroc à effectuer de lourdes dépenses militaires au regard de son PIB, afin de garder le contrôle du Sahara. Cette guerre d’usure a coûté une dizaine de milliards de dollars à la monarchie, forcée d’entretenir son armée (130 000 à 160 000 hommes) en grande partie déployée dans le Sahara. Selon les mots de Fouad Abdelmoumni : « le coût de ce dossier, c’est tout simplement le non développement du Maroc ». La dispute du Sahara occidental a donc bloqué le développement économique de la région du Maghreb. La position de principe de l’Algérie sur le Sahara – droit du peuple sahraoui à un référendum sur l’autodétermination – a conduit à une impasse diplomatique et, donc, à une tension militaire. Dans sa rivalité économique avec le Maroc, l’Algérie aveuglée par les illusions de la rente pétrolière, a considéré que le temps joue en sa faveur. L’abondance des revenus issus des hydrocarbures lui permet de mener une « guerre privatisée » sans fin, qui ne manquera pas de ruiner le Royaume chérifien, de provoquer des révoltes intérieures, en somme de remettre en question le choix de l’annexion. Mais le contre-choc pétrolier de 1986, qui se traduit par un effondrement du prix du baril, fait voler en éclats cette stratégie, révèle le spectre de la faillite financière et provoque l’explosion d’émeutes en Algérie. Entre 1991 et 1993, le pays ne consacre plus que 145 millions de dollars à l’achat d’armements et le soutien aux Sahraouis passe aux oubliettes au regard de la menace que représentent les islamistes du FIS (Front islamique du salut) pour le régime. La rente pétrolière n’a pas été pour l’Algérie une ressource suffisante pour vaincre le projet d’annexion du Sahara par le Maroc qui a bénéficié de l’aide et du soutien de l’Arabie saoudite. De façon symbolique, à la fin des années 1980, les deux pays sont endettés et offrent à leurs populations un faible niveau de vie. Durant la guerre civile en Algérie (1991-1999), le Maroc suspecte son voisin de complicité dans l’attentat du 24 août 1994 à Marrakech et décide d’imposer un visa aux ressortissants algériens. En réaction, l’Algérie ordonne la fermeture de sa frontière avec le Maroc, et bloque ainsi les exportations des produits marocains vers l’Algérie. En 1999, l’avènement d’Abdelaziz Bouteflika à la présidence en Algérie laissait espérer un règlement du conflit. Le plaidoyer du Maroc en faveur d’une autonomie du Sahara a produit ses effets, la France, les États- Unis et l’Espagne le soutiennent. Il reste à convaincre l’Algérie de s’y résigner. En mars 2005, la rencontre entre le président Bouteflika et le roi du Maroc, Mohammed VI, apparaît comme les prémisses d’un renouveau. La presse se fait écho de la rumeur, annonçant la réouverture de la frontière entre l’Algérie et le Maroc, premier geste symbolique des retrouvailles. Dans la foulée, la Libye, qui préside l’UMA (Union du Maghreb arabe), annonce la date d’un sommet des chefs d’État les 25 et 26 mai 2005 à Tripoli. L’enthousiasme est de courte durée. Mohammed VI annonce qu’il ne participera pas au sommet, provoquant de fait son annulation. Les propos tenus par Bouteflika, quelque temps auparavant, sur le droit des Sahraouis à l’autodétermination, servent de prétexte pour remettre en question les tentatives de réconciliation algéro-marocaine. Le discours officiel de l’Algérie sur le Sahara n’a pas changé, comme le rappelle le ministre délégué chargé des Affaires maghrébines et africaines, M. Messahel, en mars 2006 : « La résolution du conflit réside dans l’exercice par le peuple sahraoui de son droit sacré à l’autodétermination… C’est la position définitive de l’Algérie… La situation de blocage revient, en premier lieu, à l’ONU, qui doit bouger et prendre ses responsabilités ». Position que souligne Mohammed Bedjaoui, ministre des Affaires étrangères, en juin 2006 : dans le journal Liberté, en insistant sur le Plan Baker et le soutien à la résolution 1675 sur le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui… Pour le Maroc, le retour de l’abondance financière en Algérie, explique son désintérêt économique pour la région. En fait, la fermeture de la frontière coûte plus cher à Rabat qu’à Alger. En effet, à la faveur du troisième choc pétrolier, l’Algérie de Bouteflika retrouve une aisance financière qui lui donne les moyens de défendre ses prétentions sur le Sahara. Après 2011, l’émergence des « révoltes arabes », le problème du Sahara occidental devient marginal autant pour l’Algérie que le Maroc, les mouvements de contestation à l’intérieur des pays (mouvement du 22 février en 2011, Hirak dans le Rif en 2016, Hirak en Algérie en 2019) mobilisent l’attention des autorités. Le conflit – oublié, gelé, dans l’impasse – du Sahara occidental est l’otage d’un affrontement entre deux puissances rivales, devenues aujourd’hui ennemies. C’est dans le Sahel que s’exprime cette rivalité.
Du Sahara occidental au Sahel
Le renversement du régime de Moummar Qadhafi et l’intervention militaire française au Nord-Mali, placent ces deux pays au coeur des préoccupations régionales. De Bamako à Tripoli, le Maroc ambitionne de jouer un rôle, comme le souligne la Déclaration de Rabat du 14 novembre 2013 et s’engage notamment, à « Renforcer l’échange, entre les États de la Région, des informations relatives à la sécurité des frontières et la coordination en vue de faire face aux menaces identifiées (…) ; Renforcer les capacités des États de la région en matière d’équipements et de technologies nouvelles (…) ; Mobiliser les ressources financières adéquates (…) » (2ème Conférence ministérielle régionale sur la Sécurité des Frontières, Rabat, le 14 novembre 2013).
Avec subtilité et intelligence, le Royaume chérifien est parvenu à tirer les bénéficies diplomatiques de l’Opération Serval comme l’illustrent ces propositions. Le Maroc ambitionne de jouer un rôle moteur tant au Mali qu’en Libye, et la création d’un « Centre Régional de formation et d’entraînement au profit des officiers en charge de la sécurité des frontières dans les États de la région » lui offre l’instrument nécessaire au déploiement de son influence. De plus, la volonté de répondre aux « besoins spécifiques des populations des zones frontalières » s’apparente pour l’Algérie à une éventuelle mise sur agenda de « la question touareg ». Face aux soutiens inconditionnels de l’Algérie au mouvement sahraoui, le Maroc dispose aujourd’hui d’un moyen de rétorsion considérable avec « la question touareg ». En somme, si l’Algérie espère toujours faire perdre au Maroc le territoire du Sahara occidental, le Maroc peut soulever « la question touareg » et sa revendication de l’Azawad, qui inclut une partie du territoire de l’Algérie. Très influent en Mauritanie et au Sénégal, le Maroc élargit, à la faveur de la lutte contre le terrorisme djihadiste, ses réseaux confrériques au Sahel et dans toute l’Afrique de l’Ouest. De plus, le Royaume entretient d’excellentes relations avec les monarchies du Golfe dont certaines, comme le Qatar, ont des liens avec des milices locales en Libye. Pour l’Algérie, depuis l’indépendance, le défi majeur est celui de la sauvegarde de l’intégrité territoriale. Les fragmentations territoriales qui traversent le monde arabe réactualisent cette inquiétude : de la Libye à l’Irak et le Sud du Soudan, les menaces séparatistes sont devenues des réalités politiques. Aussi, pour l’armée, les revendications des mouvements de l’Azawad et en corolaire « la question touareg » restent toujours perçues comme une tentative de priver l’Algérie de son Sahara : depuis la création de l’OCRS (organisation commune des régions sahariennes) en 1957 et la non-participation des Touaregs du Hoggar à la guerre d’indépendance (1954-1962)(Michel Vallet, « Les Touaregs du Hoggar entre décolonisation et indépendance (1954- 1974) », Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, n° 57, 1990) jusqu’aux révoltes touaregs, les autorités algériennes perçoivent dans les revendications touaregs une menace contre leur intégrité territoriale. La déclaration d’indépendance de l’Azawad en 2012, a été ressentie comme une déclaration de guerre par les autorités algériennes.
En 2017, le Maroc réintègre l’Union africaine qu’il avait quittée en 1984. Le Royaume déploie depuis un activisme diplomatique en Afrique, qui exaspère l’Algérie et cela d’autant plus que le Royaume a été conforté par la présidence de Donald Trump sur la souveraineté marocaine du Sahara occidental. Le Maroc presse en vain ses partenaires européens d’en faire autant.
Ce conflit oublié a créé les conditions de la défiance entre ces deux grands pays de l’Afrique du Nord et paralysé tous les projets d’une intégration régionale. Voisins, l’Algérie et le Maroc ne sont pas parvenus, après un demi-siècle, à surmonter les différends qui les opposent. Bien au contraire, chacun s’est efforcé d’instrumentaliser dans les périodes de graves crises politiques et sociales, la menace que représente son voisin afin de contraindre les opposants politiques au silence. Le conflit du Sahara occidental apparaît comme le principal facteur politique du blocage, dans la construction d’une intégration régionale. Il illustre l’incapacité de l’Algérie et du Maroc à sortir d’une relation de méfiance, voire d’hostilité, depuis la guerre des Sables de 1963. Le conflit du Sahara occidental a surtout été pour chacun d’eux une formidable opportunité politique d’asseoir leur autorité. La monarchie marocaine a pu s’approprier le sentiment nationaliste porté par le mouvement de l’Istiqlal qui faisait de la cause du grand Maroc l’un de ses combats politiques. Le Sahara occidental a permis au régime algérien de justifier le pouvoir de l’armée et d’entretenir le sentiment nationaliste. L’avantage du conflit saharien était évident : l’instauration, sous couvert d’un sentiment nationaliste, de régimes politiques autoritaires. Au cours des années 1970-1980, ce conflit était un prétexte à l’établissement de relations hostiles entre les deux pays. Confrontés à des critiques internes sur la violation des droits de l’homme, la corruption, la concentration des richesses et l’absence de liberté, l’Algérie et le Maroc ont trouvé dans le conflit du Sahara occidental, l’occasion de déverser, à travers une presse complaisante, des préjugés et des clichés sur l’autre, dans l’espoir de rallier à leur cause une population frustrée par la dégradation des conditions de vie.
Force est de constater qu’en 2021, presque 60 ans après l’indépendance de l’Algérie, le Maroc n’est plus seulement un rival, il est devenu un potentiel ennemi pour les dirigeants militaires algériens. La question d’un conflit ouvert entre les deux pays est posée.
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