Nouvelle-calédonie : une décolonisation inachevée

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Par Naoufel Brahimi El-Mili

L’air grave, scrutant d’un regard circulaire un à un ses ministres réunis en conseil, le président Emmanuel Macron écoute avec une attention particulière son Premier ministre présenter un décret portant application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 afin de déclarer l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie pour faire face aux atteintes graves à l’ordre public qui s’y produisent actuellement.

En application de ce décret et de celui qui sera pris parallèlement en application du deuxième alinéa de l’article 2 de la loi du 3 avril 1955, l’État disposera de compétences renforcées pour assurer le maintien de l’ordre et pourra, notamment, prononcer des interdictions de circulation, des assignations à résidence et des perquisitions. Des libertés seront désormais restreintes. Et ce, pour douze jours. Ce 15 mai 2024, le Conseil des ministres applique une loi promulguée pour la première fois par le gouvernement d’Edgard Faure quelques mois après le déclenchement de la guerre de libération, le 1er Novembre 1954. Depuis, l’état d’urgence n’a été proclamé qu’à deux reprises en France : 2005, émeutes dans les banlieues, et 2015, attentats du Bataclan et du Stade de France. Pour sa part, la Nouvelle-Calédonie a déjà vécu sous l’état d’urgence en 1985.

En effet, après de nombreux mois de violences tout au long de l’année 1984, l’archipel néo-calédonien vit une situation de quasi-guerre. Guerre civile pour les uns et guerre d’indépendance pour les autres. Le 12 janvier 1985 est mise en application la loi de l’état d’urgence prorogée de plusieurs mois par un vote au Parlement. Un air de déjà vu pour le président français de l’époque, François Mitterrand. Une contextualisation historique s’impose pour comprendre les évènements d’alors et situer ceux d’aujourd’hui.

Sans remonter jusqu’à l’époque des premiers navigateurs dans l’Indopacifique, la Nouvelle-Calédonie est devenue formellement une colonie française en 1853, sous Napoléon III. Pour l’empereur, cet archipel est déjà propice pour fonder une colonie pénitentiaire. Plus de 2000 résistants algériens à l’invasion de l’armée française y furent déportés au fil des ans. Jusqu’en 1877, les deux tiers de la population des îles étaient des «bagnards», soit une main-d’œuvre peu coûteuse pour les grands travaux : routes, ponts, tunnels… les politiques foncières et de l’indigénat attirent les colons vers l’agriculture du café au détriment des autochtones kanaks. Avec les découvertes minières, essentiellement le nickel, les nouvelles implantations capitalistes européennes font appel à la main-d’œuvre asiatique entre autres. Malgré une première révolte kanake, les privilèges des colons seront renforcés ainsi que leur prospérité. La Seconde Guerre mondiale fera de la Nouvelle-Calédonie une importante base militaire américaine.

La présence des soldats entraîne d’importantes constructions d’infrastructures : routes goudronnées, pistes d’aviation, électrification et élargissement des quais et autres structures portuaires. Il en résulte des incidences positives sur les populations. Modernisation, augmentation des salaires, y compris pour les Kanaks, et diffusion de certaines nouvelles idées : égalité raciale (même relative). À la fin du conflit, plusieurs demandes sont envoyées à la capitale américaine pour faire de la Nouvelle-Calédonie le 51e État des États-Unis d’Amérique. Plus concrètement, la toute nouvelle Organisation des Nations unies met la Nouvelle-Calédonie sur la liste des territoires non autonomes. Aux termes du chapitre XI de la charte des Nations unies sont qualifiés de non-autonomes les territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes.

En 1963, le Comité spécial de la décolonisation de l’ONU a approuvé une liste préliminaire des territoires à qui s’applique la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux. La Nouvelle-Calédonie y figure.

Tout au long des années 1970 se structurent des mouvements indépendantistes mais sans aucune organisation centralisée. Chefs coutumiers, syndicalistes, jeunes et intellectuels sont la matrice de partis politiques revendiquant l’indépendance avec ou sans modération. Commence dès lors la quête des soutiens. La Libye du défunt colonel Kadhafi et l’incontournable Alger, La Mecque des révolutionnaires, sont sollicitées.

L’année 1984 marque un tournant pour les mouvements indépendantistes. Est créé le FLNKS, Front de libération nationale kanak et socialiste. La référence au glorieux FLN du 1er Novembre n’est pas fortuite. Aucunement. Ce nouveau Front se dote d’une charte dont l’indépendance est le principal objectif, non négociable. À peine deux mois après la tenue du congrès fondateur du FLNKS est lancé un appel au boycott des élections territoriales prévues le 18 novembre. S’installe une situation pré-insurrectionnelle.

Des barrages sont dressés, manifestations et émeutes apparaissent sur la principale île de l’archipel. 17 000 kilomètres de là, la presse française parle d’«évènements» de la Nouvelle-Calédonie, comme jadis les médias parisiens évoquaient les «évènements» d’Algérie, en 1954. Fort de son expérience de ministre de l’Intérieur en novembre 1954, François Mitterrand convoque, avant la fin de l’année, Edgard Pisani à son bureau présidentiel. Ce dernier quitte l’Élysée avec le titre de haut-commissaire de la République. Il est l’envoyé spécial du Président en Nouvelle-Calédonie pour gérer dans l’urgence une situation explosive. Après quelques consultations, Edgard Pisani présente un projet d’«indépendance-association» par voie de référendum. Rejet de la part de la majorité du FLNKS. Au fil des semaines, la tension monte des deux côtés : opérations armées, assassinats, incendies, grèves, manifestations, barrages, plasticages, sabotages, arrestations : une situation de quasi-guerre civile.

Edgard Pisani est nommé ministre chargé de la Nouvelle-Calédonie. L’île lointaine est au centre des préoccupations du gouvernement. Seulement à moins d’un an des élections législatives où la droite, menée par Jacques Chirac, est donnée en tête par tous les sondages. L’archipel devient un enjeu politicien franco-français où la surenchère nationaliste est de mise : la France n’abandonnera pas un pouce de son vaste territoire. Le 16 mars 1986, les Français votent et découvrent la cohabitation pour la première fois dans l’histoire de la Ve République. Jacques Chirac est Premier ministre et surtout candidat pour la présidentielle dans deux années seulement. Le nouveau gouvernement de droite s’emploie à contrer toute visée indépendantiste en adoptant de nouvelles lois. Le FLNKS internationalise sa cause. Les indépendantistes, soutenus par les pays non alignés, frappent à la porte de l’ONU. Ils obtiennent le vote de la résolution 41/41A (à la majorité des 3/5e des membres) par l’Assemblée générale des Nations unies et qui affirme «le droit inaliénable du peuple de la Nouvelle-Calédonie à l’autodétermination et à l’indépendance». Le dialogue entre le FLNKS et le pouvoir français est rompu mais pas la violence ni les provocations de part et d’autre.

En France s’établit le duel attendu entre François Mitterrand et Jacques Chirac pour la présidentielle de 1988. Avant le scrutin du premier tour, des indépendantistes attaquent la caserne de gendarmerie située sur l’île d’Ouvéa, quatre gendarmes sont tués, 27 sont capturés. C’est le début de la prise d’otages d’Ouvéa. Le challenger du Président sortant décide d’envoyer un détachement des forces spéciales en Nouvelle-Calédonie. C’est le carnage : 19 militants indépendantistes sont tués et deux militaires français sont morts. Le choc. Toutes les parties prenantes décident de reprendre le dialogue. François Mitterrand nomme Michel Rocard Premier ministre et le charge de trouver une solution. À Matignon, siège du Premier ministère, un accord tripartite est enfin trouvé le 26 juin. Le chef de la délégation indépendantiste, Jean-Marie Tjibaou, exige que l’accord soit soumis à un référendum national. Il a gain de cause. Après la signature de l’accord, le leader kanak raconte au Premier ministre français : «Mes camarades algériens m’ont toujours dit qu’il faut faire confiance au peuple français mais jamais à son gouvernement. Les gouvernements changent.» Ces accords prévoient plusieurs étapes : 10 ans pour accompagner le rééquilibrage et le développement de la Nouvelle-Calédonie (1988-1998) ; 20 ans pour construire un destin commun (1998-2018) et trois référendums au maximum, le premier est pour 2018. Un gel du corps électoral est adopté non sans mal.

À la première consultation, le Premier ministre Edouard Philippe réussit à mettre d’accord les Kanaks et les Caldoches (d’origine française) sur la formulation de la question du référendum : «Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ?» Dans tout l’archipel, le non obtient plus de 55%, le 4 novembre 2018. Selon les modalités des accords, un deuxième scrutin est prévu le 6 novembre 2020. Il est toutefois reporté d’un mois pour cause de pandémie de coronavirus. 53% des suffrages exprimés sont en faveur du maintien de l’archipel dans la République française. Un troisième et dernier référendum s’impose. Fixer la date de l’ultime scrutin est un enjeu majeur. Les non-indépendantistes, appelés loyalistes par l’administration parisienne, souhaitent un vote le plus tôt possible alors que les Kanaks exigent la date d’octobre 2022 dans la limite prévue par les accords. L’argument des indépendantistes repose sur un support juridique mais aussi sur une réalité dramatique. Les ravages de la Covid ont fortement touché la population kanake. Derechef, dans le droit coutumier, une période d’une année de deuil doit être observée, pas de mariages par exemple. La demande légitime est ignorée d’un revers de main, Paris fixe la date du 12 décembre 2021.

La réaction indépendantiste est un appel au boycott du scrutin. Ainsi, les «loyalistes» obtiennent un chiffre record de 96,49% en leur faveur. Alors que la participation ne dépasse pas les 44%. Paris valide : la Nouvelle-Calédonie restera française. Emmanuel Macron est passé en force. Pourquoi ? Tout simplement, le président français souhaite intégrer cet archipel dans une stratégie militaire indopacifique globale. À rappeler que la France avait signé le contrat du siècle de 56 milliards d’euros pour la construction de sous-marins australiens et espérant ainsi s’asseoir à la table des grands dans une stratégie plus globale d’une éventuelle confrontation avec la Chine. Paris, un allié fort aux côtés de Washington face à Pékin, c’est comme la souris qui court aux côtés d’un éléphant et qui dit : «Qu’est-ce qu’on fait comme poussière !» Seulement, la joie d’Emmanuel Macron est interrompue par la rupture unilatérale et brutale du contrat du siècle par l’Australie au profit de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Peu importe, à défaut de se mesurer à Pékin, Paris, toujours aux côtés de Londres et Washington, tentera plus tard de se rattraper avec Moscou comme ennemi de substitution. Là, je m’éloigne du cœur du sujet. En visite à Nouméa en juillet 2023, de la place des Cocotiers, le Président français déclare : «Alors, à l’issue de ces trois référendums, je ne mésestime pas les aspirations déçues de ceux qui défendaient un tout autre projet mais nous devons avoir collectivement la grandeur d’accepter ces résultats et de construire ensemble la suite.» Il siffle la fin du match : la Nouvelle-Calédonie restera donc française et dévoile dans le même discours sa pensée : «la France, à travers la Nouvelle-Calédonie, est une puissance indopacifique. En effet, dans cette région vivent près de 1,5 million de Français et plus de 8 000 soldats y sont déployés.»

Tout n’est pas aussi simple, non seulement les Kanaks ne reconnaissent pas la validité du dernier référendum mais aussi contestent le dégel du corps électoral. En effet, l’évolution démographique de la Nouvelle-Calédonie leur est défavorable. Aujourd’hui, les «indigènes» ne représentent que 41% de la population, les inégalités sociales sont l’une des causes alors que la population «loyaliste» augmente aussi par migration, les investissements massifs attirent les Français de l’Hexagone. Les origines de la crise actuelle ne sont pas nouvelles mais aussi elles sont doubles. Emmanuel Macron ne veut plus entendre parler d’un autre scrutin et il veut accélérer l’élargissement de la liste électorale malgré les mises en garde venant même de son propre camp. Alors, la Nouvelle-Calédonie s’embrase. Le criminologue préféré des médias français, proche des hommes du pouvoir toutes tendances confondues, Alain Bauer, s’exprime sur la station Europe 1 : «j’appelle le gouvernement à abandonner le dégel du corps électoral au plus vite, au risque d’avoir une nouvelle petite Algérie.»

Mardi 21 mai, sur le fil de l’AFP, est annoncée une visite surprise du chef de l’État à Nouméa. À son arrivée, changement d’attitude, il a maintenant un esprit ouvert. Emmanuel Macron veut rencontrer tout le monde, même les indépendantistes les plus radicaux, pourtant qualifiés par son ministre de l’Intérieur de groupes mafieux. Ses gestes et paroles sont scrutés par tous les médias français minute par minute, le chef de l’État parle d’apaisement, de dédommagements, de dialogue et il assure qu’il ne veut pas d’un passage en force.

À chaque partie prenante, le Président a lancé un «je vous ai compris» revisité et adapté. Il rentre à Paris avec un sourire de circonstance et il doit réfléchir déjà à faire retirer la Nouvelle-Calédonie de la liste des «territoires non autonomes de l’ONU». Aucun responsable français ne veut transformer les Caldoches «loyalistes» en pieds-noirs du XXIe siècle. Paris nie toute souveraineté aux Kanaks, comme Rabat aux Sahraouis. Un potentiel de rapprochement entre la France et le Maroc. Un de plus ?

Le Soir d’Algérie, 26-05-2024

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