Pourquoi Bruxelles est-elle devenue la capitale de l’Europe ?

Bruxelles n'a jamais été choisie comme capitale de l'UE. Elle est devenue la capitale de l'UE par la ruse, par la force des choses, essentiellement à cause de l'incapacité des six, puis des neuf, puis des douze, puis des quinze, puis des vingt-cinq et maintenant des vingt-sept États membres à décider quelle ville devait être cette capitale.

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Parce que le nom de la Belgique commence par la lettre B !

Le 1er janvier 1958, date à laquelle les nouvelles institutions sont censées commencer à fonctionner, les premiers fonctionnaires sont embauchés, mais on ne sait pas dans quel pays seront installés leurs bureaux.

9 mai 1950 : Le ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman fait sa célèbre déclaration appelant l’Allemagne, la France et d’autres pays à contrôler conjointement leurs industries du charbon et de l’acier. 18 avril 1951 : le traité de Paris crée la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). En août 1952, la nouvelle institution, qui deviendra progressivement l’Union européenne, doit commencer ses travaux. Mais où ?

Pour répondre à cette question, les ministres des Affaires étrangères des six pays concernés – la Belgique, la France, l’Allemagne, le Luxembourg, l’Italie et les Pays-Bas – se réunissent à Paris le 23 juillet 1952.

Une majorité d’entre eux estiment que Bruxelles serait un bon choix. Mais l’un d’entre eux y est fermement opposé : le ministre belge des Affaires étrangères Paul van Zeeland. « Je ne peux pas céder à Bruxelles, dit-il, mon gouvernement serait renversé demain. »

Le 25 juillet à 3 heures du matin, après 18 heures de négociations ininterrompues, le Luxembourg devient le siège provisoire de la première Commission européenne, la Haute Autorité de la CECA. Comme il n’existe pas d’hémicycle adapté pour l’assemblée parlementaire de la CECA, il est décidé que celle-ci se réunira à Strasbourg, dans le bâtiment du Conseil de l’Europe, ce qui est à l’origine du « cirque ambulant » actuel du Parlement européen entre Strasbourg et Bruxelles.

Pourquoi le gouvernement belge s’opposait-il si catégoriquement à Bruxelles ? Parce qu’il était déterminé à proposer Liège, ce dont aucun autre pays ne voulait. Pourquoi Liège ? Liège était alors au cœur de l’industrie sidérurgique et charbonnière belge.

Mais il y avait une raison bien plus impérieuse. Le 12 mars 1950, deux mois avant l’appel de Schuman, est organisé un référendum national — le seul qui ait jamais eu lieu dans l’histoire du pays — sur le retour en Belgique du roi Léopold III, toujours en exil en raison de son attitude ambiguë envers l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale.

Il s’avère qu’une majorité est en faveur de son retour dans toutes les provinces, à l’exception des plus industrialisées, Liège et Hainaut, où réside la majorité de la population wallonne.

Les élections nationales du 4 juin 1950 donnent au parti démocrate-chrétien, très favorable au retour du roi, la majorité absolue. Le gouvernement à parti unique invite aussitôt le roi à revenir, ce qu’il fait le 22 juillet. Mais des émeutes éclatent en Wallonie, réclamant même la création d’une république wallonne.

Le 30 juillet 1950, la police tire sur des manifestants dans la banlieue de Liège et tue quatre d’entre eux. Deux jours plus tard, le roi Léopold III décide d’abdiquer. Le 16 juillet 1951, son fils Baudouin devient officiellement le cinquième roi des Belges. Lors de la cérémonie, un député liégeois crie « Vive la République » ? Il est assassiné quelques jours plus tard.

La situation reste tendue, le gouvernement craint une défaite électorale – ou pire – en Wallonie. C’est pourquoi, un an plus tard, lorsqu’il s’agit de régler la question du siège de la CECA, il doit insister sur Liège : malgré la douce pression des autres gouvernements, il n’a aucune chance de concéder Bruxelles.

Mais alors, pourquoi Bruxelles a-t-elle fini par émerger ? Parce que la Belgique commence par la lettre B.

Voilà l’histoire. En mars 1957, le traité créant la Communauté économique européenne (CEE) et la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) est signé à Rome. Plusieurs villes se portent candidates pour les accueillir, dont Bruxelles avec une proposition pour le site du Heyzel. Mais aucun consensus ne se dégage et, le 1er janvier 1958, date à laquelle les nouvelles institutions doivent commencer à fonctionner, aucune décision n’a encore été prise. Les premiers fonctionnaires ont été embauchés, mais ils ne savent pas dans quel pays se trouveront leurs bureaux.

Une réunion d’urgence a lieu à Paris le 6 janvier mais ne parvient pas à sortir de l’impasse. Qui est chargé de trouver une solution provisoire ? Il a été décidé que les nouvelles institutions seraient présidées à tour de rôle par les ministres de chacun des six États membres. Quel pays en premier ? Le premier dans l’ordre alphabétique : la Belgique.

Quelques mois plus tôt, Victor Larock avait succédé à Paul-Henri Spaak, cerveau du traité de Rome devenu deuxième secrétaire général de l’OTAN en mai 1957, au poste de ministre des Affaires étrangères de la Belgique. C’était lui qui était aux commandes.

En février 1958, pour le compte du gouvernement belge, il décide de louer à la compagnie d’assurances Royale belge (aujourd’hui AXA) un immeuble de bureaux en construction avenue de la Joyeuse Entrée, à côté du Parc du Cinquantenaire, sur un emplacement aujourd’hui occupé par le siège du Service européen pour l’action extérieure.

Au moment où la présidence passe de la Belgique à l’Allemagne, au second semestre 1958, le consensus n’est pas plus grand sur le choix du siège. De plus, en décembre 1958, Charles de Gaulle devient président de la République française, et il lui semble aussi évident que le siège des institutions européennes devrait être situé dans la ville de loin la plus grande de la « petite Europe », c’est-à-dire Paris, qu’il est évident pour les autres que ce serait très imprudent.

Le gouvernement belge se rend vite compte que l’incertitude risque de durer longtemps et qu’il aura besoin de beaucoup plus de bureaux. En décembre 1958, il manifeste son intérêt pour l’acquisition du couvent et de l’école des religieuses de Berlaymont, situés rue de la Loi entre la rue Archimède et le boulevard Charlemagne : grâce au grand jardin, il ne serait pas nécessaire de détruire trop de maisons pour faire place à un immense immeuble de bureaux, qui pourrait éventuellement être transformé en ministère si les institutions européennes décidaient de déménager ailleurs. En échange, le gouvernement offre aux religieuses le domaine domanial d’Argenteuil (sur la commune de Waterloo).

Mais l’affaire est presque vouée à l’échec, car le roi Baudouin décide de se marier. Son père, l’ancien roi Léopold III, n’est alors plus le bienvenu au palais de Laeken, et le gouvernement lui offre, et non aux religieuses, le domaine d’Argenteuil.

Le propriétaire d’un terrain voisin vient à la rescousse, l’école des religieuses est construite à côté de la nouvelle résidence de l’ex-roi, et au grand soulagement du gouvernement, le projet de construction du Berlaymont – pour 3000 fonctionnaires et 1600 voitures – peut aller de l’avant.

Dès lors, l’affirmation de Bruxelles comme capitale de l’Europe ne se fait que par un processus de boule de neige, le bâtiment Berlaymont agissant comme un puissant aimant. Avant même son achèvement en 1969, le bâtiment Charlemagne s’est agrandi à côté de lui et a accueilli d’abord une partie de la Commission de la CEE, puis le Conseil des ministres.

En 1967, la Haute Autorité de la CECA fusionne avec la Commission de la CEE et déménage de Luxembourg à Bruxelles. Ces deux bâtiments se révèlent rapidement insuffisants et de nouveaux immeubles de bureaux sont construits par des promoteurs et loués à la Commission, dont les besoins ne cessent de croître au gré des élargissements successifs et de l’extension de ses compétences.

Après bien des controverses et des hésitations, le Conseil des ministres trouve lui aussi un siège permanent le long de la rue de la Loi, à l’emplacement de la rue Juste Lipse, et s’y installe en 1995.

Entre-temps, le Parlement européen, officiellement à Strasbourg, est élu directement pour la première fois en 1979. Il décide de tenir ses réunions de commissions à Bruxelles et acquiert à cet effet en 1981 un bâtiment rue Belliard (actuellement occupé par le Comité des régions et le Comité économique et social).

En juillet 1987, un consortium privé est autorisé à démarrer la construction d’un centre de congrès sur le site d’une ancienne brasserie à côté de la gare de Quartier Léopold.

En novembre 1990, le Président du Parlement exprime le souhait du Parlement de louer puis d’acheter le complexe. En janvier 1992, le contrat est signé.

En septembre 1993, le Parlement européen tient sa première session plénière dans ses locaux de Bruxelles. A mesure que l’élargissement progresse, une majorité croissante des membres du Parlement européen souhaite que toutes les sessions plénières ordinaires se tiennent à Bruxelles. Si une compensation adéquate est trouvée pour Strasbourg, ce scénario est sans doute le plus probable.

Ingrédient final : en décembre 2000, dans les couloirs du sommet de Nice, le président Jacques Chirac propose qu’à partir du grand élargissement de 2004, au lieu d’être organisés dans le pays de la présidence tournante, les quatre sommets réguliers des chefs de gouvernement se tiennent à Bruxelles.

C’est la fin du mythe de la capitale tournante. En juillet 2004, la Commission accepte de faire installer sur la verrière du Berlaymont, entièrement rénové, une exposition permanente intitulée « Comment Bruxelles est devenue la capitale de l’Union européenne ».

Bruxelles, comme nous l’avons vu, n’a jamais été choisie comme capitale de l’UE. Elle est devenue la capitale de l’UE par la ruse, par la force des choses, essentiellement à cause de l’incapacité des six, puis des neuf, puis des douze, puis des quinze, puis des vingt-cinq et maintenant des vingt-sept États membres à décider quelle ville devait être cette capitale.

Un fait banal et aléatoire — la Belgique commençant par la lettre B — a ainsi donné lieu, d’abord timidement, puis avec une confiance croissante, à un fait accompli massif et irréversible.

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