Par Mostefa Zeghlache
À l’image de bien d’autres conflits d’envergure internationale comme la Syrie ou l’Irak, celui qu’a connu la Libye, à compter de mars 2011, a constitué un terrain propice à des confrontations idéologiques, des luttes d’influence géostratégiques et d’intérêts économiques et, parfois, un champ d’expérimentations militaires de puissances étrangères qui ont soustrait, à un soulèvement populaire interne, sa connotation nationale d’origine.
Dans cette noria d’États engagés aux côtés de l’un ou de l’autre des principaux belligérants de l’Est et de l’Ouest libyens, la Turquie a été, sans doute, le pays qui a pris le plus de risques politiques, militaires et économiques.
Passant à l’acte, c’est à Istanbul, le 27 novembre 2019, que Tayyip Erdogan signe avec Fayez El-Sarraj, chef du GNA, un accord de coopération militaire et sécuritaire. De même, les deux parties signent un protocole d’accord sur la délimitation maritime en Méditerranée orientale qui «permet à Ankara de faire valoir des droits sur de vastes zones riches en pétrole et surtout en gaz» et convoitées par la Grèce et Chypre.
Le soutien militaire de la Turquie (corps expéditionnaire) sera décisif pour repousser l’offensive lancée, en avril 2019, par les troupes de Haftar contre le GNA à Tripoli. Le 2 janvier 2020, le Parlement turc a voté une motion permettant à Erdogan d’envoyer des troupes en Libye pour soutenir le GNA. Dans une déclaration à CNN Turk, Erdogan explique que la mission de «nos militaires… est la coordination» et le but est le «soutien du gouvernement légitime».
Le GNA n’étant plus et les affrontements ayant cessé depuis octobre 2020, la place et le rôle de la Turquie sur la scène libyenne ont été évoqués lors de la visite effectuée par le Président du Conseil présidentiel El-Menfi à Ankara le 26 mars 2021. C’est l’une de ses premières visites à l’étranger. Tripoli tente d’obtenir le départ des troupes étrangères et des mercenaires, tandis qu’Ankara souhaite maintenir une présence militaire régulière avec ses troupes et ses experts pour s’assurer une meilleure part des accords de reconstruction du pays et endiguer l’influence des pays arabes du Golfe dans la région.
Pour y parvenir, Erdogan accélère la cadence. Une quinzaine de jours seulement après avoir accueilli à Ankara le président du Conseil présidentiel libyen, El-Menfi, le voilà qu’il reçoit, les 12 et 13 avril 2021, le Premier ministre, Abdelhamid Dbeibah, un homme d’affaires de l’Ouest dont les entreprises travaillent étroitement avec la Turquie, accompagné d’une forte délégation composée de 19 vice-Premiers ministres et ministres, du chef d’état-major et d’autres personnalités politiques et économiques.
Les deux responsables ont présidé la 1re réunion du Conseil de coopération stratégique de haut niveau. Durant son séjour, le visiteur libyen a rencontré des hommes d’affaires turcs.
Rappelons brièvement que ce pays avait tenté de pénétrer en force le marché libyen en 2009, avant la chute de l’ancien régime. À cette date, Erdogan, accompagné de 150 chefs d’entreprise, avait signé avec Kadhafi des contrats de 20 milliards d’euros. Avec la disparition de ce dernier, la Turquie perdait gros et se devait de rattraper l’opportunité perdue.
Au cours de cette visite, les deux parties ont signé 5 accords de coopération couvrant divers domaines dont les hydrocarbures, la santé et les infrastructures dont le nouveau terminal international de l’aéroport de Tripoli et un mégacentre commercial. Dbeibah a clairement annoncé que «les entreprises turques auront un important rôle à jouer dans la reconstruction de la Libye».
Le «clou» de la visite a été la déclaration de Dbeibah relative à l’accord délimitant la frontière maritime entre les deux pays qui suscite la désapprobation des pays riverains, notamment la Grèce. À ceux qui contestent la validité de cet accord, notamment la France, Chypre et la Grèce, dont le Premier ministre, K. Mitsotakis avait, lors de sa visite à Tripoli le 6 avril, demandé «l’annulation des documents illégaux présentés comme des accords entre États alors qu’ils n’ont aucune valeur juridique», Dbeibah rétorque qu’«en ce qui concerne les accords signés entre nos deux pays, notamment celui portant sur les délimitations maritimes, nous réaffirmons que ces accords s’appuient sur des bases valides et servent les intérêts des deux pays». Rappelons que cet accord n’a pas été rejeté seulement par la Grèce, mais également par d’autres pays de l’Union européenne.
Par ailleurs, s’agissant de la présence militaire turque en Libye, Erdogan évite d’en parler en public préférant réitérer l’engagement turc à respecter «l’intégrité et la souveraineté du territoire libyen».
Comme on peut l’imaginer, l’offensive diplomatique et, à l’avenir, économique de la Turquie en Libye a de quoi inquiéter les pays occidentaux, France et Grèce en tête, qui espèrent un revirement de Tripoli sur l’accord maritime, en vain. Ce qui pourrait les inciter à attiser les divergences entre les leaders politiques locaux, en misant sur certains puissants chefs militaires et hommes d’affaires de la Cyrénaïque à l’Est, pour compliquer la mission de l’actuel gouvernement — et tenter d’influencer les élections de décembre prochain pour que les institutions qui seront élues soient moins alignées sur Ankara et Moscou, ou carrément hostiles à ces deux capitales. Pour l’instant, Ankara poursuit son offensive diplomatique et table sur un ancrage multiforme et durable dans la rive sud de la Méditerranée.
L’autre pays à avoir été profondément impliqué dans le conflit libyen et dont les positions sont aux antipodes de celles d’Ankara est l’Égypte. Depuis que le «maréchal» Sissi est au pouvoir, l’Égypte des grandeurs passées et de Nasser s’est métamorphosée en sous-traitant pour le compte des monarchies du Golfe contre monnaie sonnante et trébuchante. Néanmoins, quelque fût la nature du conflit libyen, il ne pouvait ne pas avoir de retombées sur les pays voisins, l’Égypte notamment.
À la suite de la signature de l’accord entre le GNA et la Turquie — l’ennemi permanent —, Sissi déclare : «Nous n’autoriserons personne à contrôler la Libye.» Et y ajoute : «C’est une question qui relève de la sécurité nationale.» Néanmoins, se voulant pragmatique, dès qu’il constate la déroute en marche des troupes de son allié, l’autre «maréchal», Haftar, au printemps 2020, il lance une initiative de «paix» en proposant l’élection d’un Conseil présidentiel précédée d’un cessez-le-feu. La proposition est évidemment rejetée par le GNA et son allié, la Turquie, mais soutenue par les Émirats arabes unis, la Russie et, à demi-mot, par les États- Unis. Elle n’aboutit à rien de concret.
Fortes de leur contre-offensive, les troupes du GNA parviennent aux portes de la ville-clé de Syrte. Sentant le danger se rapprocher, Sissi monte au créneau et déclare que Syrte «est une ligne rouge» qui, si elle est franchie, poussera l’Égypte à «user de son droit d’intervenir pour se défendre».
La tension était évidente entre la Turquie et l’Égypte qui s’échangeaient les accusations. Ce qui a fait agiter Sissi dans tous les sens. Il fera de sorte que le Parlement exilé à Tobrouk l’«autorise» à contrer l’offensive du GNA et reçoit au Caire, en juillet 2020, des chefs de tribu venus le «prier» d’intervenir militairement pour «protéger la souveraineté de la Libye». À la même période, les députés égyptiens ont voté une motion similaire de soutien à Sissi pour une intervention armée en Libye pour «préserver la sécurité nationale».
Il faut rappeler qu’en matière de violation de la souveraineté libyenne, Sissi a déjà eu l’occasion de bombarder la ville libyenne de Derna le 16 février 2015, en représailles à l’assassinat de 21 coptes par l’organisation de l’État islamique, à Syrte.
Par ailleurs, sentant le vent tourner, le maréchal Sissi reçoit, en septembre 2020, les délégations militaires des deux camps libyens (5+5) pour discuter des modalités d’un cessez-le-feu durable. Le 27 décembre, une forte délégation égyptienne se rend à Tripoli auprès du… GNA, «l’ennemi» de la veille. Une initiative inédite depuis 2014.
Enfin, Sissi a reçu le 18 février 2021, le nouveau Premier ministre libyen Dbeibah qui effectuait sa première visite à l’étranger. L’Égypte tente de regagner la place perdue durant le conflit en raison de son alignement sur les monarchies du Golfe et leur «protégé», Haftar. Dans le sillage, le président du Conseil présidentiel libyen, El-Menfi, s’est rendu en Égypte les 24 et 25 mars 2021, pour «une visite de travail» avant de se rendre à Ankara. Depuis, les lignes aériennes entre les deux pays ont repris du service, l’ambassade égyptienne doit rouvrir ses portes incessamment et un Consulat égyptien est prévu à Benghazi.
La stratégie égyptienne en Libye consiste désormais à faire oublier le passé et tabler sur la rénovation des relations avec le pouvoir libyen d’après-guerre avec pour objectifs la perspective de retour d’une forte communauté égyptienne de travailleurs, l’obtention de parts du marché libyen au profit des entreprises égyptiennes et le positionnement en force pour la refondation de l’armée et des forces de sécurité libyennes.
L’autre pays engagé militairement et très tôt dans le conflit libyen a été la France qui a lancé contre la Libye ses avions, ses navires de guerre et ses forces spéciales dès le 19 mars 2011, dans le cadre de l’opération «L’harmattan» en même temps que la Grande-Bretagne et d’autres alliés occidentaux et moyens-orientaux, avant que l’OTAN ne prenne la relève. Avant la fin de la «première guerre» le 31 octobre 2011, le président français Nicolas Sarkozy, l’ex-ami de Kadhafi, se rend à Tripoli et Benghazi, en «conquérant», en compagnie du Premier ministre britannique David Cameron.
Le Président Macron a tenté de faire jouer à la France un rôle d’intermédiaire en accueillant, en juillet 2017, à La Celle-Saint-Cloud et en mai 2018 à Paris, Fayez El-Sarraj et Khalifa Haftar. A l’issue de la deuxième rencontre, la date de novembre 2018 avait été fixée pour organiser des élections générales en Libye, sans suite.
En fait, l’alignement de la France sur la stratégie du maréchal Haftar — ennemi de la Turquie — lui a valu de sévères critiques du GNA dont le ministre de l’Intérieur qui l’a accusée, en avril 2019, de soutenir ouvertement le rebelle de l’Est libyen.
L’intervention armée, la présence de forces spéciales françaises et leur implication dans le conflit libyen aux côtés d’autres forces occidentales visaient moins la défense du peuple libyen contre la dictature que le changement d’un régime politique par la force et la déstabilisation d’une région entière. L’intervention militaire directe de la France avec la bénédiction du faux-prophète et sioniste Bernard Henri-Lévy a également permis la dissémination des armes en Libye et dans le Sahel.
Une fois que la guerre a cédé le pas à la réconciliation nationale en Libye, la France tente de se positionner en force dans le processus de reconstruction du pays. Le premier geste politique de Macron a été de faire son «mea-culpa» devant le président du Conseil présidentiel libyen El-Menfi, en visite à Paris le 23 mars 2021. À cette occasion, il avait déclaré : «Nous avons une dette à l’égard de la Libye et des Libyens, très claire, qui est une décennie de désordre.» Il a aussi annoncé la réouverture de l’ambassade française et mis l’accent sur la «nécessité du départ des troupes et combattants étrangers de Libye, le plus vite possible». L’allusion aux militaires turcs et aux miliciens notamment syriens ramenés par Ankara est claire.
En fait, le mea-culpa du président français ressemble moins à une reconnaissance de la responsabilité de la France dans l’ingérence meurtrière étrangère contre les civils et la destruction du tissu économique de la Libye, qu’à une tentative d’amadouer les nouvelles autorités libyennes pour préserver les intérêts français dans ce pays et dans la région. Deux autres pays membres de l’Union européenne, à savoir l’Italie et la Grèce, sont directement concernés par le conflit libyen et son évolution en cours.
Ancienne puissance coloniale, l’Italie a toujours entretenu des relations fortes avec son ancienne colonie. Durant les deux phases du conflit libyen, l’Italie n’a pas été tentée de jouer le rôle d’ancienne puissance coloniale tutélaire que l’on imaginerait, par exemple, pour la France dans de nombreux pays d’Afrique sub-saharienne. Un rôle qu’un diplomate italien explique en ces termes : «Intervenir dans une guerre est désormais irrecevable pour l’opinion publique italienne, le temps des interventions sur le modèle Irak, Afghanistan ou Yougoslavie est terminé.» Pour rappel, l’Italie a été le premier pays de l’UE à rouvrir son ambassade à Tripoli en 2017.
Ce qui permet au nouveau Premier ministre italien Mario Draghi de parler «d’une vieille amitié et d’une proximité qui n’a jamais connu de pause et de relations historiques» entre les deux pays. C’était le 6 avril 2021, lors de sa visite officielle à Tripoli, la première effectuée à l’étranger depuis qu’il est Premier ministre, moins de 2 mois auparavant.
Mais le Premier ministre italien n’était pas à Tripoli pour discuter avec Dbeibah uniquement d’amitié. L’Italie est un partenaire économique de premier choix pour la Libye, notamment dans les secteurs des hydrocarbures, des infrastructures et de la santé. À cet effet, rappelons, par exemple, que l’accord de 2008 avait prévu l’octroi, à un consortium italien dirigé par Anas, détenu par le ministère de l’Economie, de la construction de «l’autoroute de la paix» de 1 750 km reliant la Libye à l’Égypte.
La visite de Draghi en Libye avait permis de discuter de la relance de la coopération, notamment en ce qui concerne la remise en état des infrastructures énergétiques du pays par les entreprises ENI et Enel et de la réactivation des investissements italiens en Libye. Le consortium Aeneas a signé un contrat de 80 millions d’euros pour rebâtir l’aéroport de Tripoli.
Enfin, les deux parties ont évoqué l’accord bilatéral sur l’interception des migrants illégaux au large de la Libye.
A ce sujet, l’hôte italien a exprimé sa satisfaction du travail des garde-côtes libyens.
À la même date, Dbeibah accueillait à Tripoli le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis, venu, selon une source grecque, pour «normaliser» les relations avec la Libye. À cette occasion, l’hôte grec a soulevé la question de l’accord turco-libyen sur la délimitation des frontières en Méditerranée orientale, objet de contestation et de tension entre son pays et la Turquie. La perspective de la réouverture de l’ambassade grecque et la coopération militaire et économique ont alimenté les entretiens. Mais le plus important pour la Grèce et l’accord sus-cité et au sujet duquel Mitsotakis a évoqué la nécessité «de corriger et d’effacer les erreurs commises» par le passé et demandé son annulation. Mais l’on connaît maintenant la réponse de Dbeibah exprimée lors de sa visite à Ankara et qui a dû irriter et laisser sur leur faim les dirigeants grecs et leurs alliés de l’UE pour qui le contentieux n’est pas réglé. Loin de là. Il demeure plutôt source de tension en Méditerranée.
Est-il possible d’évoquer une tension ou un conflit dans le monde sans y voir l’empreinte de Washington ou de Moscou ? Difficile à dire et le conflit libyen n’échappe pas à cette règle.
Les États-Unis ont fait partie de la coalition qui a fait chuter le régime de Kadhafi par les armes. Fait inédit, les USA ne sont pas intervenus en Libye en tant que leaders d’une coalition occidentale dans un conflit qui se déroule, de surcroît, aux portes de leurs alliés européens. Rappelons qu’Obama avait été élu sur l’engagement de retirer les troupes américaines ou de réduire leur importance dans certaines parties du monde, dont le Moyen-Orient. Aussi, les USA concentrent-ils leur participation en Libye sur l’aviation qui bombarde la base de Ghardabiya, près de Syrte, et les forces spéciales qui participaient sur le terrain à des opérations commandos. Conformément à la stratégie d’Obama du «leading from behind», Washington avait apporté un précieux soutien logistique et de renseignements à ses alliés.
Avec Trump à la Maison-Blanche, l’implication US en Libye était devenue plus perceptible. Le président américain s’est entretenu au téléphone, le 19 avril 2019, pendant 45 mn avec Haftar. Néanmoins, les initiatives américaines tendaient davantage vers une volonté de jouer un rôle plus ou moins équilibré entre Haftar dans sa «lutte contre le terrorisme» et le GNA, reconnu par la communauté internationale. Ainsi, le 24 novembre 2019, le maréchal rebelle reçoit une délégation américaine de haut niveau venue «discuter de la suspension des hostilités» et le 22 juin 2020, le chef du commandement américain pour l’Afrique «Africom» se rend auprès de Fayez El-Sarraj du GNA.
Sur un autre plan, les Etats-Unis ont opposé leur veto à la désignation de certaines personnalités, dont l’ex-MAE algérien Lamamra, pressenties par le Secrétaire général de l’ONU pour remplacer l’envoyé spécial de l’ONU pour la Libye, le Libanais Ghassan Salamé, démissionnaire le 2 mars 2020. Ils ont tout de même placé à ce poste leur ressortissante S. Williams qui a assuré l’intérim jusqu’en janvier 2021, date à laquelle le Conseil de sécurité a désigné à ce poste le Slovaque Jan Kubis.
Depuis la prise de fonction de Joe Biden en janvier 2021, les États-Unis adoptent donc une nouvelle approche de l’évolution de la situation en Libye dans la mesure où le soutien dont se prévalait Haftar de l’Administration Trump n’est plus de mise et que Washington s’investit davantage dans la dynamique politique en cours en Libye.
Dans ce contexte, le conseiller à la sécurité nationale américaine Jake Sullivan a publié, le 12 mars 2021, un communiqué soulignant la «nécessité de renforcer la reddition des comptes pour toute partie qui s’emploie à saper la feuille de route électorale mise en place par les Libyens».
Un avertissement à peine voilé à Haftar qui avait fait capoter les initiatives de règlement de la crise, notamment celle relative à la tenue d’élections en décembre 2018 fixée par la rencontre de Paris, ou celle qui prévoyait des élections au printemps 2019, à l’issue de la rencontre de Palerme ou, enfin, lors de la négociation d’un cessez-le-feu tenue à Moscou en janvier 2020 et dont Haftar avait refusé de signer l’accord final.
Par ailleurs, une loi américaine sur «le renforcement de la stabilité en Libye» prévoit l’élaboration «de listes de personnalités ayant violé le droit international et les droits de l’Homme en Libye» et l’application de «sanctions aux auteurs de crimes de guerre ou de crimes financiers». Le maréchal à la retraite Haftar et d’autres chefs de guerre, y compris au sein du GNA, devraient avoir de quoi s’inquiéter de leur avenir, notamment politique. D’ailleurs, on se rappelle les charniers montrés aux médias internationaux et le plus souvent attribués à l’Armée nationale libyenne de Haftar, qui pourraient aisément constituer matière à des poursuites et des sanctions pénales à l’avenir.
Contrairement à certains pays européens comme la France, dont la préoccupation majeure – outre la migration illégale et le terrorisme — est l’influence de la Turquie et sa volonté de s’assurer une présence notamment militaire durable en Libye, le souci principal des États-Unis semble être pour l’heure – outre la lutte antiterroriste — la présence militaire russe et la société russe de sécurité appelée Wagner qualifiée par les Occidentaux de «nid de mercenaires».
L’approche multilatéraliste des relations internationales du nouveau président américain présage d’un engagement plus substantiel en Libye, en coordination avec les alliés occidentaux, non seulement pour contrer l’influence politique et militaire russe et économique chinoise, mais également et surtout pour assurer de nouvelles perspectives d’implantation des entreprises américaines en Libye,0 particulièrement dans les secteurs des hydrocarbures et de l’armement.
S’agissant de la Russie, au départ, elle a eu une stratégie quelque peu ambiguë en Libye avec un engagement plus politique et diplomatique que militaire. Pour rappel, Kadhafi était un allié de l’URSS durant la guerre froide et même après et il était devenu un important client pour l’armement russe.
Le Président Poutine a été le premier dirigeant de l’ère post-soviétique à se rendre en visite officielle en Libye. Mais à la chute du régime du Guide libyen, la Russie présidée par Medvedev s’était alignée sur la thèse en cours au Conseil de sécurité sur «l’illégitimité» du régime libyen et a reconnu le Conseil national de transition.
Par ailleurs, l’intervention militaire occidentale en Libye avait donné l’impression que la Russie avait perdu de son aura de puissance militaire dans le monde, préoccupée qu’elle était par la complexe situation interne héritée de la période soviétique. Mais son intervention en force en Syrie, dès septembre 2015, a fait ressurgir de l’oubli une puissance militaire russe capable de faire la différence sur le terrain avec les puissances occidentales.
Des sources occidentales révèlent que mis à part les six Mig et deux Sukhoi déployés sur la base de Jufrah, dans le désert libyen, pour assurer la sécurité de l’espace aérien aux troupes du maréchal Haftar et les armes vendues à l’Armée nationale libyenne via l’Égypte et payées par les États du Golfe, la Russie n’avait pas de présence militaire régulière en Libye. Elle n’a pas cherché à s’embourber dans un nouveau conflit qui pourrait lui coûter aussi cher que celui d’Afghanistan mais aurait déployé des forces spéciales dans une région proche de l’Égypte pour « protéger les techniciens russes qui aident à la maintenance des systèmes d’armes de l’ANL ».
Reste la question de la société de sécurité russe Wagner, objet de tous les reproches occidentaux et du GNA et ce, depuis septembre 2019, date de son implantation en Libye. Selon un rapport de l’ONU daté du 2 septembre 2020, le soutien logistique russe à la société Wagner est important. S’agissant de l’utilisation de Wagner par le Kremlin, le président russe a démenti le 11 janvier 2020 l’information, lors d’un point de presse. À cette occasion, il a déclaré : «S’il y a des citoyens russes là-bas, ils ne représentent pas les intérêts de l’État russe et ne reçoivent pas d’argent de l’État russe.»
Pourtant, faut-il rappeler que Wagner qui active un peu partout dans le monde, du Caucase à la Libye, en passant par la Syrie, est dirigée par un oligarque qu’on dit proche du Kremlin et que la loi russe interdit la formation de sociétés privées de sécurité.
Le soutien à l’armée de l’Est dirigée par Haftar n’était pas que militaire. Au printemps 2016, la Russie a imprimé, pour le compte du gouvernement de l’Est, le dinar libyen à l’hôtel des monnaies russe. S’agissant de la question énergétique, la Russie, qui cherche à s’assurer une position privilégiée dans la fourniture de gaz à l’Europe occidentale, voit en la Libye une importante source d’approvisionnement que pourraient exploiter les entreprises russes.
Au plan géostratégique, la Russie souhaite s’installer militairement (base militaire ?) et économiquement dans un pays qui pourrait lui servir de tremplin à une implantation durable aux portes de la Méditerranée.
Mais Moscou devra tenir compte des réticences occidentales, notamment américaines et françaises, et de la montée de tensions dans sa relation avec Washington et ses alliés européens et qui s’identifie à une véritable résurgence de la guerre froide.
Au plan diplomatique, la Russie a soutenu les efforts de règlement de la crise libyenne par l’ONU, notamment au Conseil de sécurité dont elle est membre permanent. Elle a voté les résolutions y afférentes et fait preuve de pragmatisme dans ses rapports avec la Turquie qui soutenait le clan adverse. En effet, les deux pays, au lieu de s’affronter, ont coordonné, dans une grande mesure, leurs efforts qui avaient abouti à la rencontre de Haftar et Sarrajb à Moscou, en janvier 2020.
Aujourd’hui, Moscou se mobilise pour être de la partie dans la Libye de demain. La compétition sera rude et Moscou qui était un important partenaire de la Libye de l’ère Kadhafi voudrait récupérer le terrain perdu au profit des Occidentaux. D’ailleurs, la Russie peut se targuer de n’avoir pas contribué, en 2011, au «chaos» dont parle le président français.
Dans le monde arabe, la guerre par procuration en Libye a reproduit le schéma des tensions existant de 2017 à 2021 entre le Qatar et certains membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Emirats arabes unis et Bahreïn) et leur sous-traitant égyptien du Caire.
Le Qatar soutenant politiquement et financièrement le GNA, lui-même soutenu par la Turquie alors que ses frères ennemis soutenaient Haftar. Les Émirats ont même envoyé en 2011 leur aviation pour bombarder la Libye aux côtés des avions occidentaux. Pour soutenir les forces du général Haftar, les EAU avec l’Égypte ont aussi bombardé la Libye en 2014, des positions tenues par des milices islamistes libyennes, notamment la coalition Fajr Libya.
L’Arabie Saoudite, qui assurait avec les Émirats de l’essentiel du financement des équipements militaires acquis par l’armée de l’Est, avait une approche plus souple. Riyad avait tenté de renforcer le rôle et le poids de l’Égypte par le biais d’un rapprochement et une coordination entre Le Caire et les capitales maghrébines, Alger, Tunis et Rabat. Pour sa part, Dbeibah a effectué, du 7 au 9 avril, une visite dans 4 pays du Golfe, à savoir le Koweït, les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite et le Qatar pour tenter «d’unifier» les rangs des pays du Golfe et obtenir leur soutien aux efforts de stabilisation et de reconstruction du pays.
Au Maghreb, la Tunisie et le Maroc ont eux aussi apporté leur contribution au dialogue interlibyen et tentent de s’inscrire dans la dynamique de reconstruction qui commence en Libye. On ne parle pas d’ingérence étrangère ni pour le Maroc ni pour la Tunisie. Des autres pays de la fantomatique Union du Maghreb arabe, la Mauritanie était absente de la scène libyenne et l’Algérie a eu un rôle à part.
Un bref détour vers le passé nous enseigne qu’un traité d’union d’États, contre-nature, dit Traité d’Oujda, avait été signé le 13 août 1984 par le roi Hassan II du Maroc et le dirigeant de la Libye Mouammar Kadhafi.
Il avait été «approuvé» par les citoyens marocains par référendum du 31 août et par le Congrès général du peuple libyen. Tourné contre l’Algérie, le traité a tenu à peine 2 ans pour avoir été abrogé par le roi du Maroc le 29 août 1986.
Plus récemment, le Maroc a abrité la conférence de Skhirat qui a abouti à la signature de l’accord de paix du 17 décembre 2015. De même, la ville de Bouznika a été le siège d’une rencontre interparlementaire libyenne ayant regroupé des membres de la Chambre des représentants et le Haut Conseil suprême. L’ordre du jour de la réunion portait sur «les modalités d’un partage des postes à la tête des principales institutions ainsi que leur réunification».
Par ailleurs, un communiqué du ministère marocain annonçait récemment, sans préciser la date, le déplacement d’une délégation marocaine en Libye pour «s’entretenir avec les responsables de ce pays maghrébin sur les relations de coopération entre les deux États».
Pour la Tunisie, les relations avec la Libye voisine revêtent un caractère plus stratégique. Rappelons qu’il n’y a pas si longtemps, en 1973-1974, la Libye et la Tunisie avaient failli sceller leur union par la création de la République arabe islamique, un projet mort-né.
La Libye a procédé, du 5 au 21 août 1985, à l’expulsion de plusieurs milliers de travailleurs étrangers surtout tunisiens. La Tunisie qui vivait une grave crise économique avait réagi en expulsant près de 250 Libyens dont des diplomates. Le 26 septembre 1985, les deux pays rompent leurs relations diplomatiques. Elles ne seront rétablies que le 27 décembre 1987.
En février-mars 2016, près de 100 000 travailleurs tunisiens risquaient l’expulsion suite à l’attentat commis par un Tunisien appartenant à Daech établi en Libye, qui avait fait 70 victimes de la Garde maritime tunisienne. Des voix en Libye avaient réclamé des «représailles» contre la Tunisie.
Paradoxalement, la guerre civile libyenne a rapproché les deux pays. En sus des travailleurs tunisiens qui n’avaient pas quitté la Libye en guerre, de nombreux ressortissants libyens fuyant cette guerre ont trouvé refuge en Tunisie. C’est cette dernière qui a le plus souffert des effets sécuritaires et économiques du conflit libyen. En effet, la plupart des attaques terroristes d’envergue qu’a connues la Tunisie cette décennie ont été perpétrées par des éléments venus de Libye.
La Tunisie a contribué aux efforts pour une issue politique au conflit. Outre les rencontres limitées et d’un niveau modeste entre les belligérants libyens, Tunis a abrité en novembre 2020 une des principales étapes dans l’évolution de la situation qui a abouti au processus en cours, quoique le président tunisien ait refusé une invitation tardive au sommet de Berlin sur la Libye. De même, la Tunisie a participé aux rencontres des pays du voisinage et reçu le 25 décembre 2020 le Président Erdogan.
Au plan économique, la Tunisie a, selon des sources onusiennes, perdu 24% de sa croissance économique entre 2011 et 2015 et 5 milliards de dollars entre 2010 et 2020 en raison de la situation en Libye.
Ces éléments expliquent l’empressement des autorités tunisiennes de «s’incruster» dans le processus d’édification de la nouvelle Libye qui se dessine.
Dans ce cadre, le Conseil d’affaires tuniso-africain a organisé le 12 mars 2021 à Sfax un forum économique intitulé «Le forum de l’espoir et du défi» durant lequel plusieurs entreprises tunisiennes publiques et privées ont exposé leurs produits et services pour «contribuer à la reconstruction de la Libye».
Au plan politique, c’est la visite du Président tunisien Kaïs Saïed en Libye, le 17 mars 2021, qui a créé l’évènement. À l’issue de la visite, les deux parties ont décidé d’établir un «plan d’action pour renforcer les investissements en facilitant les procédures de transit et financières entre les banques des deux pays». Plusieurs secteurs de coopération ont été identifiés.
Erdogan, Sarkozy puis Macron, Sissi, Poutine, Trump, puis Biden, Émirats arabes unis, Arabie Saoudite, Qatar et bien d’autres pays et hauts responsables de puissances étrangères ont constitué la trame d’une ingérence étrangère d’un genre nouveau dans la région. Une ingérence qui a fait durer un conflit à l’origine simple manifestation de colère d’un peuple assoiffé de liberté et de démocratie. Une leçon à méditer pour certains pays arabes et africains dont les régimes impopulaires ont tendance à compter sur «l’assistance» étrangère pour durer au pouvoir.
Durant les dix années du conflit libyen, un pays frontalier, l’Algérie, a dû mobiliser d’importantes ressources diplomatiques, humaines, financières et matérielles pour sécuriser ses frontières orientales et assister le peuple libyen dans sa quête de la paix et du développement. C’est l’objet de la contribution qui suivra.
Le Soir d’Algérie, 08 mai 2021
Etiquettes : Libye, ingérence étrangère, soulèvement populaire, printemps arabe, Turquie, Russie, Tunisie, Algérie,
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