Libre de choisir : Un nouveau plan pour la paix au Sahara occidental

Hugh Lovatt & Jacob Mundy

Résumé

-La récente fin violente du cessez-le-feu au Sahara Occidental signifie que l’UE et l’ONU devraient accorder une attention renouvelée à la résolution du conflit de longue date entre les Sahraouis autochtones et le Maroc.
-Les différents efforts de pacification déployés au fil des ans ont conduit l’organisation représentative des Sahraouis, le Polisario, à faire des concessions au Maroc. Cependant, le Maroc insiste toujours sur une option d’autonomie pour les Sahraouis, et non sur l’indépendance.
-L’ONU devrait poursuivre une option de « libre association » pour le Sahara Occidental – une troisième voie qui offre un moyen réaliste de réaliser l’autodétermination des Sahraouis.
La France, ainsi que les Etats-Unis, devraient encourager cette option en retirant leur protection diplomatique au Maroc, tant au sein de l’UE qu’à l’ONU.
-Un alignement correct des relations politiques et commerciales de l’UE sera vital pour mettre un terme à ce conflit. Il est dans l’intérêt des États membres de l’UE de garantir un voisinage méridional stable.

Introduction

Cette année marque le trentième anniversaire de la création de la Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (MINURSO). La mission était initialement chargée de jeter les bases de l’autodétermination des Sahraouis tout en surveillant le cessez-le-feu entre le Maroc et le Polisario – le mouvement de libération nationale du Sahara occidental. En mettant en place la mission, les Nations unies ont promis de mettre fin au conflit qui perdure dans ce qui reste le seul territoire africain encore en attente de décolonisation. Pourtant, trois décennies plus tard, l’ONU n’a pas grand-chose à montrer.

L’autodétermination du peuple sahraoui semble plus éloignée que lors du lancement de la MINURSO en 1991. Pendant ce temps, le cessez-le-feu s’effiloche après la reprise des attaques armées du Polisario contre les forces marocaines, qui s’explique en grande partie par l’absence d’un processus de paix viable et le renforcement de l’emprise du Maroc sur le territoire. L’inaction diplomatique a été aggravée par l’absence d’un envoyé personnel de l’ONU, deux ans après la démission de la dernière personne nommée en mai 2019.

Le Conseil de sécurité de l’ONU et ses membres permanents, qui ont piloté les pourparlers de paix depuis les années 1990, ont une grande part de responsabilité dans cet état de fait. Sous leur surveillance, l’autodétermination et la décolonisation ont été remplacées par un processus de paix qui a donné au Maroc un droit de veto sur la manière dont le peuple sahraoui exerce ses droits internationalement reconnus.

L’Union européenne est restée sur la touche. Les actions de deux de ses membres, la France et l’Espagne, ont contribué à faire perdurer le conflit. Pourtant, en tant que bloc, l’UE a maintenu sa distance par rapport aux pourparlers de paix, malgré les implications que l’avenir du Sahara Occidental aura pour l’Afrique du Nord-Ouest, dont la stabilité et la prospérité est un intérêt européen clé. Dans la mesure où elle a été impliquée dans le Sahara Occidental – à travers ses relations commerciales avec le Maroc – l’UE a en fait nui aux perspectives de résolution du conflit. L’Europe est loin d’être un observateur non impliqué ; en effet, elle est directement impliquée dans le conflit. En témoigne la récente décision du Maroc d’autoriser des milliers de migrants à se rendre dans la ville nord-africaine espagnole de Ceuta en réponse à l’accueil par l’Espagne du dirigeant du Polisario, Brahim Ghali, pour un traitement médical et (aux yeux de Rabat) en raison du soutien insuffisant de l’Espagne aux positions marocaines sur le Sahara occidental. La décision attendue cet été de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’invalider l’inclusion par l’UE du Sahara occidental dans ses accords commerciaux et de pêche avec le Maroc est un autre signe de l’implication du bloc dans le conflit en cours.

La négligence internationale a un impact négatif sur les calculs des deux principales parties, démontrant au Maroc que le Conseil de Sécurité de l’ONU a acquiescé à son contrôle continu sur le Sahara Occidental. De plus, dans ses dernières semaines en tant que président américain, Donald Trump a reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental – en violation du droit international. La diminution des perspectives d’une solution négociée convaincra le mouvement de libération nationale du Sahara occidental que la diplomatie et le droit international ont échoué, et que l’intensification de la confrontation armée avec le Maroc est la seule voie possible.

S’appuyant sur des entretiens avec des fonctionnaires en exercice et d’anciens fonctionnaires, ainsi qu’avec des experts et des universitaires de premier plan, ce document soutient qu’à ce stade critique, les gouvernements européens – y compris ceux qui disposent d’un siège au Conseil de sécurité des Nations unies – doivent relancer de toute urgence un processus de paix viable mené par les Nations unies. Ce faisant, ils doivent éviter de répéter les erreurs du passé. Ils doivent soutenir de tout leur poids la nomination d’un envoyé personnel de l’ONU chargé de formuler un nouveau plan d’autodétermination des Sahraouis. Ce plan devrait définir une troisième voie pour le Sahara Occidental – entre l’indépendance totale et l’intégration formelle dans le territoire du Royaume du Maroc – basée sur le concept de « libre association » dans lequel le Polisario, en tant que représentant du peuple sahraoui, délègue des pouvoirs à la fois au Maroc et à un Etat du Sahara Occidental nouvellement créé. Un processus soutenu par l’ONU ne peut réussir sans le soutien politique actif des gouvernements européens. La façon dont ils alignent leurs politiques politiques et commerciales influencera grandement les perspectives de résolution du conflit du Sahara occidental et l’avenir de la région.

Décolonisation interrompue

Pendant la « ruée vers l’Afrique » des puissances européennes dans les années 1880, l’Espagne a établi ce qui allait devenir sa colonie du Sahara espagnol. Au milieu des années 1960, cette colonie était connue sous le nom de Sahara occidental, et les Nations unies l’ont reconnue comme un « territoire non autonome » sous administration espagnole, dont la population n’a pas encore atteint une pleine autonomie. La Mauritanie et le Maroc, récemment indépendants, poursuivaient également des revendications irrédentistes sur le territoire.

Le mouvement nationaliste indigène sahraoui a commencé à émerger à cette époque, adoptant finalement sa forme politique la plus cohérente et la plus durable sous le nom de Polisario, qui a pris les armes contre l’administration espagnole au Sahara occidental en 1973. Sous la pression des actions militaires du Polisario et des appels internationaux à l’autodétermination des Sahraouis, l’Espagne a finalement annoncé en 1974 son intention d’organiser un référendum sur l’indépendance du Sahara occidental, et a rapidement commencé à effectuer un recensement. Bien que Madrid ait travaillé dur pour cultiver une suite d’élites sahraouies loyales pour gouverner un Sahara occidental indépendant aligné sur les intérêts espagnols après le référendum proposé, une mission de visite de l’Assemblée générale des Nations Unies a confirmé plus tard, à l’été 1975, qu’il y avait un « soutien considérable » pour le Polisario et un « consensus écrasant » en faveur de l’indépendance.

L’annonce par l’Espagne d’un référendum sur la décolonisation a précipité une crise d’un an avec le Maroc, qui a continué à faire valoir ses revendications sur le territoire – qu’il avait formulées depuis son indépendance de la France en 1956 – en soutenant des forces par procuration sur le terrain et en portant sa cause devant la Cour internationale de justice (CIJ). En octobre 1975, la Cour a rejeté de façon retentissante « tout lien de souveraineté territoriale » entre le Sahara Occidental et le Maroc ou la Mauritanie, tout en affirmant catégoriquement le droit des Sahraouis à choisir comment réaliser leur autodétermination.

Quelques heures après la publication de l’avis de la CIJ, le roi du Maroc Hassan II a déclaré son intention de s’emparer du Sahara Occidental par la force. Cette déclaration a été connue sous le nom de « Marche Verte » et a conduit à l’annexion du territoire par le Maroc. Voulant éviter une confrontation directe avec Rabat, Madrid a renoncé à sa promesse d’un référendum. Au lieu de cela, elle a négocié un accord en novembre 1975 pour céder le contrôle au Maroc et à la Mauritanie en échange de concessions économiques liées aux réserves de phosphate et aux droits de pêche du territoire. Au début de 1976, l’Espagne a prétendu avoir transféré son statut de puissance administrante au Maroc et à la Mauritanie, une décision qui n’a jamais été reconnue par les Nations unies. Les forces marocaines et mauritaniennes avaient déjà commencé à occuper le territoire et se sont heurtées aux combattants du Polisario à la fin de 1975. Cela a précipité une crise des réfugiés qui a vu environ 40 % de la population sahraouie autochtone fuir vers le sud de l’Algérie, où elle vit encore aujourd’hui dans des camps près de la ville de Tindouf. Depuis lors, le Maroc a fourni des incitations économiques à ses citoyens pour s’installer au Sahara Occidental occupé[1].

Bien que l’Algérie ait été peu encline à soutenir le Polisario pendant les premières années d’activité armée du mouvement contre l’Espagne, à partir de 1975, Alger a soutenu de tout son poids le mouvement de libération sahraoui en raison de la menace stratégique que représentait pour elle un Maroc enhardi et expansionniste. Les deux pays s’étaient engagés dans une guerre frontalière en 1963 et s’étaient ensuite éloignés l’un de l’autre en raison des différences idéologiques entre la monarchie conservatrice du Maroc et la république socialiste d’Algérie. La géopolitique de la guerre froide a encore exacerbé ces tensions. Si l’Algérie était bien disposée à l’égard des appels sahraouis à l’autodétermination et à la résistance à la domination étrangère, qui faisaient écho à ses propres principes fondateurs, elle y voyait également un moyen de faire pression sur son principal adversaire.

Avec le soutien accru d’Alger, le Polisario a pu rapidement chasser la Mauritanie du Sahara occidental tout en engageant le Maroc dans une guerre d’usure asymétrique. Grâce à une liberté de mouvement quasi absolue, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, la guérilla sahraouie, très mobile, a pu attaquer et se retirer à volonté au Sahara occidental et dans le sud du Maroc. Soutenues par la France et les États-Unis, et financées par l’Arabie saoudite, les forces armées marocaines ont fini par contrer le Polisario en construisant un mur de sable de 2 700 km, lourdement miné et patrouillé, l’un des plus grands projets d’infrastructure militaire au monde. Dans sa forme finale, le mur de sable coupe le Sahara occidental en deux, du sud du Maroc à la côte atlantique près de la Mauritanie.

À la fin des années 1980, la construction du mur de sable a créé une situation d’impasse. Le Maroc ne pouvait pas éliminer les forces du Polisario à moins d’envahir le nord de la Mauritanie et l’ouest de l’Algérie, tandis que le Polisario ne pouvait guère faire plus que harceler les positions défensives marocaines le long du mur de sable.

Le statut juridique du Sahara Occidental

L’ONU continue de répertorier le Sahara Occidental comme un territoire non autonome en attente de décolonisation – un statut juridique international défini dans la Déclaration de 1960 de l’Assemblée Générale des Nations Unies sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux. Le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination (y compris l’option de l’indépendance) a été constamment réaffirmé par des résolutions adoptées par l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité des Nations unies. La représentation politique sahraouie est exercée par le Polisario depuis sa fondation en 1973. L’Assemblée générale des Nations unies reconnaît le Polisario comme le représentant international du peuple sahraoui.

Plus controversé est le statut de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), que le Polisario a déclaré être un État en 1976. Bien que la RASD soit un membre fondateur de l’Union africaine (UA) et qu’elle ait reçu une reconnaissance bilatérale de dizaines de gouvernements, un nombre important d’entre eux, y compris des États membres de l’UA, ont suspendu ou annulé leur reconnaissance. Le gouvernement marocain a également convaincu un certain nombre de ses alliés d’Afrique et du Moyen-Orient d’ouvrir des consulats au Sahara Occidental occupé, comme une reconnaissance implicite de ses revendications sur le territoire. Les Etats-Unis semblent être le seul pays au monde à avoir reconnu officiellement la souveraineté marocaine sur le Sahara Occidental. Cependant, l’administration Biden est en train de revoir cette décision – au grand dam du Maroc, qui exerce un lobbying intense contre une abrogation formelle, en liant cela à sa normalisation des relations avec Israël, que l’administration Trump avait orchestrée.

En plus d’être le dernier territoire africain en attente de décolonisation, ce qui rend le Sahara occidental unique parmi les 17 territoires non autonomes restants est l’absence d’une puissance administrante reconnue par l’ONU prête à assumer ce rôle. Ceci, à son tour, a conduit à des déterminations internationales contradictoires concernant le statut du Maroc dans les zones du Sahara Occidental qu’il contrôle.

L’ONU ne considère pas le Maroc comme l’administrateur légal du territoire non autonome (un statut que le Maroc n’a pas demandé). Comme la plupart de la communauté internationale, l’ONU rejette les revendications marocaines de souveraineté sur le territoire. Du point de vue du droit international, la présence du Maroc au Sahara Occidental est celle d’une puissance occupante soumise au droit humanitaire international, y compris les Conventions de Genève. C’est la conclusion de l’Assemblée Générale des Nations Unies, de l’UA, et de pays comme la Suède et l’Allemagne, qui ont décrit la présence du Maroc au Sahara Occidental comme une occupation, comme l’ont fait des experts en droit international comme Eyal Benvenisti et Marco Sassoli. C’est également l’avis de l’avocat général de la CJUE. Cette détermination juridique fournit des protections internationales pour la population sahraouie occupée et les personnes déplacées en Algérie. Elle fixe également des limites claires aux actions du Maroc, notamment en interdisant le transfert de sa population dans le territoire occupé.

Le statut du Maroc en tant que puissance occupante n’est cependant pas unanimement reconnu. Rabat a, bien entendu, rejeté cette caractérisation. La Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne ont décrit le Maroc comme la « puissance administrante de facto » du territoire non autonome – un concept juridique qui, comme l’a souligné l’avocat général de la CJUE, n’existe pas en droit international. Le Royaume-Uni a, quant à lui, qualifié le statut du territoire et la présence du Maroc sur celui-ci d' »indéterminés ».

Du référendum sur l’indépendance à la solution politique convenue d’un commun accord
L’impossibilité d’une solution militaire au conflit a progressivement poussé le Maroc et le Polisario vers une médiation externe. À la fin des années 1970, l’Organisation de l’unité africaine (OUA) – le prédécesseur de l’UA – faisait déjà office de médiateur entre le Maroc et le Polisario. L’OUA est parvenue à élaborer un cadre de règlement impliquant un cessez-le-feu, le retour des réfugiés et un référendum sur le statut final (sur l’intégration ou l’indépendance). Mais le Maroc s’est retiré de l’OUA, faisant échouer les négociations, lorsque la RASD est devenue un État membre à part entière en 1984. Incapable d’avancer, l’OUA a renvoyé la question du Sahara Occidental à l’ONU.

En septembre 1988, le secrétaire général de l’ONU Javier Pérez de Cuéllar a informé le Conseil de sécurité de l’ONU qu’il avait obtenu le soutien du Maroc et du Polisario pour un cadre de règlement adapté de la proposition de l’OUA. Ce cadre s’est finalement cristallisé dans le Plan de règlement de 1991, qui proposait un cessez-le-feu sous surveillance de l’ONU et une période de transition permettant le retour des réfugiés sahraouis et un référendum, à organiser dans les deux ans, avec un choix entre un État indépendant pour le Sahara occidental ou une intégration formelle au Maroc sous souveraineté marocaine.

Il s’agit là d’une concession extrêmement importante – mais largement méconnue – de la part du Polisario : il a accepté de suspendre sa quête d’indépendance unilatérale en attendant la tenue d’un référendum soutenu par les Nations unies pour déterminer le futur statut du territoire. Ce faisant, le Polisario a également accepté l’option d’une intégration au Maroc.

Le Conseil de sécurité des Nations unies a créé la MINURSO en avril 1991 pour mettre en œuvre ce plan. Si le secrétaire général des Nations unies a pu déclarer un cessez-le-feu en août, les autres éléments du plan ont été retardés en raison de l’absence d’accord entre les parties concernant l’organisation du référendum. L’une des questions les plus litigieuses, qui ne cessera de retarder le référendum pendant plusieurs années, concernait les critères techniques d’identification et d’enregistrement des électeurs sahraouis.

Pendant ce temps, Rabat a utilisé la réinstallation de Marocains au Sahara Occidental comme une stratégie démographique pour contrer l’indépendance sahraouie. Bien qu’il soit difficile d’obtenir des chiffres précis, la moitié ou plus de la population du Sahara Occidental aujourd’hui – un total actuellement estimé par l’ONU à 567 000 personnes – pourrait être constituée de colons marocains non indigènes. En faisant pression pour faire voter autant d’électeurs que possible pour le référendum proposé par l’ONU, le gouvernement marocain espérait faire pencher le résultat en faveur de l’intégration. Lassé par les efforts du Maroc, le Polisario a souvent entravé le travail de la commission d’identification des électeurs de la MINURSO, qui s’est finalement arrêtée en 1995.

En 1997, James Baker – ancien secrétaire d’État américain nommé par le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan comme son envoyé personnel au Sahara occidental – a réussi à résoudre toutes les questions techniques en suspens qui entravaient la mise en œuvre du plan de règlement, notamment le processus d’identification des électeurs, dans un ensemble d’accords connus sous le nom d’accords de Houston. À ce jour, ce sont les seuls accords jamais signés par le Maroc et le Polisario. En deux ans, la MINURSO a pu finaliser une liste provisoire de 86 386 électeurs pour le référendum. La liste des électeurs était largement supposée favoriser l’indépendance, car elle était composée presque entièrement de Sahraouis recensés par l’Espagne en 1974 et de leurs descendants directs, qui étaient prédisposés à l’indépendance. Les efforts de Rabat pour inclure les électeurs « sahraouis » favorables aux positions marocaines – que l’Espagne n’avait pas comptés dans son recensement initial – n’ont pas porté leurs fruits : moins de la moitié des candidats parrainés par le Maroc du Sahara Occidental occupé et moins de 15 pour cent de ses candidats du Maroc proprement dit ont été inclus dans la liste électorale provisoire de la MINURSO.

Alors que le Sahara Occidental se rapprochait d’un référendum, le Conseil de Sécurité de l’ONU a commencé à s’inquiéter. Au cours de l’été 1999, Hassan II est décédé, laissant son royaume à un jeune et inexpérimenté Mohammed VI. Inquiets de la stabilité de la transition du régime marocain sous le nouveau monarque et du bouleversement politique interne que la « perte » du Sahara Occidental pourrait provoquer, les principaux alliés du Maroc au Conseil de Sécurité de l’ONU, la France et les Etats-Unis, ont encouragé le nouveau roi à s’éloigner des Accords de Houston.

En outre, le Conseil de sécurité de l’ONU a été effrayé par les retombées du référendum organisé par l’ONU au Timor oriental (occupé et annexé par l’Indonésie en 1975-76), qui présentait de nombreuses similitudes avec le référendum que la MINURSO voulait organiser au Sahara occidental. Lorsqu’en 1999, les Timorais de l’Est ont rejeté un plan d’autonomie soutenu par l’ONU en faveur de l’indépendance, les violentes représailles des milices soutenues par l’Indonésie ont nécessité le déploiement d’une solide mission d’imposition de la paix de l’ONU. Peu après, M. Annan a prévenu que le plan de règlement et les accords de Houston ne contenaient aucune disposition visant à faire respecter les résultats du référendum. Annan a également décrié le fait – de manière quelque peu ironique, avec le recul – qu’un référendum ne serait probablement pas organisé avant deux ans, étant donné le nombre de personnes parrainées par le Maroc (plus de 135 000) faisant appel de leur exclusion de la liste électorale initiale de la MINURSO.

Le Conseil de sécurité de l’ONU, considérant que le plan de règlement ne prévoyait plus une « résolution rapide, durable et convenue », a commencé à appeler le Maroc et le Polisario à discuter « d’une solution politique mutuellement acceptable à leur différend sur le Sahara occidental ». Cela représentait un renversement de la logique qui sous-tendait ses efforts passés. Avant le décès de Hassan II, ceux qui étaient au cœur des négociations de l’ONU avaient supposé que le résultat probable du référendum – l’indépendance – induirait des concessions crédibles de la part du Maroc pour rendre possible une solution politique durable. Au lieu de cela, le Conseil de sécurité des Nations unies appelait désormais les parties à négocier une solution politique avant la tenue de tout référendum. Il a présenté cette nouvelle approche comme un moyen plus réaliste de parvenir à une solution durable et rapide, étant donné la perspective de devoir retarder le référendum de la MINURSO jusqu’en 2002 au moins, pendant que les appels des électeurs parrainés par le Maroc étaient traités.

Le nouveau mantra d’une « solution politique mutuellement acceptable » a donné aux deux principaux partis un plus grand pouvoir de veto sur le processus de paix et a formalisé la nécessité d’un consentement marocain avant que l’autodétermination des Sahraouis puisse être réalisée. En abandonnant prématurément les accords de Houston et le processus référendaire initial, le Conseil de sécurité des Nations unies s’est ainsi privé et a privé Baker d’un mécanisme puissant – un vote probable en faveur de l’indépendance – pour amener les parties à un accord.

Les projets de Baker

Fort d’un nouveau mandat, Baker élabore en 2001 un projet d’accord-cadre (connu sous le nom de Baker I). Cette proposition d’une page mettait officiellement l’autonomie sahraouie (par opposition à l’indépendance totale) sur la table pour la première fois, bien que le degré d’autonomie soit limité et que les options pour le référendum sur le statut final proposé, ainsi que la liste des électeurs, ne soient pas définies. Alors que le plan a été accepté avec enthousiasme par le Maroc, le Polisario a refusé de l’envisager, cherchant plutôt à relancer les accords de Houston. À l’occasion de l’anniversaire de la Marche Verte en novembre 2001, Mohammed VI a annoncé que le référendum sur l’indépendance du Sahara Occidental proposé par le Plan de Règlement était désormais « nul » et « inapplicable ». Depuis lors, la position officielle du Maroc a été de rejeter toute proposition – et de plus en plus, tout processus – qui pourrait conduire à un Sahara Occidental indépendant.

La proposition révisée de Baker, le plan de paix de 2003 pour l’autodétermination du peuple du Sahara Occidental (Baker II), offrait aux Sahraouis une autonomie intérimaire plus renforcée sous l’égide d’une Autorité du Sahara Occidental élue localement, qui serait suivie quatre ans plus tard d’un référendum sur la poursuite de l’arrangement autonome, le rattachement au Maroc, ou l’indépendance. Cependant, contrairement au plan de règlement initial de 1991, ce référendum permettrait aux colons marocains arrivés avant 1999 de voter aux côtés des Sahraouis autochtones figurant sur la liste électorale provisoire de la MINURSO ou figurant sur un enregistrement récent des habitants des camps de réfugiés effectué par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

Malgré l’électorat mixte proposé, le Polisario a étonnamment approuvé Baker II (avec les encouragements de l’Algérie), tandis que le Maroc s’est fermement opposé à la réinsertion d’une option d’indépendance. Cet été-là, le Conseil de sécurité des Nations unies a habilité Baker à travailler à l’obtention d’un accord sur la proposition afin de la mettre en œuvre. Le Polisario avait maintenant fait deux concessions historiques concernant le droit du Sahara Occidental à l’autodétermination : en 1991, lorsqu’il a accepté d’inclure l’intégration au Maroc comme une option à côté de l’indépendance ; et en 2003, lorsqu’il a accepté de permettre aux non-Sahraouis de voter dans un référendum avec l’autonomie comme troisième option. Bien que la balle soit clairement dans le camp de Rabat, celui-ci a refusé de reconnaître le compromis du Polisario et s’est montré de plus en plus réticent à continuer à travailler avec Baker.

Le Conseil de sécurité des Nations unies s’est penché sur l’opportunité d’accorder un mandat plus fort en avril 2004, mais il s’est contenté de réaffirmer sa volonté de mettre en œuvre une proposition « sur la base d’un accord entre les deux parties ». Ayant déjà insisté sur le fait que l’accord mutuel était une norme impossible à respecter en l’absence de compromis substantiel, Baker a rapidement démissionné, en signe de frustration manifeste à l’égard du Conseil de sécurité des Nations unies, qui a abandonné toute mention de la proposition Baker dans sa résolution suivante.

Un processus de paix à la dérive

Pendant près de 20 ans, l’engagement international au Sahara Occidental a été basé sur le développement et la mise en œuvre d’un plan de l’ONU en consultation avec les parties, un plan qui aurait finalement décolonisé le Sahara Occidental par un référendum sur l’indépendance. Après le départ de Baker en 2004, le Conseil de Sécurité de l’ONU a pivoté vers une approche basée sur le dialogue facilité par l’ONU pour encourager les parties à développer un plan mutuellement accepté. Ce faisant, le Conseil de sécurité de l’ONU a renoncé à son contrôle sur le processus en le confiant au Maroc et au Polisario. Le mandat initial de la MINURSO – organiser un référendum d’autodétermination sur l’indépendance – a été relégué au second plan, la surveillance du cessez-le-feu et la recherche de plus en plus stérile d’une « solution politique négociée » occupant le devant de la scène.

Trois envoyés personnels successifs – Peter van Walsum (2005-2008), Christopher Ross (2009-2017) et Horst Köhler (2018-2019) – se sont efforcés sans succès de faciliter un dialogue constructif entre les parties. L’évolution la plus significative s’est produite très tôt, lorsque le Maroc et le Polisario ont présenté des propositions concurrentes en 2007 pour mettre fin au conflit. Mais, plutôt que de contribuer à définir une zone d’accord potentielle entre les parties, ces plans ont mis en évidence l’ampleur de leur éloignement.

L’initiative d’autonomie du Maroc

L’initiative marocaine d’autonomie reprenait des éléments des plans de Baker. Elle envisageait la création d’une administration régionale locale – la région autonome du Sahara (RAS) – sous souveraineté marocaine. Cependant, les pouvoirs que le Maroc proposait de dévoluer au territoire étaient beaucoup plus restreints que ceux proposés par Baker. Rabat a fait valoir que son plan représentait les paramètres maximaux de tout accord avec le Polisario.

Selon le plan d’autonomie, la RAS aurait un certain degré de gouvernance interne avec ses propres organes exécutifs et législatifs. Elle aurait le pouvoir de créer ses propres lois et de réglementer les questions intérieures telles que les infrastructures et la politique sociale. Les résidents de la RAS pourraient élire leurs propres représentants. Toutefois, toutes les lois locales devraient être conformes à la constitution marocaine et seraient soumises à l’examen de la cour suprême marocaine, tandis que le chef du gouvernement de la RAS serait investi par le roi du Maroc. En outre, Rabat conserverait le contrôle sur les ressources naturelles du Sahara Occidental, les relations étrangères, la monnaie, et la sécurité externe et interne.

Depuis qu’il a présenté son plan en 2007, le Maroc a fait pression avec succès pour obtenir l’approbation de la communauté internationale ; Washington et Paris ont très tôt qualifié la proposition marocaine de « sérieuse et crédible » et ont fait pression avec succès pour que des termes similaires soient inclus dans les résolutions ultérieures du Conseil de sécurité de l’ONU. Sous Trump, les États-Unis ont fait un autre pas dans la direction du Maroc en suggérant que sa proposition d’autonomie devrait être  » la seule base  » pour résoudre le conflit ; les États-Unis ont ensuite co-organisé une conférence internationale avec le Maroc pour soutenir le plan.

Les garanties post-référendum du Polisario

En réponse directe à la proposition d’autonomie de Rabat, le Polisario a proposé une série de garanties post-référendum. Celles-ci offraient au Maroc un accord de coopération de dix ans pour faciliter l’interdépendance économique, sociale et politique si le référendum conduisait au statut d’Etat du Sahara Occidental. Il offrait également le droit à la nationalité sahraouie pour les colons marocains. Le Conseil de sécurité des Nations unies a accueilli favorablement la proposition du Polisario, tandis que le Maroc a refusé de la reconnaître. La question de savoir si le Polisario reste attaché à son offre de 2007 ou même à des éléments du plan Baker II de 2003 reste ouverte, car le discours public du mouvement de libération a plus récemment eu tendance à invoquer son consentement au plan de règlement de 1991 plutôt que ses concessions ultérieures.

Comprendre les calculs du Maroc

L’apparente grande tolérance du Maroc pour le statu quo suggère que la réalité actuelle est bien plus acceptable pour lui que les types de compromis demandés dans les accords de Houston de 1997 ou le plan Baker II de 2003. Jusqu’à présent, Rabat a été confronté à peu de contestations concernant le maintien de son contrôle sur le territoire et son exploitation des ressources naturelles sahraouies – qui sont devenues une part importante de l’économie marocaine générale et qui subventionnent ses activités de colonisation. Les entreprises appartenant au régime en place en ont également profité. Comme l’a admis l’ancien ministre de l’agriculture du pays, Mohand Laenser, s’assurer que le Sahara Occidental est inclus dans les accords extérieurs conclus par le Maroc, tels que les accords de pêche avec l’UE, est aussi important politiquement que bénéfique financièrement.

Les revendications marocaines sur le Sahara occidental sont un élément central de l’idéologie nationale promue par la monarchie au pouvoir et constituent une source importante de sa légitimité intérieure. Au cours des quatre dernières décennies, l’idée que le Sahara occidental fait partie du Maroc – la seule partie du « Grand Maroc » à avoir été récupérée avec succès depuis l’indépendance – est devenue un aspect incontesté de l’identité nationale postcoloniale du pays. Pour la monarchie marocaine, la saisie en 1975 et l’intégration continue du Sahara occidental – face à ce qu’elle considère comme une opposition farouche de la part des nationalistes sahraouis, de l’Algérie et de la communauté internationale – a contribué à garantir et à réaffirmer son hégémonie intérieure.

Le Maroc est devenu de plus en plus explicite dans son rejet de l’indépendance sahraouie. Sous Hassan II, le Maroc a montré une certaine ouverture à cette possibilité. Cependant, avec le recul, il semble que cela ait été largement tactique, permettant au Maroc de gagner du temps pour coloniser le territoire et ralentir la diplomatie internationale au sein de l’OUA et plus tard de l’ONU. Sous Mohammed VI, le Maroc a explicitement exclu l’indépendance depuis 2001.

Historiquement, la France et les Etats-Unis ont été les plus importants soutiens de la quête du Maroc pour contrôler le Sahara Occidental. Pendant la guerre froide, les deux pays se sont opposés en privé à la création d’un Etat sahraoui, craignant qu’il ne devienne un proxy pour l’Algérie et l’Union soviétique. Ils ont également reconnu à quel point la légitimité intérieure de la monarchie marocaine – et donc la stabilité du Maroc – était devenue liée à son contrôle du territoire. En échange de leur soutien extérieur, le Maroc a soutenu les intérêts sécuritaires et politiques français et américains, depuis la guerre froide, en passant par la « guerre contre le terrorisme », jusqu’à aujourd’hui. Pour la France, le Maroc revêt une importance supplémentaire étant donné son rôle de partenaire commercial clé et de pivot dans son réseau plus large d’États africains postcoloniaux alliés à ses intérêts politiques, économiques et culturels. En conséquence, le gouvernement français a discrètement mais constamment défendu ce qu’il considère comme l’issue la moins menaçante d’un point de vue stratégique : l’autonomie pour le territoire sous contrôle marocain continu – comme le révèlent les recherches dans les archives de l’État français[2].

Sous le parapluie de la France et des États-Unis, le Maroc a été peu incité à faire des compromis. Son attitude à l’égard des derniers émissaires de l’ONU, Ross et Köhler, est devenue négative précisément lorsqu’ils ont commencé à suggérer, bien qu’implicitement, que la proposition d’autonomie était une base insuffisante pour résoudre le conflit [3]. Depuis 2007, le soutien diplomatique que la France et les États-Unis ont apporté à son plan d’autonomie a convaincu le Maroc que l’indépendance sahraouie était effectivement hors de question. Leur position a encouragé le Maroc à aborder les pourparlers facilités par l’ONU sur la base que l’autonomie représente la seule base de discussion. Comme le roi l’a déclaré en 2015 lors de la célébration du quarantième anniversaire de la Marche verte, c’est « le maximum que le Maroc puisse offrir ».

Après la reconnaissance par Trump du Sahara occidental comme faisant partie du Maroc, Rabat estime que l’environnement international et régional bascule davantage derrière ses revendications. Cela lui donne encore moins de raisons de faire des concessions significatives.

Dans le même temps, cependant, il y a des raisons de croire que le Maroc n’a jamais été profondément investi dans sa propre proposition d’autonomie, qui elle-même s’inspirait d’idées proposées des décennies plus tôt par les États-Unis et la France[4]. Le timing de la proposition en 2007 était principalement motivé par une promesse faite par l’administration de George W Bush de reconnaître la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental – ce que la pression du Département d’État a finalement empêché. Dans les 14 années qui ont suivi, le Maroc n’a toujours pas pris de mesures concrètes pour mettre en œuvre sa vision. Il y a des raisons de penser que Rabat pourrait être prudent quant à l’autonomie du Sahara occidental, étant donné l’exemple que cela pourrait donner à des régions marocaines telles que le Rif, dans le nord du Maroc, dont le mouvement ethno-nationaliste, petit mais actif, s’est historiquement opposé à l’autorité de l’État central.

Le retour à la guerre du Polisario

L’année dernière s’est achevée sur des développements de mauvais augure. En novembre 2020, le Polisario a déclaré la fin du cessez-le-feu de 1991 négocié par l’ONU et a repris ses attaques armées contre les forces marocaines au Sahara occidental et dans le sud du Maroc. Cela s’est produit après que les forces armées marocaines ont franchi la ligne d’armistice le 13 novembre et sont entrées dans la zone tampon démilitarisée de l’ONU de Guerguerat, qui se trouve à l’intérieur du territoire de facto de la RASD. Rabat a cherché à disperser les manifestants sahraouis qui bloquaient la circulation sur la seule route reliant le Sahara Occidental (et le Maroc) à la Mauritanie. Le Maroc a depuis étendu son mur de sable à travers la zone tampon de l’ONU jusqu’au territoire mauritanien.

La flambée de violence à Guerguerat était un casus belli pour le Polisario. Mais les 173 600 réfugiés en Algérie, d’où le Polisario tire ses forces armées, étaient déjà profondément frustrés par l’absence de progrès diplomatique et l’impunité avec laquelle le Maroc a pu exploiter les ressources naturelles du territoire, réprimer les défenseurs des droits des Sahraouis et empêcher un référendum. L’approbation par Trump des revendications marocaines a encore alimenté la colère nationale parmi les exilés sahraouis en Algérie[5].

Le retour du Polisario à la lutte armée après une interruption de près de trois décennies reflète l’avenir incertain auquel est confronté le mouvement nationaliste du Sahara occidental. Son parcours, tant en guerre (1975-1991) qu’en paix (1991-2020), a commencé par des succès initiaux mais s’est terminé par une impasse. Le nationalisme sahraoui et le désir d’indépendance sont restés forts tout au long du processus, y compris dans les zones occupées par le Maroc, comme en témoigne l’éclatement de deux intifadas sahraouies (soulèvements civils) contre le régime marocain, en 1999 et 2005, les manifestations de Gdaym Izik en 2010 et les protestations récurrentes à plus petite échelle, malgré la menace de détention par les forces de sécurité marocaines. Pendant tout ce temps, la plupart des nationalistes sahraouis ont continué à considérer le Polisario comme leur seule source de représentation politique, étant donné l’absence surprenante de fragmentation du mouvement après près de cinq décennies de lutte.

Publiquement, le Polisario présente son retour au conflit armé comme un effort pour obtenir l’indépendance. Mais, après six mois d’attaques, rien n’indique que les forces du Polisario – l’Armée de libération du peuple sahraoui (ALPS) – seront en mesure de surmonter les mêmes obstacles stratégiques qui ont entravé sa campagne militaire dans les années 1980. En privé, les dirigeants sahraouis semblent comprendre les limites d’une approche purement militaire et la nécessité d’utiliser des moyens diplomatiques[6]. L’escalade du Polisario semble donc être tactique – pour répondre à la frustration populaire croissante, renforcer les positions de négociation sahraouies et susciter un regain d’attention de la part de la communauté internationale.

Cela dit, les responsables du Polisario ont prévenu que l’inaction continue de l’ONU pourrait convaincre davantage leurs électeurs, en particulier parmi les réfugiés en Algérie, que la recherche d’une solution politique est une stratégie sans issue et que tous les efforts devraient plutôt se concentrer sur le conflit armé.[7] Bien sûr, on peut s’interroger sur la durabilité de l’escalade du Polisario compte tenu de son arsenal obsolète, de l’âge avancé de ses combattants les plus expérimentés et de sa dépendance militaire vis-à-vis de l’Algérie pour le réapprovisionnement de ses unités, principalement en armes légères, en artillerie, en roquettes et en missiles. Le Maroc dispose également d’une formidable force armée.

Stimulé par une course aux armements régionale avec l’Algérie, le Maroc s’est récemment classé parmi les 30 premiers importateurs d’armes au monde, ses principaux fournisseurs étant les États-Unis, la France et le Royaume-Uni. Les achats marocains récents et à venir de drones turcs, israéliens et américains représentent également une capacité dont Rabat ne disposait pas contre le Polisario dans les années 1980. Dans le même temps, les récentes attaques de l’APLS dans le sud du Maroc laissent entrevoir une volonté de porter le combat au-delà du mur de sable et plus profondément dans les zones contrôlées par le Maroc.

La politique de l’UE « le commerce d’abord »

Malgré sa proximité géographique, le conflit du Sahara Occidental a reçu peu d’attention de la part de l’UE. L’Union n’a pas participé aux efforts de pacification, mais a fourni une aide humanitaire de quelque 9 millions d’euros par an aux réfugiés sahraouis de Tindouf. Ce manque d’attention reflète la manière dont la question a été subsumée par le désir de l’UE de développer et de maintenir des relations bilatérales étroites avec le Maroc.

L’UE a préféré se tourner vers le Conseil de sécurité des Nations Unies et les principaux États membres, en particulier la France et l’Espagne, pour orienter sa politique (ou son absence d’orientation)[8]. Reflétant les positions de ces pays, qui ont eu tendance à mettre l’accent sur un compromis politique acceptable pour le Maroc, le haut représentant Josep Borrell a résumé la position de l’UE en soutenant « une solution politique réaliste, praticable et durable à la question, basée sur le compromis ». En revanche, des Etats membres comme la Suède ont mis l’accent sur le droit international, ajoutant qu’un tel résultat doit également « prévoir l’autodétermination du peuple du Sahara Occidental, conformément au droit international ».

Dans la mesure où l’UE a une politique, elle comprend largement ses relations commerciales et de pêche avec le territoire. Le commerce de l’UE avec le Sahara Occidental est limité, composé principalement d’exportations sahraouies de stocks de pêche, de produits agricoles, et de phosphates, et d’investissements européens dans des projets d’énergie verte. L’accès aux eaux du Sahara Occidental est, cependant, important pour les pêcheurs de l’UE (en particulier espagnols).

L’UE a vanté les avantages de ses accords pour la population locale, affirmant qu’ils ont stimulé les taux d’emploi et le développement socio-économique. Ces affirmations sont trompeuses étant donné que le commerce et la pêche liés au Sahara occidental ont tous deux eu lieu dans le cadre des accords de l’UE avec le Maroc. De 2014 à 2018, les eaux du Sahara occidental ont fourni 94 % des captures de la flotte de pêche de l’UE opérant sous permis marocain dans le cadre de l’accord de pêche de l’UE avec le Maroc. En 2019, la valeur totale des exportations marocaines du Sahara occidental vers l’UE était de plus de 504 millions d’euros. En créant cette situation, l’UE a omis d’obtenir le consentement du peuple sahraoui via son représentant international, le Polisario.

Les premiers bénéficiaires de ces relations avec l’UE n’ont pas été les Sahraouis eux-mêmes, mais la propre économie du Maroc et sa population de colons. Les activités de pêche de l’UE soutiennent 10 % des emplois dans le secteur de la pêche marocain, qui est dominé par des opérateurs et des colons marocains. En échange des permis de pêche marocains, l’UE et ses entreprises de pêche ont fourni à Rabat une compensation financière de 40 millions d’euros par an. Le gouvernement marocain a utilisé cette somme pour subventionner des projets d’infrastructure au profit de sa population de colons. L’agriculture au Sahara Occidental est également dominée par les entreprises et les colons marocains.

La Commission européenne a admis qu’une motivation clé pour soutenir le commerce de l’UE avec le Sahara Occidental est de maintenir des liens étroits avec le Maroc. Dans un rapport de 2020, elle a noté que « le bon fonctionnement de l’accord [sur les tarifs commerciaux préférentiels] a également facilité la reprise d’un dialogue fructueux avec le Maroc, qui devrait jeter les bases du développement de relations plus étroites avec cet important voisin, au bénéfice mutuel de l’UE et du Maroc. »

Ce « bénéfice » ne concerne pas seulement le commerce et les investissements avec le Maroc, mais aussi son rôle de partenaire important dans la coopération antiterroriste et le contrôle des migrations. L’arrêt du flux de migrants illégaux – dont la plupart sont marocains – est particulièrement important pour l’Espagne, étant donné la position des îles Canaries et de ses deux villes nord-africaines de Ceuta et Melilla en tant que principales destinations des migrants en route vers l’Europe. Cela inclut des vols hebdomadaires d’expulsion de Gran Canaria vers la ville de Laayoune, au Sahara occidental – peut-être dans le cadre d’un effort du Maroc pour forcer la reconnaissance européenne de ses revendications sur le territoire.

Le Maroc n’a pas hésité à tirer parti des intérêts européens. Cela a conduit à des embrasements diplomatiques répétés. En 2015, le gouvernement marocain a bloqué l’ouverture du premier magasin IKEA du pays en raison de rumeurs selon lesquelles la Suède envisageait de reconnaître la RASD (ce que le gouvernement suédois a démenti). L’année suivante, le Maroc a suspendu tous les contacts avec l’UE suite à une décision de la CJUE d’annuler l’extension au Sahara occidental des accords agricoles et de pêche avec le Maroc. En réponse, les fonctionnaires de l’UE ont travaillé avec leurs homologues marocains pour s’opposer à la décision[9].

En outre, le Maroc semble exploiter le flux de migrants – en assouplissant les contrôles pour signaler son mécontentement politique envers l’Europe et forcer les changements de politique européenne. Comme son ministre de l’agriculture, Aziz Akhannouch, l’a prévenu, tout obstacle à l’inclusion des exportations de produits agricoles et de pêche vers l’Europe « pourrait renouveler les « flux migratoires » que Rabat a « gérés et maintenus » avec un « effort soutenu » ». Outre les récentes arrivées à Ceuta autorisées comme un message à Madrid, en mars 2021, Rabat a soudainement coupé toutes les relations avec Berlin et retiré son ambassadeur. Bien que le motif reste flou, les médias marocains ont attribué ce geste aux « attitudes inamicales » de l’Allemagne, y compris un effort de Berlin en décembre 2020 pour porter les questions de la proclamation de Trump et de la reprise des combats au Sahara occidental à l’attention du Conseil de sécurité de l’ONU. Les crises diplomatiques qui se préparent avec l’Espagne et l’Allemagne démontrent que le Sahara occidental continuera à perturber les relations bilatérales européennes avec le Maroc.

L’impact de l’UE sur le processus de paix

Les pratiques commerciales et de pêche de l’UE, et la distorsion du droit international, ont eu un impact négatif sur les perspectives de résolution du conflit du Sahara Occidental. Elles ont amplifié les dynamiques de pouvoir négatives qui ont conduit à l’échec des tentatives de paix passées. Premièrement, l’UE a affaibli la position de négociation du Polisario dans le processus de paix de l’ONU en sapant le statut territorial distinct et séparé du Sahara Occidental, et en ignorant la nécessité d’obtenir son consentement pour l’exploitation des ressources naturelles sahraouies. Deuxièmement, il a contribué à renforcer les positions de négociation du Maroc à l’ONU en apportant un soutien politique, économique et financier européen aux revendications territoriales du Maroc. Selon deux sources familières avec l’échange, Köhler, alors qu’il était en poste en tant qu’envoyé de l’ONU, a fait cette remarque lors d’un briefing avec les commissions des affaires étrangères et des droits de l’homme du Parlement européen en mai 2018. Il a averti que la politique commerciale de l’UE nuisait à ses efforts en faveur de la paix.

Par leurs actions, la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne ont reconnu à tort le régime administratif internationalement illégal que le Maroc a étendu au Sahara occidental, donnant un faux vernis de légitimité à sa présence sur le territoire. Ceci en dépit de leur non-reconnaissance formelle de la souveraineté marocaine sur le territoire et de leur obligation en vertu du droit international de s’assurer que l’UE n’aide pas à maintenir la situation illégale que le Maroc a créée. Selon la Commission du droit international de l’ONU, cette obligation s’applique aux actes qui pourraient impliquer la reconnaissance de toute « acquisition illégale de souveraineté sur un territoire par le déni du droit à l’autodétermination des peuples. »

Une crise estivale se prépare avec le Maroc ?

Depuis 2012, le Polisario conteste avec succès les pratiques de l’UE auprès de la CJUE. Les arrêts successifs ont développé (et parfois corrigé) les positions de l’UE. En décembre 2016, la CJUE a jugé que le Sahara occidental ne relevait pas du champ d’application de l’accord d’association avec le Maroc, réaffirmant ainsi le statut séparé et distinct du territoire par rapport au Maroc. La cour avait auparavant admonesté la Commission européenne pour ne pas avoir obtenu le consentement du peuple sahraoui. Elle a également accepté le Polisario comme leur représentant international.

L’impact de ces arrêts est que l’UE a commencé à mettre en œuvre plus strictement son exigence de différencier le Maroc et le Sahara Occidental, sur la base de son obligation en vertu du droit européen et international d’assurer la non-reconnaissance effective de la souveraineté marocaine sur le territoire et de préserver son statut juridique séparé et distinct. Ceci est conforme à la logique juridique qui sous-tend les pratiques commerciales et les politiques de non-reconnaissance de l’UE par rapport à d’autres situations d’occupation étrangère et d’annexion, telles que le territoire palestinien occupé par Israël et le plateau du Golan syrien, le nord de Chypre occupé par la Turquie, et la Crimée occupée par la Russie. Dans chacune de ces situations, l’UE a une obligation légale de « non-reconnaissance », c’est-à-dire qu’elle doit veiller à ce que ses relations bilatérales ne reconnaissent pas la souveraineté de la puissance occupante sur le territoire occupé. Elle doit également veiller à ce que ses actions ne facilitent pas les actions internationalement illégales, telles que l’annexion, les activités de colonisation et les violations internationales des droits de l’homme. Pour ce faire, l’UE doit garantir l’exclusion totale et effective du territoire occupé du champ d’application de ses accords avec la puissance occupante.

Des signes précurseurs montrent que la jurisprudence de la CJUE se traduit par de nouvelles propositions. Par exemple, en novembre 2020, la Commission européenne a proposé d’étendre l’accord Interbus de l’UE (réglementant le trafic des autocars) au Maroc, mais a exclu le Sahara occidental de son champ d’application. Pourtant, la Commission européenne est toujours à la recherche d’une base juridique pour inclure le Sahara occidental dans ses accords commerciaux et de pêche avec le Maroc. Elle prétend maintenant avoir obtenu le consentement de la population locale pour cela. Mais elle ne l’a pas fait en cherchant l’approbation du Polisario – le représentant international du peuple sahraoui – mais plutôt en obtenant l’approbation des organes locaux établis par le Maroc sous son régime administratif illégal au niveau international.

Le dernier effort de la Commission européenne et du Conseil de l’Union européenne pour inclure le Sahara Occidental dans les accords commerciaux et de pêche avec le Maroc est susceptible d’être rejeté par la CJUE cet été – ce qui supprimerait une fois de plus toute base pour de tels arrangements. Une décision en faveur du Polisario aurait des conséquences économiques. Les pêcheurs de l’UE ne seraient plus autorisés à opérer dans les eaux du Sahara Occidental avec des permis marocains, tandis que les exportations marocaines originaires du territoire seraient exclues des tarifs préférentiels de l’UE. Sur la base des précédents, une telle décision déclencherait presque inévitablement une manifestation de colère du Maroc contre l’UE, et encouragerait le Polisario à lancer de nouveaux défis juridiques. La décision de la Cour peut également influencer le résultat d’une contestation distincte de la société civile déposée au Royaume-Uni contre l’inclusion du Sahara Occidental dans le nouvel accord d’association post-Brexit du pays avec le Maroc.

La décision de la CJUE aura des implications pour le processus de paix. Une victoire pourrait renouveler l’appétit du Polisario pour les pourparlers de paix, étant donné ce qu’il considérerait comme une position de négociation renforcée, ce qui pourrait renforcer sa détermination à rechercher l’indépendance pure et simple. Une défaite affaiblirait davantage le Polisario, le convainquant de la nécessité d’intensifier son conflit armé contre le Maroc comme le meilleur et le seul moyen de faire progresser l’indépendance sahraouie.

Malgré l’importance de l’arrêt, les capitales européennes n’ont guère prévu de plans d’urgence, si ce n’est l’intention de faire une nouvelle fois appel de la décision de la CJUE[10], ce qui ne fera que retarder de quelques mois l’application de l’arrêt de la Cour et la crise qui s’ensuit.

L’état des lieux aujourd’hui

Le Conseil de sécurité de l’ONU a été incapable ou non désireux de fournir une réponse significative pour ralentir l’effritement du processus de paix au Sahara Occidental. En l’absence de tout horizon réaliste pour parvenir à un accord de paix, les résolutions annuelles du Conseil de sécurité de l’ONU parlent de la priorité accordée à l’engagement des parties en faveur d’un cessez-le-feu et du dialogue – même s’il y a eu peu de perspectives de percée et aucun entretien substantiel en face à face depuis les accords de Houston. Suite à la reprise des attaques armées par le Polisario, le Conseil de sécurité des Nations unies ne dispose désormais ni d’un processus ni d’un cessez-le-feu. Et le droit de veto exercé par le Maroc et le Polisario sur tout candidat potentiel signifie que le secrétaire général est incapable de trouver un nouvel envoyé depuis la démission surprise de Köhler en mai 2019. L’absence pendant deux ans de cette façon d’engager les parties a exacerbé les dynamiques négatives sous-jacentes, créant de réelles conséquences à long terme pour l’Europe.

Certains fonctionnaires européens interrogés dans le cadre de ce document affirment que le conflit a besoin d’un temps mort diplomatique. Mais une telle réponse risque d’aggraver encore cette dynamique. Une négligence continue convaincra le mouvement de libération nationale du Sahara occidental qu’il a été effectivement abandonné par l’ONU[11]. Le Polisario étend déjà la portée de ses activités militaires, ce qui laisse entrevoir la possibilité que Rabat intensifie sa réponse militaire. Une récente frappe aérienne marocaine contre un haut responsable de la sécurité sahraouie pourrait être un signe des choses à venir.

Dans le pire des cas, la spirale des affrontements entre le Maroc et l’APLS pourrait s’étendre aux pays voisins et contribuer à déstabiliser davantage la région du Sahara et du Sahel. Dans l’environnement régional actuel, il n’est pas difficile d’imaginer un conflit plus large et plus intense, attirant les groupes islamistes qui combattent actuellement au Sahel et suscitant une intervention militaire extérieure, notamment de la part de l’Algérie. Même une augmentation modérée de l’insécurité et des conflits locaux aggraverait les tensions entre le Maroc et l’Algérie. Un récent différend concernant des fermes de dattes dans une région frontalière maroco-algérienne montre à quel point de petites tensions peuvent facilement s’aggraver.

L’intérêt européen

Il va sans dire que l’escalade du conflit au Sahara Occidental, en particulier si un scénario semblable à celui de la Libye ou du Mali commence à se dérouler, aurait un impact négatif sur les intérêts européens et pourrait déstabiliser l’Algérie et le Maroc – deux partenaires clés pour l’UE. En plus de devoir répondre à l’augmentation des flux migratoires, l’UE et ses États membres pourraient être confrontés à la perspective peu attrayante de devoir déployer des ressources supplémentaires – y compris potentiellement des forces militaires – pour poursuivre leurs objectifs régionaux de contre-terrorisme et de stabilisation, comme ils ont dû le faire, par exemple, au Sahel.

En revanche, il existe un résultat tout aussi possible, mais considérablement plus optimiste, qui a le potentiel de bénéficier à la fois aux Sahraouis et aux Marocains, ainsi qu’à l’UE et à la région dans son ensemble. Dans le cadre d’un accord de paix, le Sahara Occidental pourrait servir de catalyseur pour le développement économique et la stabilisation de la région. Un Sahara occidental pacifique et démocratique qui maintiendrait des relations étroites avec le Maroc, l’Algérie et l’UE serait également un partenaire important qui pourrait contribuer à faire avancer les intérêts européens, notamment dans la lutte contre le terrorisme, la stabilisation de la région du Sahel et la gestion des flux migratoires. Un partenariat politique et économique entre l’UE et le Sahara Occidental apporterait d’autres avantages directs à l’UE, y compris une base juridique solide pour la pêche dans les eaux du Sahara Occidental.

Un avantage supplémentaire serait la détente qu’un accord négocié encouragerait entre le Maroc et l’Algérie, dont les frontières terrestres sont fermées depuis 1994. Un tel dégel diplomatique permettrait de lutter contre la contrebande transfrontalière (qui a été une source supplémentaire de tensions au cours des dernières décennies), tout en stimulant le commerce interrégional et la libre circulation des personnes entre le Sahara occidental, l’Algérie, le Maroc et la Mauritanie. Cela pourrait enfin débloquer la promesse du bloc commercial régional de l’Union du Maghreb arabe, un processus d’intégration économique au point mort qui reste paralysé par les différences régionales, notamment en ce qui concerne le Sahara occidental. Ce projet a été défendu par l’UE et, s’il se concrétise, il apportera des avantages considérables à l’Europe, en développant le commerce avec le continent et en contribuant à la stabilisation de son voisinage méridional.

Trouver une troisième voie

S’ils en ont l’occasion, il ne fait aucun doute que les Sahraouis opteront pour l’indépendance totale, comme l’ont fait la plupart des peuples colonisés lorsqu’ils ont pu choisir. Le Polisario doit toutefois tenir compte de l’asymétrie actuelle des pouvoirs, le Maroc n’ayant aucune intention de permettre une telle issue. Il doit également faire face à l’absence de volonté internationale de faire passer l’indépendance sahraouie face aux objections marocaines. Alors que les fonctionnaires européens interrogés pour ce document ont exprimé des points de vue différents concernant l’acceptabilité de l’initiative d’autonomie du Maroc, aucun n’a considéré l’indépendance sahraouie comme étant réaliste ou souhaitable[12].

Dans le même temps, le Maroc et ses bailleurs de fonds étrangers doivent reconnaître que forcer les Sahraouis et leur territoire à s’intégrer au Maroc ne conduira pas à une résolution durable, étant donné la nature hautement centralisée et autoritaire du régime marocain, et la forte opposition qu’un tel mouvement susciterait de la part des Sahraouis à l’intérieur et à l’extérieur du territoire occupé. De plus, bien que la vie dans les camps de réfugiés sahraouis ne soit pas facile, peu, voire personne ne retournerait volontiers au Sahara Occidental occupé par le Maroc, qu’il soit autonome ou non[13].

Depuis plus de deux décennies, le Conseil de sécurité de l’ONU a explicitement appelé le Maroc et le Polisario à trouver une solution politique qui respecte les normes de l’ONU en matière de décolonisation des territoires non autonomes comme le Sahara Occidental. Implicitement, ce mandat suppose qu’une solution au conflit du Sahara Occidental sera trouvée quelque part entre les options d’un Etat indépendant ou d’une intégration au Maroc – les deux options offertes par le Plan de Règlement de 1991. Alors que cette recherche d’une alternative – une « troisième voie » – pourrait prendre différentes formes, le processus de paix a été dominé par l’idée d’autonomie. Cette idée s’est avérée peu judicieuse.

La fausse promesse de l’autonomie

L’autonomie peut exister le long d’un spectre d’approches intégrationnistes comprenant des formes de fédéralisme et de dévolution. Bien que la proposition d’autonomie faite par le Maroc en 2007 ait souvent été décrite comme un compromis réaliste, notamment par la France et les États-Unis, les modèles d’autonomie les plus durables se sont produits dans des États hautement démocratiques. Pourtant, même ces arrangements peuvent donner lieu à une profonde contestation politique entre les gouvernements locaux et centraux, comme le montre la relation entre la Catalogne et l’Espagne.

Les accords d’autonomie n’ont guère réussi à résoudre de manière permanente les conflits ethniques dans les régions postcoloniales et en développement. Le conflit de cette année entre le gouvernement central éthiopien et le gouvernement régional du Tigré, ainsi que l’implosion dans les années 1990 de la république fédérale de Yougoslavie en une série de conflits ethniques, en témoignent. La réaffirmation progressive par Pékin d’un contrôle direct sur Hong Kong – au mépris de son engagement international en faveur d' »un pays, deux systèmes » – est également un rappel brutal de la facilité avec laquelle les accords d’autonomie peuvent être réversibles dans les systèmes autoritaires.

Le plan de l’ONU pour la décolonisation de l’Erythrée, datant des années 1950, présente des parallèles avec celui du Sahara occidental et constitue un autre avertissement important. Dans ce cas, l’ONU a décidé de ne pas organiser de référendum et a préféré forger un compromis politique créant une Érythrée autonome fédérée sous la souveraineté éthiopienne. Cet arrangement a attisé les tensions ethniques et a été progressivement sapé par l’autorité rampante de l’État central d’Addis-Abeba, déclenchant une guerre de 30 ans. Ce conflit n’a pris fin que par un référendum supervisé par les Nations unies, qui a accordé l’indépendance à l’Érythrée en 1993.

Le plan d’autonomie du Maroc pour le Sahara occidental risque d’aboutir à des résultats similaires en raison de l’absence de garanties solides pour assurer le respect des droits et de l’autonomie des Sahraouis. Il s’agit d’une question cruciale puisque le plan intégrerait formellement les Sahraouis dans un système autocratique qui a fait ses preuves en matière de suppression de leur nationalisme, de leurs droits humains et de leur action politique. Le plan ne prévoit pas non plus de mécanisme tiers qui permettrait de résoudre les différends relatifs à sa mise en œuvre et d’atténuer la possibilité pour l’une ou l’autre des parties de recourir à la force des armes.

Un autre problème fondamental avec le modèle d’autonomie est qu’il va à l’encontre du statut juridique international du Sahara Occidental en tant que territoire indépendant et séparé du Maroc. Alors que le gouvernement marocain et certains diplomates étrangers présentent l’initiative d’autonomie comme un moyen terme entre l’intégration et l’indépendance, elle n’est en fait qu’un type d’intégration, et non une alternative à celle-ci, même si elle délègue certains pouvoirs au gouvernement local. Ceci est problématique puisque le conflit du Sahara Occidental n’est pas une question « interne » qui peut être résolue par l’autonomie, comme le prétend le Maroc. L’avis de la CIJ de 1975 a déterminé que le peuple du Sahara Occidental constituait déjà l’autorité souveraine du territoire lorsqu’il est passé sous la domination espagnole. La réalisation de leur droit à l’autodétermination est une question de savoir si oui ou non le peuple sahraoui choisirait de déléguer cette souveraineté (en totalité ou en partie) à un autre État.

Si l’autonomie ou toute autre approche basée sur l’intégration n’est peut-être pas la base correcte pour résoudre le conflit, cela ne signifie pas que le Conseil de Sécurité de l’ONU doit cesser de chercher un terrain d’entente. Mais toute proposition doit se conformer au statut internationalement reconnu du Sahara Occidental comme une unité territoriale séparée et distincte du Maroc, avec son propre souverain, le peuple sahraoui, officiellement représenté par le Polisario. À cette fin, le Conseil de sécurité des Nations unies, ainsi que les parties elles-mêmes, devraient explorer le concept moins connu de libre association.

La libre association

La libre association est fondée sur la résolution 1541 de l’Assemblée générale des Nations unies de 1960, qui stipule que le peuple d’un territoire non autonome peut parvenir à l’autodétermination par l’indépendance, l’intégration ou la libre association. L’un des juges qui a rendu la décision de la CIJ en 1975 sur la revendication du Maroc sur le Sahara occidental, Nagendra Singh, a également cité la libre association comme un moyen de décoloniser le territoire.

Bien que moins courante comme moyen de décolonisation pour les territoires non autonomes, la libre association n’est pas inconnue dans la pratique. Parmi les exemples actuels, citons les Palaos, la Micronésie et les îles Marshall, qui ont conclu des accords de libre association avec les États-Unis. Les îles Cook et Niue, qui sont des États autonomes en libre association avec la Nouvelle-Zélande, constituent également des études de cas utiles. Alors que les îles Cook jouissent de l’autonomie, y compris l’autonomie législative, la Nouvelle-Zélande conserve la responsabilité principale des affaires extérieures et de la défense. Dans chacun de ces cas, l’Assemblée générale des Nations unies a approuvé leur accord de libre association et a retiré le territoire de la liste des territoires non autonomes des Nations unies.

Bien que le concept de libre association soit clairement pertinent pour le Sahara Occidental, il n’a jamais été sérieusement discuté par les négociateurs internationaux ou les parties elles-mêmes. Pourtant, il peut fournir un cadre utile pour réaliser l’autodétermination des Sahraouis et parvenir à un accord de paix final avec le Maroc. Comme le montrent les pratiques existantes, il existe un certain degré de variance dans la manière dont la libre association peut être appliquée. Cela donne une certaine latitude pour concevoir un arrangement qui peut répondre au mieux aux défis uniques qui existent au Sahara Occidental, en s’inspirant des idées précédemment avancées par l’ONU et les parties elles-mêmes.

Comme pour l’autonomie, la libre association prévoit un accord de partage du pouvoir sur le territoire du Sahara Occidental. Cependant, cela prendrait comme point de départ la souveraineté inhérente du peuple sahraoui sur le Sahara Occidental et fournirait de plus grandes protections pour ses droits. Dans le cadre de cet arrangement, les Sahraouis (à travers le Polisario) délégueraient certains aspects de leur souveraineté au Maroc et à un État du Sahara Occidental nouvellement créé. Cet accord devrait être fondé sur les principes suivants.

Délégation d’autorité

Le Polisario déléguerait (au nom du peuple sahraoui) l’autorité souveraine sur le territoire du Sahara Occidental au Maroc et à l’Etat du Sahara Occidental nouvellement créé. Le Sahara Occidental serait l’Etat continuateur de la RASD – héritant de sa personnalité juridique, y compris les droits et les responsabilités en vertu des traités internationaux existants auxquels il est partie.

La libre association avec le Maroc ne nécessiterait pas que les Sahraouis renoncent à leur droit à l’indépendance. Tout comme le peuple des îles Cook, le Polisario pourrait au contraire déclarer qu’il a décidé d’exercer le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui dans le cadre d’une libre association avec le Maroc, renonçant pour l’instant à sa quête d’un État pleinement indépendant.

Le Sahara Occidental aurait son propre système démocratique d’auto-gouvernance, avec des institutions exécutives, législatives et judiciaires indépendantes du Maroc. Les membres du législatif et de l’exécutif seraient élus par les citoyens du Sahara Occidental. Le Sahara Occidental aurait un contrôle total sur les politiques internes du territoire, comme la taxation et l’utilisation des ressources. Il aurait également sa propre force de police, avec la responsabilité principale de la sécurité interne du territoire.

Le Maroc assumerait la responsabilité principale des affaires extérieures et de la défense du Sahara Occidental. Toutes les décisions et actions du Maroc concernant le Sahara Occidental devraient être prises avec le consentement du gouvernement du Sahara Occidental. Dans ce cadre, le Maroc pourrait être chargé de représenter le Sahara Occidental dans les organismes internationaux tels que l’ONU. Bien que le statut de l’adhésion du Sahara Occidental à l’UA (en tant qu’État continuateur de la RASD) doive être abordé lors de consultations avec les parties, une option pourrait être qu’il devienne politiquement « dormant » – le Polisario s’engageant à s’abstenir dans les procédures ou les votes pour la durée de l’accord de libre association.

Consentement populaire

Tout arrangement futur avec le Maroc doit refléter le consentement du peuple sahraoui à travers un processus informé et démocratique. Comme l’a noté Singh, c’est « la condition sine qua non de toute décolonisation ». Un accord de libre association devrait donc être accepté par le peuple du Sahara Occidental – les Sahraouis – dans un référendum. Cela nécessiterait que la MINURSO mette à jour et finalise le registre des électeurs pour les Sahraouis autochtones, mais les critères pour ce faire ont déjà été établis par les accords de Houston.

Les colons marocains résidant dans le territoire pourraient également se voir accorder le droit de vote par référendum, même si des critères d’éligibilité précis devront être définis avec les parties. Cela devrait s’accompagner de garanties et de protections pour les colons au sein du nouvel état du Sahara Occidental, y compris un chemin vers la citoyenneté. Il s’agit d’une concession évidente au Maroc, mais il y a également des raisons de croire que de nombreux colons marocains – dont la motivation première est l’économie plutôt que l’idéologie – pourraient être influencés par le concept de libre association et sa promesse de plus de droits au niveau local[14].

Pour être valide, toute proposition devrait être approuvée par une majorité de l’électorat. Pour garantir qu’un futur référendum reflète réellement la volonté des Sahraouis (et pour éviter que le Maroc n’utilise sa population de colons pour imposer un résultat contre l’opposition des Sahraouis), une proposition de libre association devrait être soutenue par une majorité d’électeurs sahraouis (ce que l’on appelle un « double verrouillage »).

Si la proposition n’obtient pas le soutien requis, l’ONU pourrait la soumettre à nouveau à un second référendum après un nouveau cycle de consultations visant à modifier l’accord de manière à répondre aux préoccupations qui ont entraîné son rejet initial.

Le Polisario et le Maroc ne devraient avoir aucun droit de veto sur l’élaboration du plan de l’ONU par l’envoyé personnel du secrétaire général, ni sur le référendum lui-même. Au contraire, ils devraient s’en remettre aux électeurs et accepter de respecter le résultat. Le fait d’inclure à la fois les Sahraouis autochtones et les colons dans le référendum pourrait toutefois leur fournir une couverture politique leur permettant de faire ce que chaque partie considère comme des compromis difficiles et contribuer à éviter le type de violence post-référendum observé au Timor oriental. Pour réussir, un tel processus devra bénéficier d’un soutien politique fort de la part du Conseil de sécurité des Nations unies.

Surveillance internationale

Le succès de tout accord de libre association dépendra de la force des garanties et des mécanismes de surveillance internationaux. Tout différend découlant de l’interprétation ou de l’application de l’accord devrait d’abord être résolu par des consultations au sein d’un comité mixte. En cas d’échec après trois mois, l’une ou l’autre des parties pourrait porter l’affaire devant un tribunal d’arbitrage tiers indépendant, sous l’égide de la Cour permanente d’arbitrage, par exemple. Les décisions du tribunal seraient contraignantes pour les parties. Il aurait le pouvoir d’imposer des sanctions financières et de renvoyer les questions plus complexes à d’autres tribunaux compétents, tels que la CIJ. Mais le Conseil de sécurité des Nations unies et les États garants devraient donner au tribunal compétent la force politique nécessaire pour faire appliquer sa décision. In extremis, la cour pourrait accorder au Polisario et au Maroc le droit de dissoudre l’accord dans le cas où l’une des parties violerait gravement et irrémédiablement les termes de ses engagements. Si le Maroc était en faute, le Sahara Occidental aurait la garantie du soutien du Conseil de Sécurité de l’ONU pour une indépendance totale et l’adhésion à l’ONU.

En outre, la libre association pourrait être renforcée en conditionnant la ratification par le Maroc du Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale (CPI) et de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples de l’UA et de son protocole connexe établissant la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples. En tant qu’Etat continuateur de la RASD, le Sahara Occidental serait lié par la ratification antérieure de la Charte Africaine et du Protocole par la RASD. Avec le soutien du Conseil de Sécurité de l’ONU, le Sahara Occidental pourrait également demander à devenir membre de la CPI.

Retour vers le futur : Le besoin d’un leadership européen

Bien qu’il y ait beaucoup de raisons d’être pessimiste sur les perspectives d’un accord négocié qui réalise enfin l’autodétermination des Sahraouis, il y a aussi des raisons d’être optimiste. Une résolution rapide, durable et juste du conflit du Sahara Occidental est possible. Pour que cela se produise, les parties prenantes internationales doivent tirer les bonnes leçons des échecs passés.

En vertu de leur proximité géographique avec le Sahara Occidental, de leurs liens commerciaux, de leur partenariat étroit avec le Maroc, et de leur influence sur le Conseil de Sécurité de l’ONU, l’UE et ses Etats membres ont un rôle important de leader à jouer. Cela leur demandera probablement d’améliorer leurs propres capacités institutionnelles, en commençant par la création d’un bureau dédié au Sahara Occidental au sein du Service Européen d’Action Extérieure. L’UE pourrait également nommer un représentant spécial qui serait le fer de lance de ses efforts diplomatiques. Elle devrait envisager les approches suivantes.

Désescalade

Avec les opérations armées en cours du Polisario et les indications croissantes d’une réponse marocaine plus forte, l’UE doit apporter son soutien politique aux efforts menés par l’ONU pour désamorcer les tensions comme première étape urgente. Dans ce cadre, elle doit renforcer son soutien à la nomination d’un envoyé personnel approprié par le secrétaire général des Nations unies. Il devrait également appeler le Polisario à suspendre toutes ses activités armées en échange du retrait par le Maroc de ses forces sur les positions occupées avant le 13 novembre 2020, date de son incursion dans la zone tampon de Guerguerat. Cela devrait inclure le retrait du Maroc de sa berme nouvellement créée dans la zone tampon de l’ONU. Pour être durables, ces mesures de désescalade doivent être associées à la reprise d’un processus de paix crédible.

Donner du pouvoir à l’ONU

Les Nations unies doivent redoubler d’efforts pour nommer un nouvel envoyé ayant une grande expérience des négociations internationales et du rétablissement de la paix. Une réputation de négociateur dur mais doté de principes est une condition préalable. Bien qu’il soit évidemment préférable d’obtenir le consentement des parties, le Conseil de sécurité des Nations unies devrait supprimer le droit de veto dont il dispose actuellement sur le processus de sélection. Cela dit, il ne suffit pas de trouver un envoyé fort. Les membres du Conseil de sécurité des Nations unies et les gouvernements européens doivent également apporter leur soutien total à l’envoyé personnel, en particulier lorsque des décisions difficiles doivent être prises.

Au lieu de se contenter de faciliter le dialogue, le prochain envoyé doit avoir la force politique de faire avancer un plan élaboré par l’ONU pour parvenir à l’autodétermination des Sahraouis. L’envoyé des Nations Unies devrait utiliser les consultations initiales avec les parties pour commencer à développer un accord de statut final basé sur la libre association. Des consultations ultérieures pourraient affiner la proposition et maximiser l’adhésion de chaque partie.

L’envoyé doit avoir le pouvoir et la discrétion de soumettre une future proposition de libre association à un référendum de confirmation. Pour ce faire, le Conseil de sécurité des Nations unies devra également peser de tout son poids politique sur une MINURSO renforcée afin de lui permettre de remplir sa mission et d’organiser le référendum tant attendu. La mission devrait également recevoir le mandat de rendre compte des violations des droits de l’homme – comme toutes les autres missions modernes de maintien de la paix des Nations unies.

La conclusion d’un accord de paix post-référendum nécessitera une solide mission d’assistance et de surveillance des Nations unies pendant une phase de transition d’au moins cinq ans, qui débutera après un référendum en faveur d’un traité de libre association. Cette mission succéderait à la MINURSO (dont le mandat aura été rempli dans ce cas) et serait chargée de surveiller le respect par les deux parties de leurs engagements conventionnels et des normes internationales en matière de droits de l’homme.

Une force tierce forte sera importante pour rassurer les réfugiés sahraouis qu’ils pourront retourner en toute sécurité dans leur patrie, tout en fournissant des garanties de sécurité à la population des colons, à mesure que le Maroc transfère la gouvernance au gouvernement du Sahara occidental et réduit sa présence sécuritaire. L’UE pourrait fournir des capacités techniques supplémentaires par le biais d’une nouvelle mission de politique de sécurité et de défense commune. Comme acte final, l’envoyé de l’ONU serait chargé d’envoyer un rapport à l’Assemblée générale de l’ONU recommandant la suppression du Sahara occidental de la liste de l’ONU des territoires non autonomes.

Inciter à un accord

Il ne peut y avoir de résolution du conflit sans que l’UE investisse un capital politique et financier. Cela doit inclure une volonté européenne d’exercer un effet de levier suffisant sur le Maroc pour qu’il s’oriente vers une solution intermédiaire. Bien sûr, cela ne devrait pas donner au Polisario un laissez-passer pour ses propres actions contre-productives ou obstructionnistes et lui permettre de retourner à la violence armée.

Mais, dans l’état actuel des choses, c’est Rabat qui est le moins susceptible d’approuver volontairement le concept de libre association, tout comme il est peu probable qu’il accepte quoi que ce soit qui ne soit pas conforme à sa proposition d’autonomie. Cela reflète le modèle problématique d’obstructionnisme du Maroc jusqu’à présent, qui a été au cœur de l’échec du processus de paix. En vertu de son statut de puissance occupante, du contrôle écrasant qu’il exerce sur le terrain, et de ses obligations en vertu des résolutions précédentes de l’ONU et du droit international, c’est Rabat qui devra bouger le plus pour rendre possible une future issue négociée.

Pour commencer, la France (ainsi que d’autres membres de l’UE) devrait retirer sa protection diplomatique au Maroc au Conseil de sécurité de l’ONU. En outre, elle devrait abandonner son soutien actuel à la proposition d’autonomie du Maroc en faveur d’une libre association. En tant que porteur du dossier du Sahara Occidental au Conseil de Sécurité de l’ONU, les Etats-Unis devraient faire de même. Parallèlement à cela, l’administration Biden devrait geler la mise en œuvre de la proclamation de Trump pour éviter de lui donner un effet juridique ou politique. Elle pourrait également menacer d’une abrogation formelle si le Maroc continue à faire obstruction à l’autodétermination des Sahraouis. De tels gestes enverraient un signal fort et indiqueraient une intention internationale sérieuse de mettre fin au conflit de manière rapide et juste.

Il devrait également y avoir des incitations positives. Dans le contexte d’un accord final, l’UE devrait offrir au Maroc et au Sahara Occidental un paquet d’incitations significatives qui combinerait un soutien financier avec des relations politiques et économiques plus étroites avec l’UE. Ce paquet devrait soutenir le développement des institutions et des infrastructures de l’Etat du Sahara Occidental pendant la phase de transition et le positionner comme un partenaire européen clé et un conduit pour l’intégration économique régionale. L’UE pourrait également proposer un renforcement des relations avec le Maroc, en lui donnant un statut comparable à celui dont bénéficient les membres de l’Espace économique européen, notamment une pleine participation aux programmes et agences de l’UE, un accord commercial renforcé et une exemption de visa. En tant que partenaire méridional privilégié, le Maroc pourrait accéder au financement de l’UE pour l’intégration des infrastructures à grande échelle avec l’Europe. En échange, l’UE bénéficierait d’une meilleure porte d’entrée en Afrique subsaharienne, en s’appuyant sur les propres ambitions économiques du Maroc pour la région.

Renforcer la politique de différenciation de l’UE

L’UE et ses États membres devraient exploiter plus efficacement leurs relations économiques avec le Maroc, en veillant à ce que celles-ci soient conformes aux lignes directrices de l’UE sur la promotion du respect du droit humanitaire international. La décision de la CJEU de cet été va forcer le Sahara Occidental sur le radar politique de l’Europe. Compte tenu de l’importance que le Maroc attache à l’inclusion du Sahara Occidental dans ses relations commerciales, l’UE devrait comprendre les avantages politiques de l’invalidation de ces arrangements. Plutôt que de faire appel d’une future décision de la CJUE et de serrer les rangs avec le Maroc comme elle l’a fait dans le passé, la réponse du Conseil de l’Union Européenne et des Etats membres de l’UE devrait être d’exclure complètement le Sahara Occidental de l’ensemble de leurs relations avec le Maroc. En outre, la Commission européenne devrait publier des lignes directrices claires interdisant l’utilisation des fonds de l’UE pour les entités et les activités marocaines dans le territoire du Sahara Occidental. Cela peut fournir un guide de « meilleures pratiques » pour d’autres partenaires économiques du Maroc – y compris les États-Unis, et la Russie dont la flotte pêche largement dans les eaux du Sahara Occidental avec des permis marocains – et les organisations multilatérales dont le Maroc est membre.

De toute façon, l’insistance du Maroc à inclure le Sahara Occidental dans le champ d’application de ses accords bilatéraux entrera de plus en plus en conflit avec les positions juridiques de l’UE appliquées par la CJUE. Alors que la politique de différenciation de l’UE peut ne pas être le changement de jeu immédiat que le Polisario espère, elle représente l’un des rares défis directs à l’emprise continue du Maroc sur le territoire et ses intérêts commerciaux.

Rabat peut penser qu’il a peu à perdre en rejetant l’accord Interbus de l’UE en raison de son exclusion du territoire. Mais l’extension probable des exigences de différenciation de l’UE à d’autres domaines de ses relations bilatérales pourrait créer de véritables dilemmes politiques étant donné le risque que le Maroc perde l’accès aux accords existants, tels que ceux relatifs à la coopération scientifique et technologique, à l’aviation, à la fiscalité et aux investissements. Cela pourrait créer une autre incitation pour lui d’accepter un accord de sauvetage tel que la libre association qui pourrait permettre le développement continu et harmonieux des liens avec l’Europe et potentiellement préserver les intérêts commerciaux marocains sur le territoire dans le cadre d’un futur accord commercial UE-Sahara occidental. Une application plus rigide de la loi européenne offre également un moyen de rétablir une relation européenne plus équilibrée avec le Maroc.

Ces dernières années, les relations ont fortement penché en faveur de Rabat, enracinant un sentiment de dépendance et de déférence de la part de l’Europe[15], au détriment de la capacité de l’UE à garantir ses intérêts stratégiques à long terme lorsque ceux-ci entrent en conflit avec les préférences marocaines. La réponse du Maroc à la décision de la CJUE de cet été (si elle se range du côté du Polisario comme prévu), et un pivot européen s’éloignant de l’autonomie vers la libre association pour le Sahara Occidental, provoquera un retour agressif du Maroc, y compris la perturbation potentielle des relations bilatérales. Cela posera sans aucun doute des défis à court terme pour l’UE, notamment en ce qui concerne les flux migratoires. L’UE doit faire davantage pour se défendre contre le « chantage » marocain – comme l’a décrit la ministre espagnole de la défense, Margarita Robles. Une réponse efficace à ce problème, qui peut minimiser la capacité du Maroc à tirer parti de cette question, nécessitera un soutien accru de l’UE (en particulier de la France) à l’effort de l’Espagne pour contrer ce phénomène, parallèlement à une réforme complète de la politique migratoire de l’UE. Un futur Etat du Sahara occidental pourrait être un partenaire important à cet égard. Les Européens doivent également se montrer plus disposés à tirer parti de leurs liens politiques et économiques pour défendre leurs intérêts et leur crédibilité. En fin de compte, en tant que partie la plus forte, l’UE a beaucoup moins à perdre de toute perturbation des relations à long terme que la valeur que le Maroc tire de ses relations avec l’Europe.

Conclusion

Une solution diplomatique au conflit du Sahara Occidental est possible – une solution qui peut préserver les intérêts fondamentaux de chaque partie et satisfaire le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination d’une manière compatible avec le droit international et le réalisme politique. Mais cela nécessitera toujours que les deux parties fassent des concessions pour obtenir ce qu’elles veulent.

Pour le Polisario, cela signifie déléguer une certaine autorité au Maroc en échange de la fin de l’occupation marocaine et de la réalisation de l’autonomie sahraouie. Pour le Maroc, cela signifie accepter le Sahara occidental comme un territoire autonome séparé en échange d’une participation internationalement reconnue à son avenir. Ces compromis permettraient aux Sahraouis et aux Marocains de bénéficier d’une prospérité économique accrue, d’une intégration régionale et de liens plus étroits avec l’UE.

Rien de tout cela ne peut se produire dans un vide international. Le Conseil de sécurité de l’ONU, l’UE, et leurs membres respectifs ont tous la capacité de façonner cet avenir en déployant la bonne combinaison d’incitations et de dissuasions. Peu de capitales européennes considèrent le Sahara Occidental comme une question urgente de politique étrangère. Pourtant, à un moment où le conflit peut s’aggraver soudainement avec des implications potentielles plus larges pour l’Afrique du Nord-Ouest et l’Europe, le moment est venu de renouveler l’attention internationale.

A propos des auteurs

Hugh Lovatt est chargé de mission au sein du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord du Conseil européen des relations étrangères. Depuis qu’il a rejoint l’ECFR, il a conseillé les gouvernements européens sur le processus de paix israélo-palestinien. Lovatt a codirigé une initiative track II de 2016 visant à rédiger un ensemble actualisé de paramètres de statut final pour mettre fin au conflit, et a été le pionnier du concept de « différenciation de l’UE », qui a été inscrit dans la résolution 2334 du Conseil de sécurité des Nations unies.

Jacob Mundy est professeur à l’Université Colgate et co-auteur (avec Stephen Zunes) de Western Sahara : War, Nationalism, and Conflict Irresolution, dont la deuxième édition sera publiée cette année par Syracuse University Press. Il a mené des travaux de terrain et d’archives en Algérie, en Libye, au Maroc et en Tunisie, y compris les recherches originales pour les rapports de l’International Crisis Group sur le Sahara occidental en 2005. Il a été boursier Fulbright à l’Université de Tunis en 2018-2019.

Remerciements

Les auteurs tiennent à remercier les nombreux fonctionnaires, à la retraite ou en poste, et experts qui ont généreusement offert leur temps et leurs idées. Nous sommes particulièrement redevables à ceux qui ont eu la gentillesse de revoir les versions de travail et d’offrir des réponses si réfléchies à nos analyses et à nos idées. Comme toujours, toute erreur ou omission est purement personnelle. Nous tenons également à remercier l’équipe des publications de l’ECFR pour son soutien constant et sa diligence.

[1] Jacob Mundy. « Les colons marocains au Sahara occidental : Colonistes ou cinquième colonne ». Arab world geographer 15, n° 2, 2012, pp 95-216.

2] Davide Contini, « La Decolonizzazione Mancata : Il Caso Saharawi », Université de Bologne (non publié), 2016, pp 60-61.

[3] Entretiens avec d’anciens fonctionnaires de l’ONU, février-mai 2021, via Zoom. Voir aussi : Stephen Zunes et Jacob Mundy, Sahara occidental : War, Nationalism and Conflict Irresolution, Syracuse, deuxième édition, 2021.

4] Davide Contini, « La Decolonizzazione Mancata : Il Caso Saharawi », Université de Bologne (non publié), 2016, pp 60-61.

[5] Entretiens avec un activiste sahraoui et un responsable du Polisario, février-avril 2021, via Zoom.

[6] Entretiens avec un militant sahraoui et un responsable du Polisario, février-avril 2021, via Zoom.

7] Entretien avec un responsable du Polisario, février 2021, via Zoom.

8] Entretiens avec des fonctionnaires et des experts européens, février-avril 2021, via Zoom, Signal, Microsoft Teams, et par téléphone.

9] Entretiens avec des responsables européens, janvier-avril 2021, via Zoom, Signal, Microsoft Teams, et téléphone.

10] Entretien avec des responsables européens, février-avril 2021, via Zoom, Signal, Microsoft Teams et téléphone.

11] Entretien avec un responsable du Polisario, février 2021, via Zoom.

12] Entretiens avec des responsables européens, février-mars 2021, via Zoom, Signal, Microsoft Teams et par téléphone.

13] Entretien avec un activiste sahraoui, mai 2021, via Zoom.

14] Recherche sur le terrain effectuée par Jacob Mundy 2003-2005.

15] Entretiens avec des fonctionnaires et des experts européens, février-avril 2021, via Zoom, Signal, Microsoft Teams et par téléphone.

Conseil européen des relations extérieures, 26 mai 2021

Etiquettes : Sahara Occidental, Maroc, Union Européenne, UE, ONU, autodétermination, décolonisation,

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