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Le PJD a oublié qu’au Maroc, seul le Palais gouverne
Depuis Hassan II, le pouvoir de dissuasion et d’attraction du Palais a fait ses preuves. Très peu de politiciens, de syndicalistes et de personnalités de tous bords peuvent ou veulent résister à cet aimant puissant qui attire tout vers lui
La mort du leader syndical Noubir Amaoui, fondateur et ancien secrétaire général de la Confédération démocratique du travail (CDT), la veille du scrutin électoral du 8 septembre, aurait dû sonner comme un présage aux dirigeants du Parti de la justice et du développement (PJD, islamistes).
Amaoui était presque oublié. Le PJD, dont le secrétaire général était, avant la désignation d’Aziz Akhannouch par Mohammed VI, le chef du gouvernement, allait lui aussi entrer dans l’insignifiance politique.
On ne le sait pas assez, mais le cas Amaoui est l’exemple type du politicien critique, grande gueule dans ce cas de figure, qui par ses diatribes féroces frôlait souvent l’appel à la révolte, voire la lèse-majesté, et qui a fini par se muer, le bâton aidant, en une sorte de sage défenseur du trône. Jusqu’à perdre toute crédibilité.
L’affaire Amaoui se résume ainsi. Pour avoir traité en 1992 le gouvernement marocain de « bande de malfrats » (grupo de mangantes), dans une interview publiée par El País, Amaoui fut poursuivi, incarcéré et condamné à deux ans de prison ferme (il ne fit que quatorze mois).
Il bénéficia d’une grâce royale et à sa sortie de prison, celui qui était alors le primus inter pares des gauchistes au sein de l’Union socialiste des forces populaires (USFP, opposition historique au régime) se métamorphosa.
Lui, la seule personnalité marocaine capable de jeter à la poubelle une invitation du Premier ministre pour assister à l’anniversaire de l’accession de Hassan II au trône.
Le charismatique Amaoui se convertit en un homme « responsable », soucieux de « l’intérêt national » jusqu’au point d’accepter de jouer le jeu du makhzen (pouvoir) au grand jour.
Et quel jeu ! Se désolidariser par exemple, comme en 1995, des cheminots lors d’une grève générale. Ou abandonner à leur sort, quelques mois plus tard, les rudes mineurs de Jbel Aouam, dans le centre du pays, au milieu d’une bataille décisive pour leur survie.
Quand il n’invitait pas, comme en mars 1997, le ministre de l’Intérieur et bras droit de Hassan II, Driss Basri, à se joindre à lui pour s’adresser aux participants lors du congrès de sa centrale syndicale. La séquence de l’indignation étouffée de plusieurs invités de marque, marocains et étrangers, obligés d’écouter sagement les cancans du symbole de la répression au Maroc, est entrée dans l’histoire.
Le précédent Youssoufi
Depuis Hassan II, le pouvoir de dissuasion et d’attraction du Palais royal a fait ses preuves. Très peu de politiciens, de syndicalistes et de personnalités de tous bords peuvent ou veulent résister à cet aimant puissant qui attire tout vers lui.
Le défunt souverain a réussi l’exploit de convertir les dirigeants du Parti du progrès et du socialisme (PPS), autrefois communistes, notoirement athées et peu respectueux des préceptes édictés par le prophète de l’islam, à sa « commanderie des croyants ».
Et surtout à la chose religieuse, puisqu’il les a obligés à partir en pèlerinage à La Mecque pour en faire de respectables hadjs (pèlerins), avant de leur faire découvrir les plaisirs de la rente bourgeoise, en leur distribuant des prébendes capitalistes, agréments de transports, terres agricoles, licences d’import-export, etc.
Cette conversion a si bien réussi qu’il n’était pas rare d’entendre les dirigeants du PPS défendre publiquement la « monarchie exécutive » du Maroc. Un royaume, on le sait, où le roi, « commandeur des croyants », chérif, possesseur de la baraka, règne, gouverne et possède l’une des plus grandes fortunes du pays. Et du monde.
L’USFP est passée par ce processus adaptateur. Différent, mais sous la même ombrelle royale. Un homme comme le premier secrétaire de l’USFP, Abderrahman Youssoufi, fort d’un passé turbulent constellé de faits de résistance au colonialisme français, de privations de liberté et de droits, d’exil et d’opposition véhémente au régime de Hassan II, était conditionné pour résister aux attraits du palais royal.
De plus, il était un ami personnel de Mehdi ben Barka, le mythique chef de l’opposition de gauche qui a été, en 1965, kidnappé, torturé et assassiné par des sbires du régime marocain. Son corps n’a jamais été retrouvé.
Pourtant, il a fini par embrasser en 1998 l’homme qui avait ordonné le kidnapping et la disparition de son ami, et par accepter de former un gouvernement dit d’« alternance démocratique » dans lequel il n’avait aucun contrôle sur les ministères dits de « souveraineté » comme l’Intérieur, les Affaires étrangères, la Justice, les Affaires islamiques, l’administration de la Défense et le secrétariat général du gouvernement. Des postes stratégiques sans lesquels rien ne pouvait se faire au Maroc. Il a accepté aussi de ne plus ressasser le cas de son « ami ».
Plus tard, en guise de mea culpa, Youssoufi justifia cette volte-face par le sens des « responsabilités » et la défense de « l’intérêt national ».
Parce que, expliqua-t-il, le roi avait déclaré au Parlement, en 1997, que le Maroc risquait à tout moment une « crise cardiaque ». Alors que le seul qui risquait vraiment cette « crise cardiaque », qui a d’ailleurs fini par l’emporter en 1999, était le moribond Hassan II.
Youssoufi connaissait l’état de santé du roi. En politicien madré, opportuniste et au service des intérêts du peuple et non du système, il aurait pu en profiter pour faire céder le régime sur des points autres que des réformettes électorales et des bricoles économiques. Il avait le tempo pour imposer un agenda menant vers une démocratisation réelle des institutions.
Il aurait pu… Mais par ambition personnelle, il céda volontairement à la mystification du gouvernement « d’alternance démocratique » qui, reconnaîtra-t-il plus tard, après son renvoi du gouvernement en 2002 par le successeur de Hassan II, n’était en fait qu’une « alternance consensuelle » où le roi tirait les ficelles.
Cette « alternance », quelle qu’en fût le nom, fit perdre à l’USFP sa primauté politique, passant de première formation de l’arc parlementaire en 1998 à cinquième en 2002, mais aussi une partie de son fidèle électorat, sa centrale syndicale et son organisation de jeunesse. Toute ressemblance avec des faits réels ou ayant existé récemment n’est pas fortuite.
Promis et juré, le PJD n’allait pas perdre son âme
En 2011, avec l’accession des islamistes du PJD aux affaires, beaucoup crurent que forts des enseignements du passé, les coriaces « barbus » allaient se comporter différemment. Ou du moins, rester sur leurs gardes.
Avec une confortable assise sociale et électorale, une réputation d’intégrité morale et un chef charismatique, Abdelilah Benkirane, le PJD pouvait se permettre d’être un compagnon de route du Palais et non pas un vulgaire exécuteur des instructions royales.
Il accepta donc le principe d’une collaboration sincère avec le roi, en assumant qu’il pouvait céder sur de futures et nécessaires compromissions. Pour le PJD, il était important d’assimiler l’art des compromis politiques pour donner l’image d’un parti de gouvernement « responsable » et soucieux de « l’intérêt national ».
En parallèle, il déploya des trésors d’ingéniosité pour faire croire à ses troupes qu’il n’allait pas être le commissionnaire de ces messieurs du cabinet royal. Promis et juré, le PJD n’allait pas perdre son âme.
Il ne savait pas ce qui l’attendait. Après avoir accédé au Mechouar Essaïd, où se trouve le siège de la primature, à l’intérieur du palais royal de Rabat, un Benkirane triomphant exhiba à coups de blagues une certaine familiarité avec le souverain. La lune de miel venait de commencer. Ainsi que les premiers renoncements.
Le nouveau chef du gouvernement renia rapidement les enseignements et les revendications du Mouvement du 20 février, dont les manifestations massives lui avaient permis d’être appelé à la rescousse par un Palais en proie non pas à une « crise cardiaque » mais plutôt à une crise de panique.
Il envoya aux oubliettes quelques promesses et les références porteuses qui avaient hissé son parti au firmament. La suppression du dispendieux festival international de musique Mawazine de Rabat, créé par le secrétaire particulier du roi, Mohamed Mounir Majidi, et ancien cheval de bataille du PJD au Parlement, cessa d’être une priorité.
L’humiliation collective de la bay’a, avec cette image rétrograde de centaines de hauts fonctionnaires se prosternant comme un seul homme tout en braillant des proclames de soumission au roi, une cérémonie de prestation du serment d’allégeance autrefois huée par les islamistes, devint soudainement pour Benkirane l’expression de la tradition marocaine, alors que la cérémonie de la fête du Trône date de l’époque du protectorat français, dans les années 1930.
Enfin, la défense des valeurs religieuses musulmanes et la lutte contre la corruption récurrente du régime, deux des plus importants fonds de commerce du PJD, disparurent, comme d’ailleurs la barbe islamique de Benkirane, du langage gouvernemental courant.
Le plus étonnant, le plus grave pour les couches défavorisées, fut de voir Benkirane endosser l’habit du libéral intraitable qui met fin aux subventions de l’État aux énergies fossiles dans les transports et l’électricité, démantèle le système des subventions de certains produits de première nécessité, s’attaque au travail fonctionnarisé et modifie sévèrement le régime des retraites.
Il y a eu aussi, bien sûr, la grande promesse d’une couverture sociale pour tous, qui ne verra pas le jour sous son mandat.
Au cimetière des victimes illustres du régime
Pour prouver sa fidélité au trône, Benkirane accepta d’être instrumentalisé judiciairement par l’État profond pour porter plainte, en son nom et à Madrid, contre le journaliste espagnol Ignacio Cembrero avec une accusation gravissime : apologie du terrorisme.
Une plainte rejetée à trois reprises par la justice espagnole. Une première fois par un procureur et deux fois par un juge d’instruction.
Et en tant que chef du gouvernement, Benkirane se comporta comme une petite frappe médiatique en traitant sur sa page officielle de la primature un dissident marocain, l’ex-capitaine Mustapha Adib, un dissident qui avait réprimandé un général marocain hospitalisé à Paris, de « repris de justice ». Ce qui lui valut une tentative de procès à Paris.
Curieusement, il adopta un prudent silence face à la prolifération dans la presse proche des sécuritaires de détails scabreux et de scandales sexuels, une spécialité des services secrets marocains, affectant plusieurs ministres du PJD, hommes et femmes, afin de ternir la « réputation islamique » du parti.
Avec un tel tableau de références serviles, le charismatique Benkirane s’attendait à ce que le Palais le garde encore longtemps. Il finit par être déboulonné en 2017 par ses propres « frères » ; et du secrétariat général du parti et du gouvernement. Sur indication de qui ? Probablement du seul endroit où ce genre de décisions se prennent : le Palais.
À ce qu’il paraît, ce dernier n’a jamais été convaincu de l’adhésion sincère de cet ancien membre de la Chabiba islamiya (Jeunesse islamique) au système.
Les conseillers de Mohammed VI, croit-on, craignaient sa popularité et le soupçonnaient de pratiquer une certaine forme de taqîya (pratique de précaution, au sein de l’islam, consistant, sous la contrainte, à dissimuler ou à nier sa foi afin d’éviter la persécution) qui dissimulerait ses vraies intentions.
Après son départ, le roi prit soin de l’enterrer en grandes pompes en lui offrant personnellement une voiture de luxe et en lui concédant un salaire mensuel de 70 000 dirhams (plus de 6 600 euros). Dans un pays où le salaire minimum ne dépasse pas les 3 000 dirhams (280 euros).
Comme ses prédécesseurs, lions devenus toutous, le bourru Amaoui et le vieux renard Youssoufi, le roué Benkirane finit ainsi dans le cimetière des victimes illustres du régime.
Son successeur, Saâdeddine El-Othmani, placé à la tête du parti et du gouvernement après la fronde du huitième congrès du PJD, en décembre 2017, n’avait pas à se démarquer des soumissions et des renoncements de son prédécesseur. Son caractère l’y prédisposait naturellement.
Ce docteur en psychiatrie, affable et peu porté sur l’exubérance verbale de son prédécesseur, accepta volontairement de diriger un autre gouvernement hétéroclite sur lequel il n’avait aucun contrôle.
Les ministères stratégiques lui échappaient, et les orientations majeures dans les secteurs clefs du pays venaient directement du Palais royal. Ce n’est pas lui faire insulte que de dire qu’El-Othmani devint un figurant dans une pièce de théâtre qui avait son décor, son metteur en scène et ses propres comédiens
En 2017, il ne s’opposa pas à la violente répression menée par l’appareil sécuritaire contre les activistes du hirak du Rif, et il ne dit mot la même année quand le roi renvoya brutalement plusieurs ministres de son cabinet pour « incompétence », dont son principal allié dans la coalition, le secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme (PPS), Nabil Benabdellah.
Il ne fit même pas semblant de vouloir démissionner quand le ministre de l’Intérieur, son théorique subordonné, imposa en 2019 une loi sur un nouveau quotient électoral bénéficiant soi-disant aux petites formations politiques. Alors que c’est de notoriété publique que cette loi avait été conçue en haut lieu pour affaiblir le PJD et balkaniser encore plus le Parlement.
Enfin, lui, le ferme soutien de la cause palestinienne, dut avaler la pilule amère de la normalisation avec Israël. Le Palais poussa la cruauté jusqu’au point d’obliger cet antisioniste primaire à parapher de sa main les accords de normalisation devant les caméras de télévision. Une grosse rebuffade pour lui, une sonore gifle à l’électorat du PJD, et un pied de nez à l’immense majorité des Marocains.
Humiliation supplémentaire, ni le Palais ni le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, ne bronchèrent quand le chef du bureau de liaison israélien à Rabat, David Govrin, l’accusa dans un tweet de soutenir « les deux organisations terroristes, le Hamas et le Jihad islamique ».
Le 8 septembre, la perte de son siège de député lors des élections législatives et sa démission immédiate du secrétariat général du PJD scellèrent définitivement ses quatre mornes années à la tête d’un prétendu exécutif qui n’a de gouvernement que le nom.
Seul le Palais gouverne
Au Maroc, seul le Palais gouverne et il n’a jamais eu l’intention de partager la moindre parcelle de pouvoir avec son opposition.
Les deux fois où le régime a fait mine de céder, c’était pour sauvegarder ses propres intérêts.
La première fois en 1998, quand l’agonisant Hassan II chargea l’opposant Youssoufi de former un gouvernement. Pour sauver le Maroc de la « crise cardiaque », fit-on croire aux Marocains. En fait, pour passer le relais d’un règne à un autre sans soubresauts.
La deuxième fois en 2011 quand Mohammed VI, pour sauver son régime des périls du Printemps arabe, confia les clés d’une primature captive à un autre opposant, Abdelilah Benkirane.
Si la « responsabilité » et « l’intérêt national » sont compris par les partis politiques comme l’expression d’un devoir vital pour le pays, pour le Palais, ce ne sont que des mots vagues mais précieux qui font partie d’un stratagème dont la finalité est de préserver la quiétude d’une dynastie prédatrice qui doit continuer à régner, goupaverner et faire des affaires.
Au Maroc, nous ne sommes pas encore à l’ère où un parti, fort du vote de ses électeurs et du poids de ses députés au Parlement, pourrait tracer une intrépide et néanmoins légitime frontière entre ses prérogatives et celles, envahissantes, d’un souverain omniprésent et accaparateur.
Le jour où une formation politique refusera les oukases royaux et affrontera au besoin la colère du cabinet royal, le Maroc entrera dans une vraie nouvelle ère.
En attendant, la seule bonne nouvelle dans les résultats du 8 septembre – dont l’analyse mériterait plus qu’un petit paragraphe, tant l’argent distribué généreusement, selon l’accusation formulée par le Parti authenticité et modernité (PAM) et par le PJD, et le poids du ministère de l’Intérieur ont été prédominants –, c’est que contrairement à ses prédécesseurs, le nouveau chef du gouvernement, le milliardaire Aziz Akhannouch, n’a pas besoin d’être une potiche du roi. C’est son ami et son bras armé.
La réussite de M. Akhannouch sera celle du roi. Son échec aussi.
Ali Lmrabet
Ali Lmrabet est un journaliste marocain, ancien grand reporter au quotidien espagnol El Mundo, pour lequel il travaille toujours comme correspondant au Maghreb. Interdit d’exercer sa profession de journaliste par le pouvoir marocain, il collabore actuellement avec des médias espagnols. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @alilmrabet.
Middle East Eye, 21/09/2021
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