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  • Du rêve américain au cauchemar planétaire

    Du rêve américain au cauchemar planétaire

    Topics : Etats-Unis, Pétrole, capitalisme, dollar, Algérie, Arabie Saoudite,

    par A. Boumezrag*

    « Ils sont en train de détruire la planète… La bonne nouvelle, c’est que comme toute créature vivante, la terre possède également un système immunitaire et que tôt ou tard elle se mettra à rejeter les agents porteurs de maladie, telle l’industrie pétrolière. Et avant, espérons-le qu’on finisse comme l’Atlantide et la Lémurie » (Thomas Pinchon)

    L’extrême concentration du pouvoir politique dans le bloc socialiste a suscité le déclin du communisme. L’extrême concentration des richesses à l’intérieur de l’Occident va provoquer la chute du capitalisme. L’industrie pétrolière a joué un rôle majeur dans la décomposition des empires coloniaux européens et dans l’émergence de nouveaux empires (les USA et l’URSS) qui vont se rivaliser dans une folle course aux armements. Cette guerre froide va se solder par la victoire des Etats-Unis et l’effondrement de l’empire soviétique. La suprématie des Etats-Unis est assurée par le pétrole et le dollar. Il faut se rappeler qu’en 1973, le président Nixon demanda au roi Faysal d’Arabie Saoudite de n’accepter les paiements des ventes de pétrole qu’en dollars us et de placer les profits excédentaires dans les bons du Trésor américain et en retour, Nixon s’engage à garantir une protection des champs pétroliers saoudiens et cette offre fût étendue à l’ensemble des pays producteurs de pétrole dans le monde. En 1975, tous les membres de l’OPEP ont accepté de ne vendre le pétrole qu’en dollars américains.

    C’est contre ce papier que tous les biens et services du monde entier sont évalués et échangés en provenance ou à destination des Etats-Unis. La seule nation qui a l’exclusivité d’imprimer une monnaie internationale en fonction de ses propres besoins. Avec le dollar comme monnaie internationale, Internet comme moyen de communication et l’anglais comme langue internationale, les Etats-Unis dominent le monde. Les Américains représentent 6% de la population mondiale consomment 40% des ressources de la planète. La machine à imprimer des dollars s’affole. Le monde est stupéfait. Depuis sa création, le dollar a perdu 98% de sa valeur. Les Etats-Unis vivent à crédit, un crédit gratuit de surcroît. C’est dans ce contexte qu’est né le pétrodollar venu à la rescousse d’un dollar chancelant. L’étalon pétrole est venu à la rescousse de l’étalon dollar. L’OPEP maintient la stabilité du prix du pétrole, en fixant des quotas de production pour chacun des pays membres.

    Le pétrole fut la clé du renouveau européen après la Seconde Guerre mondiale, « les trente glorieuses » et a été un coup d’accélérateur dans la décadence des sociétés arabes et musulmanes. Il a pérennisé les régimes politiques monarchiques et dictatoriaux. Il a assuré la prospérité et la puissance de l’Occident et a desservi les intérêts des peuples. Il sera l’enjeu des guerres fratricides postcoloniales et des manipulations de masse en Afrique et au Moyen-Orient. « Faites-vous miel et les mouches vous mangeront ». Un Américain aurait dit : « Les Etats-Unis d’Amérique n’ont pas d’ennemis éternels ou des amis éternels, ils n’ont que des intérêts éternels ». Ce qui est bon pour les Etats-Unis est bon pour l’humanité toute entière. L’Amérique s’était juré de façonner le monde à son image. Les Etats-Unis consomment 40% des ressources planétaires rares non renouvelables pour réaliser le rêve des Américains qui ne représentent que 06% de la population mondiale.

    Ce rêve américain n’est qu’un délire pour le reste du monde. Rêve suscité et entretenu par les médias occidentaux à des fins mercantiles. Là où s’installent des bases militaires américaines, c’est que le pétrole n’est pas très loin. Les guerres nourrissent les ambitions des pays occidentaux. Grâce au pétrole arabe, ils sont sortis victorieux du nazisme, du communisme et du terrorisme. Ils ont compris le rôle considérable joué par le pétrole dans les relations internationales…

    Le pétrole provoque des guerres et l’Occident en tire profit tant en amont qu’en aval. Au lieu de créer les conditions de la paix, il réunit les conditions de la guerre. Le renseignement est au cœur de la guerre du pétrole. Il est le dieu de la civilisation moderne et l’argent en est sa manifestation. L’Occident est esclave du pétrole, l’Algérie de son prix, et l’Arabie saoudite des quantités mises sur le marché.

    Il est un intérêt stratégique des Etats-Unis de contrôler la production mondiale des hydrocarbures. Ils ont fait de l’augmentation des importations du pétrole africain une question de «sécurité nationale» mobilisant leur diplomatie pour encourager la production dans les pays africains sans considération pour le caractère non démocratique des régimes en place et leur respect des droits humains ». Il suffit de se rappeler la fameuse phrase de Kissinger « le pétrole est une chose trop importante pour le laisser entre les mains des arabes ». Il en a résulté un épuisement des ressources non renouvelables, une restriction des libertés publiques, une corruption généralisée, une démographie galopante, une dépravation des mœurs, une absence d’alternative économique ou d’alternance politique.

    Les espoirs que les économistes avaient fondé sur ce modèle de développement ne se sont jamais réalisés d’où un écart entre les programmes politiques et leurs résultats concrets : une politique médiocre et une économie désastreuse. Avec 98% de ses exportations issues du pétrole et du gaz, l’Algérie fait partie des pays les plus dépendants de l’or noir. Un pays « chômé et payé » qui se retrouve sans revenu et sans emploi du jour au lendemain. C’est un coup de masse redoutable aux conséquences imprévisibles. Passer d’une économie rentière à une économie vivrière n’est pas une sinécure.

    Il s’agit de prendre conscience de l’échec d’une tentative de développement et de modernisation et d’en tirer les conclusions au plus tôt. C’est pour avoir nié cette évidence que beaucoup de sociétés en cours de modernisation sont devenues vulnérables aux idéologies totalitaires lorsqu’elles cherchaient à se développer, à se moderniser. Car le développement crée l’inégalité, la modernisation l’accentue. Nous sommes théoriquement, politiquement, économiquement et socialement mal préparés aux contradictions et aux incertitudes de la vie sociale moderne.

    Avec le temps, les pays marginaux comme l’Algérie contrôleront de moins en moins leurs ressources et leur espace sur la carte géopolitique qui se dessinent dans les états-majors des pays occidentaux. Sur cette carte, les nations faibles n’ont plus de place. La famine sera le critère de sélection biologique dominant. En politique, les gouvernants ne devraient pas être imprévoyants, les hommes politiques ne devraient pas abuser de leur pouvoir. Ils devraient respecter leurs fonctions et être capables d’écouter, d’observer et de comprendre les ressorts de la société qu’ils dirigent. En un mot comme en mille, avoir une vision globale et lointaine eu égard aux enjeux qui se profilent.

    La tâche principale d’un gouvernement est d’empêcher qu’une population qui a goûté à la sécurité, au confort et à la facilité de sombrer dans la peur, la famine et le chaos. Car un faible niveau de développement et ou de modernisation n’apporterait qu’amertume et désespoir. La mort certaine du dollar à court ou moyen terme comme monnaie de paiement international annonce peut-être, nous l’espérons, la naissance d’un nouveau monde fait de solidarité et de spiritualité, de bien-être matériel et de confort moral. Une civilisation qui fera passer l’être avant l’avoir, le primat du spirituel sur le matériel. Depuis un siècle, nous brûlons chaque année ce que la terre a mis un million d’années à fabriquer. En fin de parcours, le pétrole n’aura été qu’un mirage dans le désert arabique. Sans pétrole et sans gaz, c’est l’effondrement de la civilisation moderne. C’est la fin du productivisme et du consumérisme. On chasse le naturel, il revient au galop. «Les villes seront détruites et les déserts seront construits», une prophétie de la tradition musulmane.

    *Dr

    Le Quotidien d’Oran, 22/11/2022



  • Crises mondiales et nouveaux ordres et désordres sociaux

    Crises mondiales et nouveaux ordres et désordres sociaux

    L’économie de marché, capitalisme, Ukraine, Chine, Russie, crise climatique, globalisation, Occident,

    par Derguini Arezki*

    Ce que je voudrai essayer de traduire dans ce texte qui restera cependant quelque peu sous-jacent, c’est le point auquel, il me semble, sont parvenus des économistes tels Daru Acemoglu et Dani Rodrik : premièrement, derrière le développement de l’économie de marché se trouvent des arrangements sociaux et deuxièmement, ceux-ci ne sont pas exportables.

    Il y a ainsi des arrangements sociaux favorables au développement du marché et d’autres qui le contrarient. Il fut un temps où des socialistes européens à la suite de Karl Polanyi opposaient société et société de marché, se refusant de confondre économie de marché et société de marché. Ils entendaient par société de marché, une société qui pousse toujours plus loin la production, le champ d’action du marché, la marchandisation de ses transactions, sans souci des conditions de reproduction des facteurs (du milieu vivant, humain et non humain) que la production humaine ne produit pas, sans souci du caractère foncièrement destructeur de la production, d’une « destruction créatrice » (J. Schumpeter) toujours plus destructrice.

    La société devait se défendre du marché, défendre les conditions non marchandes de l’économie, la production capitaliste étant devenue dangereusement destruction de son milieu naturel et social. L’économie devait être « réencastrée » dans la nature et la société, mise à sa place et non pas les dominer.

    Soit une économie de marché, une production contenue dans les limites de la reproduction de la société et de la planète et non une société n’obéissant qu’à la compétition et à la croissance de la production marchande. Cette notion déclassée aujourd’hui du fait de l’incapacité du marché à absorber la société, n’en a pas moins laissé derrière elle l’inquiétude qui la justifiait. On est désormais simplement inquiet de la trop grande pénétration sélective du marché dans l’ensemble des domaines de la vie. La production fabrique de plus en plus nombreux hybrides (humains augmentés de non humains), mais aussi de plus en plus de destructions et de déchets humains.

    La morale et le marché

    Un ouvrage célèbre du philosophe américain MICHAEL J. SANDEL en porte le souci : « Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché.» Dans cette problématique, c’est la morale qui prendrait la défense de la société, qui mettrait l’économie à sa place. Cela nous rappelle un vieux débat apparu avec la naissance de l’économie politique : la fable des abeilles de Mandeville « les vices privés font la vertu publique » et la main invisible d’Adam Smith. Mais la morale de SANDEL, à la différence de celle de Smith et de Mandeville, reste à l’extérieur de l’économie. Ses limites sont externes, le problème se déplace alors : il faut s’interroger sur la place et le champ d’action de la morale dans la société et non plus sur la place et le champ d’action du marché. Mais il n’est pas traité.

    J’opposerai pour ma part, à titre d’hypothèse, à cette morale extérieure/transcendante, une morale dans l’économie et une économie dans la morale. Il ne faut pas s’étonner, à mes yeux, qu’une morale extérieure ait pour résultat de laisser l’économie sans morale.

    L’auteur s’appuie sur un certain nombre d’exemples concrets. Il ne s’interroge pas sur la morale comme il le fait à propos du marché. Voici son exemple emblématique : la crèche israélienne. Celle-ci « a décidé d’appliquer des amendes financières aux parents qui viennent récupérer leur enfant trop tardivement. La conséquence ne s’est pas fait attendre : les retards se sont multipliés. En effet, les parents ont instrumentalisé la mesure prise par la crèche pour l’ériger en tant que nouveau « service » : en échange d’une compensation financière, l’on pouvait arriver en retard tout en ayant bonne conscience. Le fait de payer l’amende les dédouanait de leur obligation d’arriver à l’heure.» L’auteur enferme la question économique dans des limites morales qu’elle n’a pas : avec l’amende, les parents ne sont plus « obligés » d’arriver à l’heure. Les parents n’ont pas confié leurs enfants à la crèche sur la base d’un contrat moral, la crèche n’est pas la famille dont on a abusé des services et vis-à-vis de laquelle on aurait des problèmes de conscience.

    La crèche n’abuse pas de ses employés à la suite de l’abus des parents. Les rapports contractuels entre la crèche, les clients et les employés sont clairs et respectés. Par contre, si la crèche voulait minimiser les heures supplémentaires de ses employés parce qu’elle veut faire respecter des horaires, elle aurait mieux fait de faire « payer » moralement ses clients plutôt que financièrement. Le contrat aurait été autant moral que financier. Mais sinon que diable est allée faire la morale dans cette galère ? Il est vrai que confier ses enfants à d’autres que soi n’est pas toujours une simple affaire économique, mais là n’était pas la question.

    Une morale qui a prise sur l’économie et sur laquelle l’économie a prise est interne à la pratique économique. Il n’y a pas morale d’un côté et économie de l’autre, il y a économie moralement acceptable et une morale économiquement acceptable. Car, comment une morale extérieure peut-elle prétendre régenter l’économie sans être totalitaire ? Prétention totalitaire que de vouloir que des principes, le rationnel, puissent subsumer le réel. La morale devrait être une morale de la pratique économique, autrement dit des mœurs économiques et une morale autant ex ante qu’ex post, des valeurs de la pratique économique, même quand elle est inspirée par des principes et des dogmes qui doivent alors être intériorisés. Ce que l’on peut reprocher à une telle approche morale, sans dénier à l’économie politique une dimension morale, c’est son extériorité, son détachement du souci de la reproduction des conditions d’existence de la vie en général. Le social et le naturel, la morale et l’économie sont ici dissociés, par conséquent les « limites planétaires »[1] de la production et la production de déchets (humains et non humains) sont alors ignorées.

    Ce qui est donc recherché, c’est non pas une société dans le marché, dominée par l’économie de marché où, à la suite de Karl Polanyi, on montre que l’extension de la production marchande détruit société et nature, détruit en consommant des facteurs qu’elle ne reproduit pas (capital naturel), sépare les individus en début de parcours en les spécialisant, mais ne les réunit pas en fin de course pour faire société[2]. Avec le développement de la production marchande, de la division du travail et de la spécialisation, nous dépendons d’un plus en plus grand nombre de personnes qui n’ont nul besoin d’entretenir des rapports de familiarité. Pour beaucoup d’entre eux, les rencontres avec les produits qu’ils vendent sur les marchés qu’ils fréquentent suffisent. Bref, nous dépendons de plus en plus d’étrangers, d’un monde d’une familiarité limitée, sur lesquels nos prises sont incertaines.

    Avec la guerre en Ukraine et la « rivalité systémique » déclarée de la Chine par l’Occident, cette indifférence à l’égard des gens avec qui nous échangeons est mise en cause.

    On s’abstient, ou on veut s’abstenir, d’échanger avec des gens qui désormais entretiennent avec nous des rapports « inamicaux ». La compétition pour l’hégémonie entre la Chine et les USA, la guerre entre la Russie et l’Ukraine, la crise climatique, ont posé la question de savoir à qui profitent les interdépendances créées par la globalisation et pour quelles conséquences. De voir qu’elles ont profité davantage à la Chine et aux pays émergents fait réagir l’Occident de manière guerrière.

    La rivalité systémique et la guerre ont introduit dans les échanges avec les étrangers la différence entre les amis, les ennemis et les autres. Il faut affaiblir celui qui nous combat, porter atteinte à ses ressources. Avec les sanctions économiques, l’économie apparaît pour ce qu’elle est, la servante, la logistique, du militaire.

    Les interdépendances étant ce qu’elles sont, il faut ne pas échanger avec le rival pour l’affaiblir et non s’affaiblir. Les sanctions économiques sont des armes à double tranchant. Il ne faut pas acheter à la Russie son gaz et son pétrole, mais il ne faut pas en souffrir plus qu’elle. Les USA qui crie haut et fort que leur ennemi principal est la Chine, envisage de réduire les taxes sur les produits chinois pour éviter que l’inflation ne réduise singulièrement le pouvoir d’achat des Américains au moment précis où la Chine adopte une stratégie sanitaire qui freine les échanges : la santé d’abord, l’économie ensuite dit-elle dans sa compétition idéologique.

    En effet, en décidant que la santé doit primer sur l’économie avec une politique zéro Covid, elle réduit ses échanges avec le monde extérieur et contrarie la politique de défense du pouvoir d’achat US. Les USA ne manquent pas d’accuser la Chine de ce comportement inamical. En faveur de qui la balance des rapports de forces va-t-elle pencher ? On pourrait dire qu’une telle politique américaine de lutte contre l’inflation va attiser les oppositions au sein des producteurs chinois qui se soucieraient davantage de leur situation matérielle que de la santé d’une société chinoise vieillissante, à la différence du Parti communiste chinois. Certaines réactions chinoises laissent penser une certaine rigidité, une certaine difficulté à se tourner vers le marché intérieur, des producteurs chinois.

    Certains pourront dire que l’opinion occidentale ne doit pas être déçue, elle veut et doit être dupée. Il n’est donc pas sûr que les sanctions économiques contre la Russie, dans le cours desquelles semble s’inscrire la politique zéro-Covid et l’accentuer, ne se retournent pas contre l’Occident lui-même. À moins que l’Europe réussisse à transformer cette crise en opportunité : elle pourrait obtenir de la société une austérité/sobriété qu’elle ne pourrait pas obtenir autrement pour réaliser la nécessaire, mais douloureuse transition énergétique. En effet, face à la crise climatique, les autorités politiques démocratiques doivent faire face aux « rigidités » des puissants producteurs et consommateurs.

    Les sanctions économiques qui ont visé à séparer les sociétés de leurs dirigeants, en leur rendant la vie plus difficile, ont échoué. Les sanctions économiques ont durci le régime iranien, elles ne menacent pas son existence quoiqu’elles puissent affecter ses performances. Elles ont tendance à renforcer le lien entre ses dirigeants et la société engagée.

    Car de vouloir punir les dirigeants, le régime, les sanctions punit d’abord la société qui en retour ne se défait pas comme attendu de ses dirigeants. Les sociétés peuvent refuser de répondre aux « incitations » extérieures. Les sanctions peuvent accroitre la souffrance des uns et la détermination des autres.

    Par ailleurs, les sociétés sous sanctions économiques ne sont plus dupes : les sanctions sont moins conçues pour défaire des autorités despotiques, instaurer la démocratie, que pour soumettre ces mêmes autorités à une volonté extérieure. Il est fort souhaitable que l’Afrique qui s’est abstenue de prendre parti pour les sanctions économiques contre la Russie puisse approfondir sa démarche, profiter du cours des choses pour sortir de la gravitation autour des centres de gravité étrangers. Mais les opportunités arrivent probablement trop tôt.

    Les arrangements sociaux précèdent les transactions marchandes

    Dans son livre « ce que l’argent ne saurait acheter », le philosophe américain déplore l’absence dans la vie politique de débat qui puisse examiner sérieusement le rôle et le champ d’action du marché. Le rôle du marché est d’effectuer des transactions monétaires. Tant que les transactions peuvent régler les différences de potentiel à la base des échanges (ex. j’ai du temps et pas d’argent, il a de l’argent et pas de temps), le marché est dans sa fonction. Une structure des échanges permet d’établir des rapports sociaux pacifiés, une structure sociale. Tolérer certains échanges, c’est tolérer certains rapports sociaux, une certaine division du travail. Le marché est le visiteur du soir, il arrive quand la société est prête à concéder un rapport social, une transaction. Quand un ennemi est défait et doit accepter un traité, par exemple. Ainsi le gouvernement indépendant d’Haïti qui a dû indemniser les anciens propriétaires d’esclaves des pertes qu’ils ont subies après que les esclaves se soient libérés. Les esclaves devaient racheter leur liberté et ne pouvaient pas réclamer des dédommagements pour leur mise en esclavage. Celui qui ne pouvait nourrir sa famille, autre exemple, pouvait confier un de ses enfants à autrui pour sauver sa vie et celle de son enfant ; ou autre exemple, partir en guerre contre le riche pour lui arracher une partie ou le tout de ses réserves. Une société, comme la société « segmentaire », qui ne pouvait tolérer qu’un individu soit exproprié de sa terre, son moyen de subsistance, et transformé en prolétaire, n’acceptera pas que la terre soit une marchandise. On ne peut pas, à proprement parler, parler de valeurs marchandes, mais de valeurs non marchandes qui rendent possible un échange marchand. Une société qui accepte qu’un individu soit séparé de ses conditions de subsistance (ne puisse pas subsister de par lui-même), mais refuse qu’il puisse disposer d’un autre individu, autrement que d’une partie de son temps, tolèrera le salariat, mais pas l’esclavage.

    Qu’une société qui accepte que certains soient propriétaires de moyens de production et d’autres non, qui décide que la règle qui organise leurs rapports soit le contrat entre parties juridiquement égales, ne tolèrera pas qu’un individu dispose d’un autre individu autre chose que ce que ce dernier et la société lui accordent. Une société qui institue l’école obligatoire ne permet pas que des parents puissent disposer librement de leurs enfants. Elle interdira le travail des enfants et s’indignera de ce qu’un parent fasse travailler son fils ou sa fille. Des arrangements sociaux précèdent les transactions marchandes. Le marché libre n’est libre d’exécuter que les transactions que les arrangements sociaux permettent. Les sociétés africaines sont instables parce que leurs arrangements sociaux le sont et ne permettent pas aux échanges de former des centres de gravité endogènes.

    En vérité ce dont s’indigne SANDEL, c’est le caractère foncièrement esclavagiste de la société américaine, dont l’histoire consiste en un réaménagement permanent de cette société originairement esclavagiste.

    Elle s’est érigée contre le féodalisme, sans toucher à son fondement esclavagiste. Dans une telle société qui tolère une division sociale fondamentale entre possédants et non-possédants, où l’individu jouit d’une propriété privée exclusive et de la liberté de disposer de soi, tout finit par se vendre. Tant que la société butera sur cette division fondamentale, son sens de la justice ne pourra que s’indigner moralement, en essayant de se protéger de la destruction par des limites juridiques.

    Quant au champ d’action du marché, il doit pouvoir être le plus large possible afin de donner une vie matérielle la plus riche possible. Plus nous travaillons pour un nombre important de personnes et plus un nombre important travaille pour nous, plus nous sommes riches et puissants. Dans le passé préindustriel, plus un individu disposait de serviteurs, plus il était « riche ». Les hommes riches étaient des guerriers qui soumettaient les autres à leur propriété. Aujourd’hui, plus on dispose de machines à son service plus on est riche et puissant. Les guerriers doivent se soumettre des machines qui sont et seront fabriquées. Les professionnels de la guerre qui ont voulu se réserver les machines n’ont pas triomphé. Les vainqueurs ont partagé les usages de ces machines avec la société qui supporte leur production en retour. Pour parler comme Pierre Jancovici, on était riche du nombre d’esclaves (de choses humaines) que l’on possédait, on est riche du nombre d’esclaves mécaniques (de choses non humaines) qui sont à notre service. Ici la morale a une place claire : on est riche du nombre d’objets que l’on extrait du monde. Aujourd’hui la nouveauté, c’est que ces objets sont encombrants, c’est que ces « esclaves mécaniques », en se multipliant, consomment plus de vie, de matière et d’énergie fossiles qu’il ne peut en être produit, produisent plus de déchets qu’il ne peut être éliminé, détraquent ainsi les équilibres sociaux et naturels. Ils se substituent au travail humain et fabriquent des populations inutiles. Leur développement ne peut être donc illimité. Le marché rencontre donc des limites externes, les limites planétaires, et des limites internes, l’offre ne produit plus sa demande, crée des congestions dans la circulation et ne distribue plus les revenus qui permettent de l’acheter. Vers quels réaménagements de la société de nature esclavagiste se dirige-t-on ?

    Nous restons dans la même problématique : dans les nouvelles limites de la production, le plus riche et le plus puissant est celui qui peut mettre en œuvre le plus d’esclaves mécaniques. Un continent comme la Russie qui possède la matière et l’énergie non humaine ne doit pas posséder les machines les plus puissantes, si on veut l’empêcher d’être une puissance rivale. Elle doit rester soumise à une division internationale primaire du travail : à elle les matières premières, aux USA, et leurs suivants, les machines. L’Allemagne ne doit pas disposer d’une énergie bon marché pour développer sa puissance industrielle, cela déséquilibre les comptes extérieurs US. La guerre de la Russie contre l’Ukraine est envisagée par les USA comme une politique de réduction de la compétition qui menace l’hégémonie US. On chante l’unité occidentale avec la guerre contre l’Ukraine, en vérité on fait semblant de ne pas voir que les USA travaillent pour une hégémonie anglo-saxonne, jouent des divisions de l’Europe et mettent en demeure cette dernière d’accepter une certaine division du travail avec eux. Certains sont attachés à une telle hégémonie américaine, ainsi de la Pologne et des pays de l’Est qui veulent se protéger de l’Allemagne, alors que cette dernière doit se rappeler qu’elle a été la vaincue de la Seconde Guerre mondiale.

    Le champ d’action du marché doit donc être le plus large possible étant donné des arrangements sociaux acceptables. La compétition internationale dominée par l’Occident doit accepter les arrangements sociaux de celui-ci afin qu’il puisse demeurer le centre de gravité du monde. Il devient de plus en plus net que les arrangements sociaux ne sont pas exportables, les pays qui ont réussi à étendre le champ d’action de leurs échanges, et en voie de développer leur économie de marché, sont ceux qui ont pu définir les arrangements qui ont permis une telle extension.

    Il faut bien constater cependant qu’étendre le champ d’action du marché ne préfigure pas de la distribution de ses centres de gravité. Tous les pays du monde ont connu une extension considérable du champ d’action du marché, mais peu ont réussi à en apprivoiser les forces. On peut dire aujourd’hui que les USA visent à priver la Chine d’une telle intériorité économique en s’efforçant de la faire avorter. Ils poussent la Chine à se priver de la contribution technologique internationale par leur attitude et leurs sanctions afin que ne puissent pas se former et se stabiliser ses centres de gravité intérieurs.

    Extension du marché et configuration de ses centres de gravité

    Un marché étendu ne peut donc se préserver face à des sanctions économiques extérieures que s’il est en mesure de s’auto-entretenir. Ce qu’il ne peut faire que si l’extension de son champ d’action s’est accompagnée de la formation de centres de gravité qui prennent de la consistance avec ces sanctions. Il doit pouvoir comprendre les retournements de situations, tels ceux qui se sont produits entre les puissances émergentes et les anciennes puissances : situations de marché favorables aux dernières au départ puis défavorables, d’amicales au départ puis inamicales. L’économie doit pouvoir être à double circulation, s’étendre au monde pour constituer des centres de gravité, être en mesure de se restreindre autour de centres de gravité endogènes avec la réduction du champ d’action du marché.

    Ces deux capacités, s’étendre le plus largement possible en situation de paix et se restreindre à soi-même en situation d’adversité, supposent une certaine capacité d’adaptation, une certaine « flexibilité » des offres et des demandes, soit fondamentalement, une certaine résilience de la société.

    La guerre actuelle en Ukraine, la « rivalité systémique » entre la Chine et les USA et la crise climatique, vont mettre à l’épreuve la résilience de toutes les sociétés du monde, qu’elles soient ukrainiennes et russes, ou européennes, nord-américaines, africaines et autres. Résilience de ces centres de gravité qui exprime la capacité de la société, des sociétés à s’organiser et vivre autour de certains échanges. Le marché ne peut plus se penser autrement qu’à des échelles régionales. Ce qui est en question, c’est la distribution internationale de ses centres de gravité. Les échanges d’une nation ne peuvent dépendre exclusivement de centres de gravité extérieurs, comme ils ne peuvent compter exclusivement sur des centres internes de gravité. Le capital politique d’une nation s’épuise s’il ne s’arme pas des autres formes de capital. Les centres nationaux de gravité se défont s’ils ne sont pas associés à des centres de gravité extérieurs pour constituer une société/économie qui se suffise. C’est dans le cadre d’une configuration des centres de gravité qui peut réaliser une telle suffisance que réside l’autonomie de décision. Nous sommes globalement devant la situation suivante : à l’Occident la technologie, au reste du monde les matières premières, dont les céréales et l’énergie. Si les pays réémergents dont la Chine, l’Inde, la Turquie, l’Iran et émergents tel le Brésil, les Émirats arabes unis pour ne citer que ceux-là, tournent le dos au chantage technologique occidental, s’ils réussissent à produire la technologie dont le reste du monde a besoin, le bloc occidental ne pourra rien faire face au retournement du marché qui leur est défavorable. Il suffit que le monde non occidental refuse l’affrontement qui est proposé par la Russie et les USA, se détache des problèmes de l’Occident pour s’attacher à ses propres problèmes, pour que se dégagent les nouveaux centres de gravité mondiaux dont il a besoin.

    En guise de conclusion. S’attacher à la résolution de ses propres problèmes, c’est définir correctement les arrangements sociaux qui permettront à la société de se mettre en ordre. Sans cette mise en ordre, on ne peut envisager une compétition à la mesure de la compétition internationale. On ne peut pas aussi, sans cela, envisager ni un « encastrement » de l’économie dans la société ni une extension des échanges qui puisse permettre la formation de centres de gravité , soit une transformation de flux externes en flux internes, puis en flux internes s’auto-entretenant.

    Les crises mondiales actuelles offrent des opportunités différentes à chaque région, à chaque pays. Qui sera en mesure de les saisir ? D’établir les bons arrangements sociaux, la bonne extension du marché et la bonne configuration des centres de gravité économiques à même de soutenir l’autonomie de la décision politique ? Certainement pas ceux qui voudront imposer un cours au monde, mais plutôt ceux qui au plus près de ce cours pourront emprunter les bifurcations qui peuvent conduire à la formation d’un nouveau cours. Je parie sur la Chine, l’Inde et l’Europe, si ces régions arrivent à converger quant à la transition énergétique, autrement dit à rester compétitives, c’est-à-dire les moins affectées par les congestions et les inégalités internes, tout en réduisant leur consommation énergétique, le nombre de leurs esclaves mécaniques. L’Afrique peut-être, non par dessein, mais plutôt par nécessité et humilité.

    [1] 9 grands équilibres conditionnent notre vie sur terre.
    [2] La fabrication de l’homme inutile (la pire des inégalités selon Pierre Noël Giraud) et la destruction du capital social de Robert Putnam.
    *Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

    Le Quotidien d’Oran, 02 juin 2022

    #Ukraine #Russie #Economiedemarché #Globalisation #Occident #Chine #PaysEmergents

  • L’échec de la reprise impériale américaine

    Par Claudio Katz, via le blog de l’auteur, traduit par João Pedro Noronha Ritter

    L’idéologie impériale des États-Unis se heurte aux mêmes difficultés que la conception américaniste du monde. Tous deux exaltent les valeurs du capitalisme, privilégient l’individualisme, idéalisent la concurrence, glorifient le profit, mystifient le risque, louent l’enrichissement et justifient les inégalités.

    A LA RECHERCHE DE LA SUPREMATIE

    La tentative américaine de reconquérir la domination mondiale est la principale caractéristique de l’impérialisme du 21e siècle. Washington entend retrouver cette primauté face aux adversités générées par la mondialisation et la multipolarité. Affronter l’ascension d’un grand rival et l’insubordination de ses anciens alliés.

    Le premier pouvoir a perdu son autorité et sa capacité d’intervention. Il cherche à contrecarrer l’expansion de la puissance mondiale et l’érosion systématique de son leadership. Au cours des dernières décennies, il a essayé plusieurs voies infructueuses pour inverser son déclin et continue de sonder cette résurrection.

    Toutes vos actions sont basées sur l’usage de la force. Les États-Unis ont perdu le contrôle de la politique internationale dont ils ont fait preuve dans le passé, mais ils conservent une grande puissance de feu. Développez un arsenal destructeur pour forcer votre propre recomposition. Ce comportement confirme la terrifiante dynamique de l’impérialisme comme mécanisme de domination.

    Dans la première moitié du 20e siècle, les grandes puissances ont défié le leadership mondial par la guerre. Dans la période suivante, les États-Unis ont exercé ce leadership avec des interventions armées à la périphérie pour faire face à la menace socialiste. Actuellement, le capitalisme occidental fait face à une crise très sévère avec son timonier endommagé.

    Washington cherche à regagner la suprématie dans trois domaines qui définissent la domination impériale : la gestion des ressources naturelles, l’assujettissement des peuples et la neutralisation des rivaux. Toutes ses opérations visent à capturer la richesse, à réprimer les rébellions et à dissuader les concurrents.

    Le contrôle des matières premières est essentiel pour maintenir la primauté militaire et garantir des approvisionnements qui ont un impact sur le cours de l’économie. Contenir les révoltes populaires est fondamental pour stabiliser l’ordre capitaliste que le Pentagone a assuré pendant des décennies. Les États-Unis cherchent à maintenir la force avec laquelle ils sont traditionnellement intervenus en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie du Sud. Il doit également relever le défi chinois pour vaincre d’autres rivaux. Dans ces batailles, le succès ou le naufrage de la résurrection impériale américaine est résolu.

    CENTRALITÉ BELLIQUE

    L’impérialisme est synonyme de puissance militaire. Toutes les puissances régnaient par cette lettre, sachant que le capitalisme ne survivrait pas sans armées. Il est vrai que le système recourt également à la manipulation, à la tromperie et à la désinformation, mais il ne remplace pas la menace coercitive de la simple prééminence idéologique. Il combine violence et consentement et revendique un pouvoir implicite (soft power) qui s’appuie sur un pouvoir explicite ( puissance dure).

    Ces fondements doivent être rappelés, étant donné les théories qui remplacent l’impérialisme par l’hégémonie comme concept directeur de la géopolitique contemporaine. Certes, les puissants ont renforcé leur prédication à travers les médias. Ils développent un travail systématique de désinformation et de dissimulation de la réalité. Ils ont également perfectionné l’utilisation des institutions politiques et judiciaires de l’État pour garantir leurs privilèges. Mais, dans l’ordre international, la suprématie des grandes puissances se résout par des menaces militaires.

    Le système mondial fonctionne avec une guerre menée par les États-Unis. Depuis 1945, la première puissance a effectué 211 interventions dans 67 pays. Il maintient actuellement 250 000 soldats stationnés dans 700 bases militaires réparties dans 150 pays (Chacón, 2019). Cette mégastructure a guidé la politique américaine depuis le largage des bombes atomiques sur Nagasaki et Hiroshima et la formation de l’OTAN comme bras auxiliaire du Pentagone.

    Les trois principaux attentats de la guerre froide (Corée en 1950-1953, Vietnam en 1955-1975 et Afghanistan en 1978-1989) ont démontré la portée meurtrière de cette puissance. Washington a construit une structure internationale d’installations militaires sans précédent dans l’histoire (Mancillas, 2018).

    Le contrôle des matières premières a été un facteur déterminant dans de nombreuses opérations militaires et les massacres subis par le Moyen-Orient pour déterminer à qui appartient le pétrole illustrent cette centralité. Ce différend a déclenché l’effusion de sang en Irak et en Libye et a influencé les incursions en Afghanistan et en Syrie. Les réserves de pétrole brut sont aussi le butin convoité par les généraux qui organisent le harcèlement de l’Iran et le siège du Venezuela.

    ECONOMIE D’ARMES

    La politique étrangère américaine est conditionnée par le réseau d’hommes d’affaires qui s’enrichit de la guerre. Ils profitent de la fabrication d’explosifs qui doivent être testés dans un coin de la planète. L’appareil militaro-industriel a besoin de ces conflits. Il se nourrit de dépenses qui augmentent non seulement dans les périodes de guerre intense, mais aussi dans les phases de ralentissement.

    Une grande partie du changement technologique a lieu dans l’orbite militaire, l’informatique, l’aéronautique et l’activité spatiale étant les épicentres de cette innovation. Les gros fournisseurs du Pentagone profitent de la protection du budget de l’Etat pour fabriquer des appareils vingt fois plus chers que leurs homologues civils. Ils opèrent avec des sommes importantes, dans un secteur autonome des restrictions concurrentielles du marché (Katz, 2003).

    Ce modèle d’armes se développe au rythme des exportations. Les 48 grandes entreprises du complexe militaro-industriel contrôlent 64% de la fabrication dans la guerre mondiale. Entre 2015 et 2019, le volume de ses ventes a progressé de 5,5% par rapport au quinquennat précédent et de 20% par rapport à la période 2005-2009.

    En 2017, les dépenses militaires mondiales ont atteint leur plus haut niveau depuis la fin de la guerre froide (1 74 000 milliards de dollars), les États-Unis étant en tête de toutes les transactions (Ferrari, 2020). Le premier pouvoir concentre la moitié des dépenses et sponsorise les cinq principales entreprises de cette activité.

    Le leadership technologique nord-américain dépend de cette primauté internationale dans le domaine militaire. Le développement du capitalisme numérique au cours de la dernière décennie est passé par des fabrications militaires précédentes et est conforme à l’utilisation d’armes dans le pays. Les États-Unis sont le principal marché pour les 12 milliards de balles fabriquées chaque année. La National Rifle Association fournit un soutien matériel et culturel à la centralité continue du Pentagone.

    Mais cette centralité de l’économie d’armement génère aussi de nombreuses adversités pour le système de production. Elle nécessite un volume de financement que le pays ne peut assurer avec ses propres ressources. Le trou est couvert par un déficit budgétaire et un endettement extérieur qui menacent la domination du dollar.

    Les États-Unis ont soutenu leur échafaudage militaire depuis l’après-guerre avec la grande dette qu’ils ont imposée à leurs partenaires. Ce fardeau est actuellement combattu par les alliés européens et a déclenché une crise de financement de l’OTAN. Avec la disparition de l’Union soviétique, le Vieux Continent s’oppose à l’utilité d’un dispositif que Washington utilise pour ses propres intérêts.

    L’économie militaire américaine est basée sur un modèle à coût élevé et à faible compétitivité. Le gendarme du capitalisme a longtemps réussi à forcer la subordination de ses rivaux désarmés. Mais il n’a plus la même latitude pour gérer ses coûteuses innovations militaires. D’autres pays développent les mêmes innovations technologiques avec des opérations moins chères et plus efficaces dans la sphère civile.

    Les dépenses de guerre ont une influence très contradictoire sur le cycle de l’économie américaine. Il détermine le niveau d’activité lorsque l’État canalise les impôts vers la demande captive. Elle absorbe également des capitaux excédentaires qui ne trouvent pas d’investissements rentables dans d’autres domaines. Mais en période défavorable, il creuse le déficit budgétaire et capte des portions de dépenses publiques qui pourraient être utilisées pour de nombreuses allocations productives. A cette époque, les revenus générés par les dépenses militaires en technologie et en exportations ne compensaient pas la détérioration (et le ciblage désastreux) des ressources publiques.

    LES GUERRES DE NOUVEAU TYPE

    L’intervention étrangère américaine actuelle recrée les anciens modèles d’action impériale, mais la conspiration reste une composante centrale de ces modalités. La vieille tradition de coups d’État de la CIA contre les gouvernements progressistes est réapparue dans de nombreux pays.

    Washington s’attaque également à la « guerre par procuration » dans des zones prioritaires pour s’en prendre aux nations crucifiées par le Département d’État (Chine, Russie, Iran, Corée du Nord, Venezuela) (Petras, 2018).

    Mais l’échec de l’Irak a marqué un changement dans les modalités d’intervention. Cette occupation a conduit à un échec majeur en raison de la résistance rencontrée dans le pays et en raison de l’incohérence de l’opération elle-même, ce fiasco a conduit au remplacement des invasions traditionnelles par une nouvelle variété de guerres hybrides (VVAA, 2019).

    Dans ces incursions, les actions militaires actuelles sont remplacées par un amalgame d’actions non conventionnelles, avec un poids accru des forces parapubliques et un recours accru au terrorisme. Ce type d’opération prédominait dans les Balkans, en Syrie, au Yémen et en Libye (Korybko, 2020).

    Dans ces cas, l’action impériale assume une connotation policière de harcèlement, qui privilégie la soumission à la victoire explicite sur les opposants. Ces interventions s’appuient sur les opérations que la DEA a mises au point dans sa lutte contre le trafic de drogue. Le contrôle du pays violé devient plus pertinent (ou faisable) que sa défaite et l’agression high-tech occupent une place prépondérante (« guerres de cinquième génération »).

    Dans de nombreux cas, la composante terroriste de ces actions a dépassé le cap fixé par la Maison Blanche, générant une séquence autonome d’actions destructrices. Ce manque de contrôle a été vérifié auprès des talibans, initialement entraînés en Afghanistan pour poursuivre un gouvernement pro-soviétique. Les djihadistes aussi, entraînés en Arabie saoudite pour éroder les gouvernements laïcs du monde arabe.

    A travers des guerres hybrides, les Etats-Unis tentent de contrôler leurs rivaux, sans nécessairement procéder à des interventions militaires. Il combine encerclement économique et provocation terroriste, avec la promotion de conflits ethniques, religieux ou nationaux dans les pays stigmatisés. Il encourage également la canalisation du mécontentement de droite par des dirigeants autoritaires qui ont profité des « révolutions de couleur ». Ces opérations ont permis à plusieurs pays d’Europe de l’Est de se joindre au siège de l’OTAN contre la Russie.

    Les guerres hybrides comprennent des campagnes médiatiques plus répandues que les vieilles munitions d’après-guerre contre le communisme. Face à de nouveaux ennemis (terrorisme, islamistes, trafic de drogue), des menaces (États en déroute) et des dangers (expansionnisme chinois), Washington développe ses campagnes à travers un vaste réseau de fondations et d’ONG et utilise également la guerre de l’information sur les réseaux sociaux.

    Les attaques impérialistes incluent une nouvelle variété de fonctionnalités. Il suffit de regarder ce qui s’est passé en Amérique du Sud avec l’opération mise en place par divers juges et médias contre des dirigeants progressistes (lawfare), pour mesurer l’ampleur de ces complots. Cependant, ces attaques provoquent une agitation sans précédent à de nombreux niveaux.

    SCÉNARIOS CHAOTIQUES

    Au cours de la première moitié du 20e siècle, les guerres ont pris une ampleur industrielle, avec des masses de soldats exterminés par la machine de guerre – et tant de morts anonymes enterrés que ces guerres sans fin sont rappelées dans les tombes de « soldats inconnus » (Traverso, 2019 ).

    Au cours des dernières décennies, une autre modalité d’action en temps de guerre a prévalu, avec la diminution du détachement de troupes sur le champ de bataille. Les États-Unis ont perfectionné cette approche, en utilisant des bombardements aériens qui détruisent des villages sans la présence directe des Marines. Ce type d’intervention s’est consolidé avec la généralisation de l’utilisation des drones et des satellites.

    Avec ces modalités, l’impérialisme du XXIe siècle détruit ou balkanise les pays qui empêchent la résurgence de la domination américaine. L’augmentation du nombre de membres des Nations Unies est un indicateur de ce remaniement.

    La population non armée a été la plus touchée par les incursions qui ont brouillé l’ancienne distinction entre combattants et civils. Seulement 5% des victimes de la Première Guerre mondiale étaient des civils. Ce nombre est passé à 66% pendant la Seconde Guerre mondiale et en moyenne à 80-90% dans les conflits actuels (Hobsbawm, 2007 : Ch. 1).

    Les opérations soutenues par le Pentagone ont définitivement balayé toutes les règles des Conventions de La Haye (1899 et 1907), qui distinguaient les uniformes des civils. La même dissolution a lieu dans les conflits externes et internes de divers États nationaux. La frontière entre la paix et la guerre s’est estompée, ajoutant aux souffrances indescriptibles des réfugiés. L’agence qui calcule le nombre de sans-abri enregistré en 2019 un total de 79,5 millions de sans-abri.

    Ce nombre monumental de transferts forcés illustre le niveau accru de violence. Bien que les conflits n’atteignent pas l’ampleur généralisée du passé, leurs conséquences sur les civils sont proportionnellement plus importantes.

    L’agression impérialiste brise systématiquement les frontières entre les pays. Elle impose une reformulation géographique qui contraste avec les frontières rigides de la guerre froide. Ces lignes délimitaient des champs d’affrontement stricts et enfermaient rigidement les populations dans leurs lieux d’origine.

    Les déclenchements de guerre actuels accentuent les effets de la pression croissante de l’émigration vers les centres de l’hémisphère nord. La fuite de la guerre converge avec la fuite massive de la dévastation économique subie par plusieurs pays de la périphérie.

    L’impérialisme américain est la principale cause des tragédies de guerre contemporaines. Il fournit des armes ; favorise les tensions raciales, religieuses ou ethniques; et promeut des pratiques terroristes qui détruisent les pays touchés (Armanian, 2017).

    Ce qui s’est passé dans le monde arabe illustre cette séquence d’événements. Sous les ordres des présidents successifs, les États-Unis ont mis en œuvre la démolition de l’Afghanistan (Reagan-Carter), de l’Irak (Bush) et de la Syrie (Obama). Ces massacres ont fait 220 000 morts dans le premier pays, 650 000 dans le second et 250 000 dans le troisième. La désintégration sociale et le ressentiment politique générés par ces massacres ont, à leur tour, déclenché des attentats-suicides dans les pays centraux. La terreur a conduit à des réponses aveugles de plus de terreur.

    Les atrocités impériales sapent les objectifs initiaux de ces incursions. Afin de déplacer Kadhafi, l’impérialisme a pulvérisé l’intégrité territoriale de la Libye et démantelé le système de communication construit en Afrique du Nord pour contenir l’émigration vers l’Europe. Le pays est devenu un centre d’exploitation des migrants, dirigé par les mafias que l’Occident a financées pour prendre le contrôle de la Libye. Face à ce chaos, les anciennes métropoles coloniales ne projettent plus de nouvelles frontières formelles. Ils improvisent simplement des mécanismes de confinement des réfugiés (Buxton ; Akkerman, 2018).

    Le Pentagone a également établi une cinquantaine de bases cachées en Afrique, tandis que les compagnies pétrolières occidentales contrôlent ses champs au Nigeria, au Soudan et au Niger par des actions armées (Armanian, 2018). Cet appétit pour les ressources naturelles est la toile de fond de tragédies sur le continent noir. L’action impériale a encouragé les affrontements ethniques ancestraux pour accroître la gestion de ces ressources.

    LA FRACTURE INTERNE

    Le principal obstacle à la recomposition impériale américaine est l’effondrement de la cohésion interne du pays. Pendant des décennies, ce fut le fondement qui a soutenu l’intervention de la première puissance dans le reste du monde. Mais le géant du Nord a subi un changement radical en raison des revers économiques, de la polarisation politique, des tensions raciales et de sa nouvelle composition ethnique-population. L’uniformité culturelle qui alimentait le « rêve américain » a disparu et les États-Unis sont confrontés à une division interne sans précédent.

    Les divisions ont érodé les conditions de maintien de l’ingérence américaine à l’étranger. Les opérations militaires manquent du soutien du passé et ont été affectées par la fin de la conscription obligatoire. Washington ne se lance plus dans ses incursions avec une armée enrôlée à son insu, ni ne justifie ses actions par des messages d’allégeance aveugle au drapeau. Pour effectuer des opérations chirurgicales, il a opté pour l’utilisation d’armes plus limitées et plus précises. Il donne la priorité à l’impact médiatique et au confinement des victimes dans ses propres rangs.

    La privatisation de la guerre incarne ces tendances. L’utilisation de mercenaires embauchés et de milices pour négocier le prix de chaque massacre s’est généralisée. Cette forme de belligérance sans engagement de la population explique la désaffection générale pour les actions impérialistes. Les guerres sans recrues nécessitent des dépenses plus élevées mais atténuent la résistance interne. Ils évitent même de percevoir les échecs dans des territoires lointains (Irak, Afghanistan) comme leurs propres adversités.

    Cependant, la contrepartie de cette rupture est la difficulté impériale croissante à s’aventurer dans des projets plus ambitieux. Il est très difficile de reconquérir le leadership mondial sans l’adhésion de segments importants de la population.

    L’impérialisme d’après-guerre reposait sur une autorité officielle qui se dissipait. La fin de l’enrôlement de masse a introduit un nouveau droit démocratique, qui sape paradoxalement la capacité de l’État américain à regagner son pouvoir impérial en déclin (Hobsbawm, 2007 : 5).

    La privatisation de la guerre, à son tour, accentue les effets traumatisants de la séparation entre les militaires et la population. Le traumatisme des retours d’Irak ou d’Afghanistan illustre cet effet. L’utilisation de mercenaires étend également la militarisation interne et l’explosion de violence incontrôlable causée par la possession gratuite d’armes.

    Cette séquence de corrosions prend de l’ampleur avec la canalisation du mécontentement social de la droite. Manifestée à la Tea Party, elle s’est consolidée avec tromperie.

    La xénophobie, le chauvinisme et la suprématie blanche se sont propagés avec des discours racistes qui accusent les minorités, les migrants et les étrangers du déclin des États-Unis. Mais cette fureur nationaliste ne fait qu’approfondir la fracture interne, sans recréer la vaste base sociale que l’impérialisme américain avait l’habitude d’envahir à l’étranger.

    LES ÉCHECS DE TRUMP

    Les quatre dernières années ont dressé un portrait saisissant de la tentative ratée des États-Unis de reprendre la domination impériale. M. Trump a donné la priorité à la remise sur pied de l’économie nationale et espère utiliser la supériorité militaire du pays pour susciter un nouveau départ productif.

    Malgré ce soutien, il a dû faire face à des négociations étrangères très dures dans le but d’étendre au plan commercial les avantages monétaires que le dollar conserve. Il a promu les accords bilatéraux et remis en question le libre-échange pour profiter de la primauté financière de Wall Street et de la Réserve fédérale.

    Trump a tenté de préserver la suprématie technologique en augmentant les demandes de paiement de la propriété intellectuelle. En contrôlant la financiarisation et le capitalisme numérique, il espérait forger un nouvel équilibre entre les secteurs mondiaux et américains de la classe dirigeante. Il a fait le pari de combiner protectionnisme local et commerce mondial.

    Le milliardaire a donné la priorité à l’endiguement de la Chine. Il s’est battu brutalement pour réduire le déficit commercial, pour répéter la soumission que Reagan a imposée au Japon dans les années 1980. Il cherche également à consolider une primauté sur l’Europe, en tirant parti de l’existence d’un appareil d’État unifié par rapport aux concurrents transatlantiques qui n’ont pas réussi à étendre leur unification monétaire au plan fiscal et bancaire. Sous couvert de désordre improvisé, l’occupant de la Maison Blanche a conçu un plan ambitieux pour le redressement des États-Unis (Katz, 2020).

    Mais sa stratégie dépendait de l’aval d’alliés (Australie, Arabie saoudite, Israël), de la subordination de partenaires (Europe, Japon) et de la complaisance d’un adversaire (Russie) pour forcer la capitulation d’un autre (Chine). Trump n’a pas réussi à réaliser ces alignements et le nouveau démarrage américain a échoué dès le départ.

    La confrontation avec la Chine a été son principal échec. Les menaces n’ont pas intimidé le dragon asiatique, qui a accepté plus d’importations et moins d’exportations sans valider l’ouverture financière et le frein aux investissements technologiques. La Chine n’a pas adapté sa politique monétaire aux exigences d’un débiteur qui a placé la plupart de ses obligations dans des banques asiatiques.

    Les partenaires des États-Unis n’ont pas non plus renoncé à faire affaire avec le grand client asiatique. L’Europe ne s’est pas jointe à la confrontation avec la Chine et la Grande-Bretagne a continué à jouer son propre jeu dans le monde. Pour conclure, la Chine a augmenté ses échanges commerciaux avec tous les pays de l’hémisphère américain (Merino, 2020).

    Trump n’a réussi qu’à induire un soulagement économique, sans inverser un déséquilibre significatif de l’économie américaine. Ce manque de résultats a été mis en évidence dans la crise précipitée par la pandémie et dans sa propre éviction de la Maison Blanche.

    Les mêmes adversités ont été constatées dans l’orbite géopolitique. Trump a tenté de contrecarrer le lourd héritage des échecs militaires. Il a favorisé une approche plus prudente des aventures guerrières face au fiasco de l’Irak, à la dégradation de la Somalie et aux débats sur la Syrie.

    Pour inverser les campagnes infructueuses de Bush, il a ordonné le retrait des troupes dans les endroits les plus exposés. Il a transféré les opérations à ses partenaires saoudiens et israéliens et a réduit l’importance des troupes américaines. Il a soutenu l’annexion de la Cisjordanie et les massacres des Yéménites, mais n’a pas engagé le Pentagone dans une autre intervention. Il a retiré les Marines de la crise en Libye, retiré les troupes de Syrie et abandonné les alliés kurdes. Dans cette région, il approuve l’intervention croissante de la Turquie et consent à la prééminence de la Russie.

    Trump a de nouveau connu la même impuissance que ses prédécesseurs à contrôler la prolifération du nucléaire. Cette incapacité à restreindre la possession de la bombe atomique à un club restreint de puissances illustre les limites américaines. Les Etats-Unis ne peuvent pas dicter le cours de la planète si un certain nombre de pays partagent le pouvoir de persuasion par la menace que leur confère leur capacité nucléaire.

    L’échec des accords avec la Corée du Nord a confirmé ces faiblesses de Washington. Kim a perfectionné le cadre des missiles et a rejeté l’offre de désarmement en échange de fournitures d’énergie ou de nourriture. Il sait que seule l’énergie nucléaire empêche la répétition dans son pays de ce qui s’est passé en Irak, en Libye ou en Yougoslavie.

    Cet abri atomique est une protection contre un empire qui a imposé la division de la péninsule coréenne et rejette tout accord de réunification. Les États-Unis opposent constamment leur veto aux avancées de la proposition russo-chinoise visant à freiner la militarisation des deux côtés (Gandásegui, 2017). Mais après plusieurs menaces, Trump a rangé sa pose arrogante et a accepté la simple poursuite des négociations.

    Un obstacle très similaire a été rencontré en Iran. Là aussi, la priorité impérialiste a été d’arrêter le développement nucléaire pour assurer le monopole atomique régional d’Israël. Trump a rompu l’accord de désarmement signé par Obama que la reconnaissance internationale rendait viable.

    Il a redoublé ses provocations avec des embargos et des attaques. L’assassinat du général Soleimani a été le point culminant de cette agression. C’était un acte de terrorisme flagrant contre le chef d’état-major d’un pays qui n’a commis aucune agression contre les États-Unis. Mais ce type de crime – suivi de l’élimination de plusieurs scientifiques de haut rang – n’a pas empêché l’incorporation progressive de l’Iran dans le club des pays protégés par l’armement atomique.

    Cette même propagation de la puissance nucléaire empêche Washington d’imposer son arbitrage dans d’autres conflits régionaux. Les tensions entre le Pakistan et l’Inde, par exemple, se produisent entre deux armées dotées de ce type d’armement et d’une capacité conséquente à s’autonomiser de la tutelle impérialiste.

    Trump a également échoué dans ses attaques contre le Venezuela. Il a encouragé toutes les conspirations imaginables pour reprendre le contrôle de la principale réserve pétrolière de l’hémisphère, mais n’a pas réussi à soumettre le Chavismo. Ses menaces se heurtent à l’impossibilité de répéter les anciennes interventions militaires en Amérique latine.

    LA NOUVELLE STRATÉGIE DE RÉARMEMENT

    Trump ne s’est pas limité à contenir la présence militaire à l’étranger dans l’espoir de renforcer l’économie. Il a augmenté de façon spectaculaire le budget militaire afin d’exclure toute suggestion d’un retrait impérial effectif. Ces dépenses sont passées de 580 milliards de dollars (2016) à 713 milliards de dollars (2020). Il a obtenu des profits records pour les fabricants de missiles et a testé une mégabombe d’une portée sans précédent en Afghanistan.

    Trump a relancé le programme Star Wars[1] et a rompu les traités de désarmement nucléaire. Il a également approuvé le passage à la « compétition entre grandes puissances » (CPG), qui remplace la « guerre mondiale contre le terrorisme » (GWOT). Cette évolution tend à remplacer l’identification, le suivi et la destruction des forces adverses dans des zones reculées d’Asie, d’Afrique ou du Moyen-Orient par un réarmement plus conventionnel destiné à préparer les conflits. Cette péripétie a mis fin au chapitre des incursions de Bush dans les zones reculées pour reprendre la confrontation traditionnelle avec les ennemis du Pentagone (Klare, 2020).

    Dans cette perspective, Trump a complété la pression commerciale sur la Chine par un changement majeur de flotte dans le Pacifique. Il a appelé à la démilitarisation de la côte de la mer de Chine méridionale pour briser le bouclier défensif de son rival. Il a renforcé de manière spectaculaire le mouvement des troupes, initié par Obama, du Moyen-Orient vers le continent asiatique.

    La pression sur la Chine s’est accrue avec l’expansion de la marine et l’acquisition d’un nombre impressionnant de navires et de sous-marins. L’armée de l’air a été modernisée en fonction de toutes les innovations en matière d’intelligence artificielle et de formation à la cyberguerre.

    Pour tourmenter la Chine, Trump a renforcé le bloc formé avec l’Inde, le Japon, l’Australie et la Corée du Sud (le Quad). Cet alignement militaire suppose que les confrontations éventuelles avec Pékin se dérouleront dans les océans Pacifique et Indien. Un célèbre conseiller du département d’État situe l’issue de la confrontation sino-américaine dans cette région (Mearsheimer, 2020).

    La stratégie à l’égard de la Russie a été plus prudente et a pris la forme de la tentative initiale d’attirer Poutine dans un accord contre Xi Jinping. De l’échec de cette opération sont nées les initiatives visant à renforcer les armées de terre sur le continent européen. La Maison Blanche a poursuivi son travail de cooptation militaire des voisins de la Russie et a étendu le réseau de missiles de l’OTAN des républiques baltes et de la Pologne à la Roumanie.

    Avec cette nouvelle stratégie, le développement des armes nucléaires a repris son ancienne centralité. Trump a approuvé le développement de munitions atomiques basées sur des ogives à portée limitée et des missiles balistiques lancés en mer. La première série de ces bombes a déjà été fabriquée et livrée au haut commandement.

    Pour développer ces engins explosifs, Trump a rompu les différents traités de rationalisation nucléaire conclus en 1987. Il a mis fin au mécanisme compatible avec la Russie qui rendait la destruction des armes obsolète. Il a également parrainé le premier test d’un missile de moyenne portée depuis la fin de la guerre froide.

    La nouvelle stratégie de guerre explique la demande brutale d’un financement européen accru pour l’OTAN. L’intimidation de la Maison Blanche a rappelé à l’Occident qu’il doit payer l’aide fournie par les États-Unis. Cette demande a généré la plus grande tension transatlantique depuis l’après-guerre.

    Trump a tenté d’entraîner ses alliés dans des conflits avec la Chine et la Russie, qui minent les affaires sur le Vieux Continent. Dans cette région, il existe une forte résistance à la militarisation promue par les États-Unis. Mais le capitalisme européen n’a pas été capable de s’émanciper de la guerre belliciste américaine et a donc suivi les incursions en Irak et en Ukraine. Ils rejettent la demande de dépenses supplémentaires pour l’OTAN, mais sans rompre avec leur subordination à Washington.

    L’impérialisme alternatif européen conçoit son propre système de défense en étroite relation avec le Pentagone et, pour cette raison, ne parvient pas à unifier sa propre armée. Il existe un divorce entre la suprématie militaire de la France et la puissance économique de l’Allemagne qui empêche cette initiative de se concrétiser (Serfati, 2018).

    Trump n’a pas réussi à subjuguer l’Europe, mais ses interlocuteurs à Bruxelles, Paris et Berlin ont continué à manquer de direction propre. Ce flou a accru la capacité affichée par la Russie à contenir la recomposition impériale américaine. Poutine a renforcé la digue défensive qu’il a établie avec Xi Jinping et est sorti indemne du bras de fer géopolitique en Syrie, en Crimée et dans le Haut-Karabakh. Le fossé persistant entre ces résultats et la désintégration qui prévalait sous l’ère Eltsine est très visible.

    Parce que la Chine ne rivalise pas avec la même frontalité géopolitique, ses réalisations sont moins visibles, mais elle affiche des résultats économiques impressionnants en concurrence avec les États-Unis. Au final, Trump a dépeint l’incapacité américaine à retrouver la primauté impériale.

    L’ASS ASS ASS ASS ASS ASS ASS ASS ASS ASS ASS ASS ASS ASS ASS ASS ASS

    Trump s’est tiré d’affaire avec une aventure qui dépeint l’ampleur de la crise politique américaine. L’invasion du Congrès n’était pas un acte impromptu. Les groupes d’extrême droite ont rendu le plan public à l’avance, financé les voyages, réservé des hôtels et transporté des armes. À l’intérieur des circonscriptions, ils ont suivi les voies d’accès aux bureaux désignés des membres du Congrès complices.

    La police a mis en place une zone de dégagement et a sécurisé les assaillants pendant des heures. Si un groupe d’Afro-Américains avait tenté une telle action, ils auraient été instantanément abattus. Ces dernières années, des manifestations pacifiques à cet endroit précis se sont soldées par des centaines de blessés et d’arrestations.

    Trump a directement participé au coup d’État. Il a été l’instigateur des manifestants, a maintenu la communication avec leurs dirigeants et a promis de les soutenir. L’objectif de cette action était de faire pression sur les membres républicains du Congrès qui remettaient en cause la contestation du résultat des élections. Ils ont notamment menacé de les forcer à suivre les instructions du président. Avec la provocation au Capitole, Trump a tenté d’étayer son allégation absurde de fraude. Il parvient à conserver la loyauté d’une centaine de législateurs et à retarder l’expulsion, mais finit par abandonner la partie et condamner les occupants.

    L’attaque était aussi surréaliste que les spécimens qui l’ont perpétrée. Le groupe d’hallucinés qui a été photographié dans les fauteuils du Congrès semblait tiré d’une série télévisée fantastique. Mais leur action bizarre n’efface pas la marque fasciste de l’opération.

    Tous les fous qui ont participé à l’assaut font partie de l’une ou l’autre des milices suprématistes blanches. Ils opèrent dans des sectes fanatiques (QAnon Shaman) ou font référence à la congressiste qui a gagné son mandat avec le symbole de la mitraillette (Marjorie Taylor Greene). Les policiers qui ont ouvert les portes du Congrès participent également à ces formations d’ultra-droite.

    Les groupes paramilitaires comptent 50 000 membres bien équipés. Ils sont spécialisés dans l’attaque de manifestations de jeunes ou de démocrates, et il y a quelques mois, ils ont répété une cour de coup d’État devant l’assemblée législative du Michigan. Un quart de ces milices sont composées de militaires ou de policiers, et cette appartenance a été confirmée dans la liste des personnes arrêtées pour l’attaque du Capitole.

    L’importante présence militaire dans les pelotons fascistes a forcé deux déclarations du haut commandement rejetant l’implication des forces armées dans les aventures du Trumpisme. Dix anciens secrétaires à la défense ont signé cet avertissement, et le FBI a organisé l’inauguration de Biden avec une opération sans précédent pour démanteler d’éventuelles attaques. Après de nombreuses années de liberté de mouvement et de prédication, les groupes fascistes sont devenus la principale menace terroriste. Les suprémacistes (et non les héritiers de Ben Laden) sont désignés comme le grand danger qui se profile. Contrairement à ce qui s’est passé avec les tours jumelles, cette fois l’ennemi est interne.

    Ces groupes sont soutenus par une base sociale raciste qui a actualisé les emblèmes néo-confédérés. Ils constituent une reprise des vagues périodiques de réaction contre les acquis démocratiques. Dans le passé, ils exécutaient les esclaves libérés ou violaient les droits civils. Aujourd’hui, ils rejettent l’intégration raciale, le multiculturalisme et l’action positive.

    Les Afro-Américains restent la première cible d’un ressentiment qui s’étend aux immigrants. C’est pourquoi la contestation du résultat de l’élection anti-Trump a été si intense dans les États comptant des électeurs noirs et latinos. Les extrémistes évangéliques ont ajouté leur croisade contre l’avortement et le féminisme à la campagne ultraconservatrice.

    L’attaque du Capitole n’était pas l’antithèse de la réalité américaine que Biden imaginait. Il a exprimé l’état d’agonie du système politique et a complété toutes les anomalies qui sont apparues au cours de l’élection. L’irruption de fascistes armés au Congrès n’est pas étrangère au système électoral antidémocratique que la ploutocratie au pouvoir a créé.

    Les tentatives de coup d’État étaient le seul ingrédient manquant dans ce plan infâme. Les hordes trumpiennes ont comblé ce vide, enterrant toute dérision contre les régimes politiques latino-américains. Cette fois, l’épisode typique de la République bananière s’est produit à Washington. Les voyous n’ont pas envahi les parlements du Honduras, de la Bolivie ou du Salvador. L’opération que le Département d’État exporte et que l’ambassade yankee organise a été réalisée chez nous.

    Les conséquences politiques de cet épisode sont incommensurables. Ils affectent directement la capacité d’intervention impérialiste. L’OEA devra réinventer ses scénarios pour condamner les « violations des institutions démocratiques » dans les pays qui ne font qu’imiter ce qui s’est passé à Washington. Elle doit également expliquer pourquoi les dirigeants républicains et démocrates ont toléré cette incursion sans exercer de représailles énergiques contre les responsables.

    Les effets plus durables sont encore flous, mais les comparaisons établies avec la prise de Rome par les barbares ou les marches de Mussolini illustrent la gravité de ce qui s’est passé. Plusieurs historiens estiment que le pays est confronté à la plus grande confrontation interne depuis la guerre civile du XIXe siècle.

    Dans l’immédiat, il existe deux scénarios opposés au déclin ou à la résurgence de Trump. En particulier, les tenants de la première constatent que l’aventure du coup d’État a accentué une détérioration déjà subie par le nabab à la suite du pandalisme et de la défaite électorale (PSL, 2021 ; Naím, 2021). Il a été libéré de ses fonctions (amendement 25), mais pas d’un impeachment qui pourrait le disqualifier à l’avenir. Il a fait fi des fonctionnaires qui ont fait défection, du rejet des membres républicains du Congrès et d’un pardon honteux de ses complices. L’inauguration militarisée a dissuadé les marches prévues pour soutenir son administration.

    Trump a été abandonné par les secteurs financiers et industriels qui avaient soutenu sa campagne, et le secteur technologique l’a répudié en coupant ses comptes Twitter et Facebook. L’establishment craint les effets ingérables des actions de l’ancien président. Si le déclin de Trump se confirme, l’attaque du Capitole sera comparée au « Tejerazo » de 1981 en Espagne (la dernière tentative ratée du régime franquiste pour conserver le pouvoir).

    Mais un nombre opposé d’analystes estiment que ce qui s’est passé ne changera pas la solide insertion politique du Trumpisme (Vandepitte, 2021 ; Farber, 2021 ; Post, 2020). Le millionnaire dispose d’une base sociale qui rassemble 47% des électeurs et soumet le parti républicain à son leadership. De nombreux législateurs ont répété sa fable de la fraude électorale, avec l’ajout fou qu’elle était perpétrée par un groupe de gauche fantôme (Antifas).

    Ce point de vue postule que le trumpisme s’est retranché dans la structure de l’État (police, juges, bureaucratie) et pourrait construire une troisième colonne pour remettre en cause le bipartisme s’il ne parvient pas à dompter le chaudron républicain. La disqualification de Trump serait neutralisée par l’importance de ses enfants ou d’un autre successeur. Et l’animosité des financiers serait compensée par d’autres contributeurs.

    Mais les deux options de chute ou de continuité du trumpisme ne dépendent pas seulement du comportement des élites et des réalignements des républicains. À l’opposé, la réaction des jeunes, des travailleurs précaires, des Afro-Américains, des féministes et des Latinos qui, avant la période électorale, ont occupé les rues avec de grandes manifestations. Si ces voix se manifestent à nouveau – avec la demande de démocratisation du système électoral – l’avenir du magnat sera inscrit dans un scénario différent.

    CONTINUITÉS ET PROBLÈMES

    Le départ de Trump atténuera le ton de la rhétorique impériale, mais pas l’intensité de l’agression américaine. En usant davantage de diplomatie et d’hypocrisie, Biden partage la politique étatique de son prédécesseur.

    Les deux partis de l’establishment se sont relayés pour gérer les structures qui soutiennent la prééminence militaire du pouvoir en place. Les preuves de ce bellicisme partagé sont innombrables. Non seulement les démocrates ont initié les grandes guerres de Corée et du Vietnam, mais Clinton et Obama ont autorisé plus d’incursions à l’étranger que Trump, et Biden lui-même a soutenu l’invasion de l’Irak en 2002, supervisé l’intervention en Libye et approuvé le coup d’État au Honduras (Luzzani, 2020).

    Le système impérial américain est fondé sur un système politique non démocratique qui garantit la répartition régulière des fonctions publiques entre les deux partis traditionnels. Lors des dernières élections, le fonctionnement de ces mécanismes de manipulation a été particulièrement visible. Aux États-Unis, le principe élémentaire « une personne, un vote » ne fonctionne pas. Il n’existe pas non plus d’inscription fédérale des électeurs ni d’autorité électorale unique. Il faut s’inscrire, et le gagnant de chaque État obtient le vote du collège électoral.

    La ploutocratie qui dirige ce système assure sa continuité grâce au financement massif des campagnes électorales assuré par les grandes entreprises (10,8 milliards de dollars en 2020). Les 50 Américains les plus riches – qui possèdent une richesse équivalente à la moitié de la population du pays – sont assurés de contrôler le régime. Sur cette base, ils définissent les stratégies impériales utilisées pour dicter des leçons de démocratie au reste du monde.

    Biden est sur le point de reprendre la politique étrangère traditionnelle entachée par la colère de son prédécesseur. Il tentera dans cet environnement le même retour à la « normalité » qu’il promet au niveau national. Les médias sont d’accord avec ce maquillage.

    Le nouveau résident de la Maison Blanche maintient le néolibéralisme avec quelques touches de progressisme sur l’agenda des minorités, du féminisme et du changement climatique. Ce même mélange sera déterminant dans l’arène étrangère, entourant les lignes directrices fondamentales de l’empire de plus d’ornements de la rhétorique amicale. Cette ligne a été suggérée par des conseillers traditionnels du département d’État (Nye, 2020). Biden mettra en œuvre cette combinaison en s’appuyant sur son expérience d’un demi-siècle dans les interstices de Washington.

    Il a déjà placé la même équipe de fonctionnaires d’Obama à des postes clés de la politique étrangère, mais il ne pourra pas simplement répéter le mondialisme multilatéral de cette administration. Avec les accords de libre-échange transpacifique et transatlantique, Obama a favorisé un réseau d’alliances asiatiques pour encercler la Chine et un cadre d’accords avec l’Europe pour isoler la Russie. Aucun de ces accords n’a pu être finalisé avant leur enterrement brutal par le bilatéralisme mercantile de Trump. Il est très peu probable que Biden puisse reprendre l’approche précédente comme pilier économique de sa stratégie impériale.

    La conclusion de méga-accords commerciaux avec l’Europe et l’Asie nécessite une économie hautement efficace que les États-Unis ne gèrent plus. Le dollar, la haute technologie et le Pentagone ne suffisent plus. Dans l’hémisphère américain lui-même, Washington n’a pas été capable de mettre en œuvre une stratégie de libre-échange. Elle a seulement réalisé l’ALENA 2.0 (CUSMA / USMCA / T-MEC[2]) sans rétablir une quelconque variante de la ZLEA dans le reste de la région.

    D’autre part, la crise de la mondialisation persiste et le prêche de Trump pour affronter les adversaires commerciaux a séduit l’électorat. Il existe un fort courant d’opinion qui est hostile au mondialisme traditionnel des élites côtières. A ce malaise s’ajoute le Grand Confinement généré par la pandémie et la paralysie sans précédent des transports et du commerce international. La confluence des obstacles à la reprise du multilatéralisme est très importante.

    Biden devra concevoir un nouveau pilier pour son programme étranger avec un autre équilibre entre américanistes et mondialistes. De la même manière que Trump a pris ses distances avec l’interventionnisme de Bush, Biden devra proposer une recette plus éloignée du format démocrate traditionnel.

    Ses premières mesures viseront à reconstruire les relations traditionnelles avec les alliés de l’OTAN. Il tentera de panser les plaies laissées par son prédécesseur en se lançant dans des projets de lutte contre le changement climatique (Accord de Paris). Il cherchera à « décarboniser » le secteur de l’énergie par des mesures d’incitation en faveur des énergies renouvelables et la promotion des voitures électriques. Mais ces initiatives ne résolvent pas le grand dilemme de la stratégie par rapport à la Chine.

    Dans ce domaine, il existe de nombreux signes de continuité. Biden intensifiera la pression en faveur d’une OTAN Pacifique-Indien (Dohert, 2020). L’Australie a déjà décidé de participer à des exercices navals avec le Japon et de devenir le principal porte-avions régional du Pentagone. De son côté, Taïwan a reçu de nouvelles armes aériennes et l’Inde montre des signes d’approbation de la menace en mer de Chine (Donnet, 2020).

    Le nouveau président va essayer d’intégrer l’Europe dans cette campagne. Il se prépare à suturer les plaies laissées par Trump, en profitant du nouveau climat d’adversité envers la Chine qui émerge parmi les élites du Vieux Continent. L’Union européenne a désigné le géant oriental comme un « concurrent stratégique » et les gouvernements allemand, français et britannique négocient pour opposer leur veto à Huawei sur leurs réseaux 5G. Macron vient de nommer un représentant français au sein du quartet belliciste que le Pentagone a formé en Asie (le Quad).

    Mais personne ne sait encore comment l’OTAN sera financée, et la liste des problèmes de conflit avec l’Europe est très longue. Il comprend la position américaine sur le Brexit et des clarifications sur le projet d’accord de libre-échange anglo-américain de Trump. La position du département d’État sur le pipeline reliant l’Allemagne à la Russie est également en attente.

    Ces définitions influenceront la stratégie de guerre du président Biden. Il devra choisir entre les pénuries de troupes qui caractérisent Trump ou l’interventionnisme privilégié par Obama-Clinton. Pousser les guerres hybrides ou se réarmer pour des confrontations majeures implique une autre décision importante. Mais dans chacune de ces variantes, il est prêt à insister sur le projet impérial de redressement américain.

    BLOCAGE DE L’IDÉOLOGIE

    Il est probable que Biden revienne à la bannière des droits de l’homme pour justifier la politique impériale. Cette couverture a traditionnellement été utilisée pour masquer des opérations d’intervention. Trump a abandonné ces messages et a simplement opté pour des déclarations scandaleuses sans aucune prétention à la crédibilité.

    La pression que Biden envisage d’exercer sur la Chine comprendra certainement une allusion à l’absence de démocratie. Dans ce cas, il annoncera des condamnations des mêmes délits qui sont perpétrés dans les pays associés à Washington. Ce qui n’est pas dit sur l’Arabie saoudite, la Colombie ou Israël occuperait le premier plan des questions pour Pékin.

    Biden remplacerait les accusations émoussées de concurrence déloyale ou de fabrication du coronavirus par une critique de l’absence de liberté d’expression et de réunion. Peut-être soulignera-t-il également la responsabilité de la Chine dans la détérioration de l’environnement pour séduire son complice européen subalterne.

    Mais il ne sera pas facile d’inscrire la Chine sur la liste des pays touchés par une tyrannie. L’impérialisme des droits de l’homme a généralement été utilisé pour protéger les petites (ou moyennes) nations. Dans ces cas, l’inefficacité d’un « État défaillant » et le besoin d’aide humanitaire qui en découle sont mis en évidence. C’était la carte postale des attaques contre la Somalie, Haïti, la Serbie, l’Irak, l’Afghanistan ou la Libye.

    Les envahisseurs n’expliquent jamais la sélectivité de ce parrainage. Ils excluent de nombreux pays soumis aux mêmes anomalies. De plus, ils disqualifient la population « secourue », en la présentant comme une multitude incapable de gérer son propre destin.

    L’endiguement des massacres résultant d’affrontements ethniques, religieux ou tribaux a été un autre prétexte d’intervention. Elle a été utilisée en Afrique et dans les Balkans, invoquant la nécessité de contenir les massacres parmi des populations éloignées. Dans ces cas également, il a été supposé que seule une force armée étrangère pouvait pacifier les peuples en conflit.

    Mais ce patronage impérial contraste avec l’incapacité fréquente d’arbitrer leurs propres conflits internes. Personne ne suggère une médiation externe pour résoudre ces tensions. L’essence de l’impérialisme réside précisément dans le droit auto-attribué d’intervenir dans un autre pays et de gérer les problèmes nationaux sans aucune ingérence extérieure.

    Il en va de même pour la poursuite des coupables. Les défendeurs des pays périphériques sont soumis aux règles du droit international, qui ne s’appliquent pas à leurs homologues du premier monde. Milosevic peut faire face à un tribunal, mais Kissinger est invariablement exempté de ce malheur.

    Avec cette conduite, les États-Unis mettent à jour le tas d’hypocrisie hérité de la Grande-Bretagne. Au XIXe siècle, la flotte britannique a affublé la traite internationale des esclaves d’arguments libertaires, dissimulant son objectif de contrôler l’ensemble de la navigation. Washington arbore un drapeau similaire et néglige les désastres monumentaux produits par des puissances qui se conçoivent comme des sauveurs de l’humanité. Ces interventions aggravent généralement les scénarios qu’elles promettaient de corriger.

    Si Biden tente de suivre ce vieux scénario libéral, il ajoutera à la perte de crédibilité qui affecte actuellement les États-Unis. Le discours officiel sur les droits de l’homme est usé jusqu’à la corde. C’était la grande bannière de la Seconde Guerre mondiale et elle a perdu sa cohérence pendant le Maccarthisme. Elle est réapparue avec l’implosion de l’URSS, mais a été à nouveau démolie par les agressions de Bush et la complicité d’Obama.

    Cela vaut également pour la bannière de la démocratie, qui, dans la variante impériale des États-Unis, a toujours combiné universalisme et exceptionnalisme. Avec le premier pilier, on justifie le rôle missionnaire salvateur de la puissance primordiale, et avec le second, le repli isolationniste occasionnel.

    La mythologie que Washington cultive mélange un appel au leadership planétaire (« le monde est destiné à nous suivre ») avec des messages de protection de son propre territoire (« ne pas impliquer le pays dans des causes extérieures »). De ce mélange a émergé l’image de soi des États-Unis comme une force militaire active, mais soumise à des opérations demandées, payées ou suppliées par le reste du monde (Anderson, 2016).

    Les facettes interventionniste et isolationniste ont toujours eu des bases divergentes dans les mystifications des élites des côtes et dans les préjugés à l’intérieur des États-Unis. Les deux courants se sont complétés, ont fusionné et se sont à nouveau fracturés. Ce contrepoint a été actualisé par les forces mondiales contre les américanistes, et maintenant, par Biden contre Trump.

    Mais les deux camps sont sous-tendus par la même obsession immémoriale de la sécurité, dans un pays curieusement privilégié par la protection géographique. La peur de l’agression étrangère a atteint des sommets de paranoïa pendant la tension avec l’URSS et a refait surface avec des vagues de panique irrationnelle pendant la récente « guerre contre le terrorisme ».

    L’idéologie impériale des Etats-Unis se heurte aux mêmes difficultés que la conception américaniste du monde. Tous deux exaltent les valeurs du capitalisme, donnent la priorité à l’individualisme, idéalisent la concurrence, glorifient le profit, mystifient le risque, louent l’enrichissement et justifient l’inégalité.

    Ces principes ont consolidé l’hégémonie américaine de l’après-guerre et ont obtenu une certaine survie complémentaire sous le néolibéralisme. Mais ils ne sont plus soutenus par la primauté économique de l’Amérique du Nord et ont été transformés par sa reconversion dans les idéaux des autres classes capitalistes du monde. Les mythes américains n’ont pas la prééminence du passé (Boron, 2019).

    Dans la seconde moitié du 20e siècle, l’impérialisme américain a complété la coercition par une idéologie qui s’est imposée dans la langue et la culture. Cette influence persiste, mais avec des modalités plus autonomes par rapport à la matrice américaine, aussi les tentatives de recomposition impériale doivent-elles tenir compte de ce fait. –

    Lavrapalavra, 05/07/2021

    Etiquettes : Etats-Unis, impérialisme, capitalisme, individualisme, concurrence, profit, risque, enrichissement, inégalités,

  • L’Occident peut-il vaincre le «terrorisme islamique»?

    L’Occident ne semble remarquer l’incendie qu’il a provoqué aux quatre coins de la planète que lorsque les flammes la lèchent et ressentent sa chaleur.

    Peu importe que les souffrances causées par certains événements dont il est coresponsable aient été infligées beaucoup plus largement par la «périphérie», avant même qu’il n’y ait de rétroaction au «centre». En résumé: ce qui se passe ici n’est qu’une fraction de ce qui se passe là-bas.

    En ce qui concerne le «terrorisme islamique», cette dynamique atteint le paroxysme: n’est-ce pas peut-être l’Occident – de concert avec les monarchies pétrolières du Golfe – qui l’a utilisé et diffusé pour atteindre ses objectifs géopolitiques?

    De l’Afghanistan, au moment de la guerre menée par l’URSS, en passant par les Balkans lors du processus (induit) de désintégration de la Yougoslavie et de l’agression contre la Serbie puis, pour atteindre l’Afrique et le «Moyen-Orient» avec la guerre contre la Libye d’abord et à la Syrie – qui a échoué – et avant cela à l’Irak.

    Opérations visant le « Chaos Créatif », avec des effets secondaires incontrôlés, comme cela est typique des effets dévastateurs causés par chaque apprenti sorcier …

    Mais ce ne sont pas les seuls territoires où ce «cancer» – comment le définir, sinon? – reproduit. Pensez simplement au Caucase, par exemple, à la Chine au Xinjiang ou ailleurs en Asie, que les populations ont payé dans l’indifférence internationale. Souvenons-nous simplement des effets du terrorisme islamiste tchétchène en Russie …

    Certes, cependant, la perception du phénomène – complice des appareils informationnels-culturels «au casque», embauchés par les classes dirigeantes – ne commence à se manifester que lorsque cette longue traînée de mort et de destruction nous revient.

    Peut-être sous la forme d’un meurtre odieux d’un citoyen ordinaire, perpétré par un « extrémiste islamique », comme ce fut le cas avec le professeur de français décapité en banlieue parisienne par un Français d’origine tchétchène il y a quelques jours. Dont la famille, liée à la guérilla islamique tchétchène, avait «fui» la Russie pour obtenir l’asile politique en France.

    Il est difficile de trouver une analyse qui corrèle les effets du néocolonialisme et la propagation du djihadisme dans le cadre des États postcoloniaux, où les politiques d’indépendance vis-à-vis des anciens et des nouveaux parrains ont échoué en partie ou totalement, ainsi que dans la construction d’entités étatiques solides capables de satisfaire les besoins de leurs citoyens avec un développement autocentré, comme dans le cas de certains pays africains.

    Nous avons traduit ici une enquête multi-mains, publiée dans «Le Monde», qui fait le point sur l’évolution du djihadisme sur le continent africain, à partir de là où s’articulent les intérêts néo-coloniaux français et pas seulement, désormais menacés par l’insurrection Islamique, comme cela se produit par exemple autour des gisements de gaz au Mozambique.

    Exploitation des ressources sans contrepartie (à part les descendants qui vont engraisser les élites locales complaisantes), déracinement de la population, insertion des jihadistes dans cette contradiction et donc militarisation des territoires; à la fois par des armées «régulières» et par des milices privées hautement rémunérées.

    C’est le scénario qui se répète de plus en plus souvent, dans un cercle vicieux où la dynamique: extractivisme / déracinement / militarisation est rejoint par le «facteur islamique», qui agit selon toute vraisemblance «pour le compte de tiers» pour contrer les tentatives de pénétration d’autres acteurs mondiaux.

    On ne voudrait pas faire de mal aux auteurs, mais il semble que le principal moteur de leurs préoccupations, au-delà de la validité de l’étude, soit la menace pesant sur le plus grand projet d’extraction de gaz africain impliquant le français Total, au Mozambique (le neuvième plus grande ressource estimée de la planète), plus que la souffrance des 1 300 morts et des plus de 210 000 personnes déplacées, dans une vraie guerre qui ne s’appelle même pas ainsi et qui évidemment ne fait pas d’histoires.

    Une approche «euro-centrique», fondamentalement plus intéressée par les intérêts matériels de son propre impérialisme, pratiquement indifférente aux souffrances causées aux populations locales.

    Soit dit en passant, ENI est également impliquée dans l’extraction de gaz offshore au Mozambique …

    Si vous listez les différentes agences de sécurité privées impliquées dans les étapes ultérieures, vous trouverez les principales sociétés mercenaires mondiales: Blackwater, Wagner, Dyck Advisory Group, etc.

    Dans un autre article du Monde sur cette guerre peu oubliée, Total avoue avoir fait appel à 5 ​​de ces agences et qu’un appel d’offres était en cours pour confier le contrat à 7 autres!

    Ce n’est pas le seul nouveau projet de la multinationale française aux effets dévastateurs. Pensez à l’oléoduc de pétrole brut de l’Afrique de l’Est, un oléoduc de 1445 km qui part du lac Alberta en Ouganda et atteint la côte nord-est de la Tanzanie, dans l’océan Indien.

    Malgré le « capitalisme vert », sur les 400 puits d’extraction prévus à Tilenga, en Ouganda, 132 se trouvent dans un parc national protégé, avec un projet qui a un impact négatif sur environ 100 000 personnes, leur refusant les activités les plus élémentaires de subsistance par l’agriculture.

    Pour les oligarchies européennes, la «transition écologique» s’arrête à leurs propres frontières.

    Revenant à l’article traduit, nous avons une image assez réaliste de la façon dont les principales « sociétés holding » du terrorisme islamique « investissent également en Afrique », qui ces dernières années est devenue l’un des principaux théâtres du Jihad mondial, avec tout le respect dû à ceux qui pensaient que L’Etat islamique avait été vaincu parce qu’il avait été battu militairement au «Moyen-Orient». Nous voyons aussi les «coupures islamiques» à la solde de la Turquie, pour agir en Libye ou dans le conflit arméno-azerbaïdjanais.

    Comme le dit un chercheur cité dans l’enquête: tant que l’État islamique continuera d’avancer en Afrique, le rêve du «califat» mondial n’est pas mort. Nous ajoutons: tant que les conditions d’existence dans lesquelles des millions de personnes en Afrique sont contraintes sont celles dictées par la logique coloniale, ce «rêve» ou cauchemar aura un véritable espace social.

    Les stratégies d’enracinement changent – parfois la guérilla islamique prend la place d’une administration étatique absente – et les modes de fonctionnement, qui profitent des défaites subies. Mais la principale condition pour laquelle ils peuvent prospérer est la destruction que l’Occident a apportée et continue d’apporter dans ces territoires également par le biais de ses propres troupes d’occupation – comme c’est le cas au Sahel – ou par l’utilisation de soldats de fortune du XXIe siècle. .

    L’Occident capitaliste peut remporter des victoires limitées et limitées contre le djihadisme mais certainement pas gagner la guerre ou à l’intérieur de ses propres frontières – dans la mesure où il impose des politiques répressives – ou en dehors de cela – dans la mesure où les coalitions internationales sont préparées – car c’est l’une des premières causes de mal qu’il voudrait guérir.

    Bonne lecture!

    Source : Contropiano, 21 oct 2020

    Tags : Islam, Occident, terrorisme, djihadisme, Daech, ISIS, Etats Islamique, capitalisme, Afrique,

  • Covid19: Les enseignements d’une pandémie

    Le coronavirus sévit sur toute la planète et oblige 3 milliards de terriens au confinement. Les 4 milliards qui restent suivront certainement. C’est juste une question de temps.

    L’envahissement inexorable de la maladie nous apprend, en effet, qu’aucun pays n’est à l’abri de la fameuse vague épidémique. Les épidémiologistes n’ont d’autre traitement que le confinement pour ralentir un tant soi peu la progression de la pandémie mondiale. Notez bien qu’il est question de ralentissement et non pas de traitement.

    Il est donc demandé aux êtres humains de mettre un maximum de distance entre eux, rien que pour permettre aux systèmes de santé de par le monde, de pouvoir gérer dans des conditions plus ou moins acceptables le flux de malades dont rien n’empêche l’infection.

    S’il fallait voir un enseignement dans ce qui arrive à l’humanité ces deux derniers mois, serait de conclure que cette nouvelle réalité pandémique est imposée par un sous-équipement généralisé à l’échelle de l’ensemble des pays de la planète.

    En effet, retenons que si les pays où le coronavirus a déjà sévi disposaient d’assez de masques, de gants et de respirateurs, on n’aurait jamais enregistré autant de décès. En Chine d’abord, en Europe ensuite et pour finir aux Etats Unis, depuis hier.

    Malgré les équipements dont disposent ces grands pays, ils sont tous dans l’incapacité de prendre en charge plus de 1 % de leur population en même temps. Car il faut se rendre à l’évidence que le Covid 19 ne tue que 5 % des malades qu’il infecte.

    A ce jour, ce ne sont pas toutes les populations de ces pays qui ont été touchées. Cela pour dire qu’à 5% de mortalité, aucun pays n’est en mesure d’éviter la fameuse vague et encore moins la tragique décision de choisir entre deux malades. En laisser un mourir pour sauver l’autre !

    L’horreur ne s’arrête pas là. Il y a aussi l’indécence où vit le 1% de l’humanité. Pas celle touchée par le coronavirus, mais l’extrême petite minorité qui profite, jusqu’à la débauche, des bienfaits de la mondialisation. Une partie des richesses accumulée par les milliardaires de la planète suffirait à fournir à l’humanité assez de respirateurs pour prendre en charge, non pas 5 % de mortalité, mais bien plus. C’est dire donc, qu’il y a un 2ème enseignement à cette pandémie, à savoir, que l’accumulation de richesses entre les mains d’une minorité est plus que nocive pour l’humanité.

    L’après coronavirus sera-t-il différent ? Permettons-nous d’en douter, à voir les miettes que donnent ces milliardaires à l’effort de solidarité dans leur pays.

    Par Nabil G.

    Ouest Tribune, 31 mars 2020

    Tags : Coronavirus, covid19, pandémie, capitalisme, argent,