Étiquette : décolonisation

  • Algérie-Maroc: Irresponsable !

    Une nouvelle dérive vient d’être commise par le royaume du Maroc, avec le soutien relayé par sa représentation diplomatique à New York. Il s’agit d’un prétendu «droit à l’autodétermination du peuple kabyle», sorti des laboratoires sionistes. C’est une démarche en contradiction avec les principes et les accords qui structurent et inspirent les relations algéro-marocaines, et une violation flagrante du droit international et de l’Acte constitutif de l’Union africaine. Le ministère des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l’étranger a condamné énergiquement «une dérive particulièrement dangereuse».

    Cet acte est loin d’être le premier du genre. On garde en mémoire le soutien à peine voilé du Makhzen aux groupes terroristes qui ont ensanglanté l’Algérie durant la décennie noire. Il trahit l’acharnement du royaume à mener une campagne hostile contre l’Algérie, en usant d’une diplomatie aventuriste, irresponsable et manipulatrice. Le Maroc renoue ainsi avec ses pratiques, que les règles de bienséance en matière de diplomatie interdisent.

    Cet épisode n’est que la suite d’une longue liste de manœuvres dirigées contre l’unité de la nation algérienne et son intégrité territoriale. «Dans la situation ainsi créée par un acte diplomatique douteux commis par un ambassadeur, l’Algérie, République souveraine et indivisible, est en droit d’attendre une clarification de la position définitive du Royaume du Maroc sur cet incident d’une gravité extrême», souligne le ministère des Affaires étrangères.

    Avec cette énième dérive, le royaume démontre qu’il n’a cure de la nécessité d’entretenir des relations de bon voisinage, comme l’exigent les défis à relever au niveau d’une région géostratégique.

    Enlisé au Sahara occidental qu’il occupe, en dépit des multiples résolutions onusiennes, et confronté à une situation interne explosive, le Maroc tente, à travers cette manœuvre, de détourner le regard de l’opinion locale et internationale en s’attaquant à l’Algérie, «coupable», à ses yeux, de soutenir le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination.

    Occupé illégalement par le Maroc depuis presque un demi-siècle, le Sahara occidental, dont les richesses naturelles et minières sont pillées, les habitants brimés, emprisonnés, torturés, est la dernière colonie en Afrique. Le paradoxe ne s’arrête pas là. Les colons n’ont pas traversé les mers comme au XIXe siècle, mais ils sont nés sur cette terre africaine que de fois ensanglantée, que de fois livrée à la destruction et à la rapine. Est-il concevable que ce soit le voisin qui est le prédateur ?

    Dans toutes les cultures et traditions, l’histoire nous offre des exemples extraordinaires de solidarité, d’entraide et de soutien entre les proches et les voisins, sauf dans ce cas ahurissant qui ignore la légalité internationale, la morale, les us et coutumes pour dénier à un peuple le droit légitime, inaliénable de vivre libre sur son territoire et d’être maître de son destin. On dirait que dans le royaume voisin, l’histoire s’est arrêtée il y a deux siècles et a offert, par un effet de camera obscura, une vision qui a été à l’origine de la colonisation. Qui au XXIe siècle va parler de terra incognita pour le Sahara occidental, dont la revendication d’un référendum est la preuve que l’histoire et la mémoire habitent cette portion africaine et refusent le fait accompli qui leur dénie le droit d’être libres.

    Cette nouvelle manœuvre du Makhzen ne passera pas. L’Algérie, engagée dans l’édification d’institutions souveraines et démocratiques, et d’un État de droit, saura se dresser comme un seul homme face à ces attaques récurrentes, inéluctablement vouées à l’échec.

    EL MOUDJAHID, 17/07/2021

    Etiquettes : Algérie, Maroc, Sahara Occidental, Kabylie, Omar Hilale, colonialisme, décolonisation,

  • Le non-alignement, 60 ans après !

    par Abdelkrim Zerzouri

    Le Mouvement des pays non-alignés, qui célèbre cette année son 60e anniversaire (officiellement créé en 1961 lors de la conférence de Belgrade), veut revenir au centre des efforts multilatéraux pour répondre aux défis mondiaux, selon le thème choisi pour célébrer l’évènement par les Etats membres, réunis en visioconférence les 13 et 14 juillet. Le ministre des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l’étranger, Ramtane Lamamra, qui a pris part à cette conférence ministérielle à mi-parcours du Mouvement des pays non-alignés (PNA), sous la présidence de la République d’Azerbaïdjan, a relevé dans ce sens «la nécessité pour tous les Etats membres du Mouvement de réaffirmer leur attachement aux idéaux et aux principes de celui-ci».
    Ces principes reposent essentiellement sur le refus des pays membres de se ranger aux côtés de l’un des deux blocs qui s’opposaient dans le milieu du siècle dernier pendant la «guerre froide», Est ou Ouest, ainsi qu’un attachement indéfectible aux principes de la décolonisation et s’affirmer sur le plan des enjeux géopolitique en tant que troisième voie, qui a fait naître la notion de tiers-monde. C’était vraiment une époque de l’histoire où les faibles trouvaient, grâce à des hommes qui ont marqué l’histoire dans leur temps (Nehru, Tito, Abdenassar, Boumediene et d’autres), la force dans leur union face à l’impérialisme (un autre mot intimement lié à l’histoire du mouvement). Pourrait-on aujourd’hui redonner vie à ce mouvement dans un contexte mondial qui a dépassé les anciens clivages géopolitiques depuis la chute du bloc de l’Est entre 1989 et 1991, précisément depuis la chute du mur de Berlin ? Après cette période, où la notion de blocs Est et Ouest a perdu son sens, le Mouvement des pays non-alignés a perdu le nord. Sans parler de l’échec « interne » du mouvement, puisque rapidement des pays membres du mouvement, ne pouvant échapper à l’influence de l’une des deux puissances autour desquelles se structuraient naguère les relations internationales, ont fini par se ranger du côté de l’ex-URSS ou Washington, sous le poids des difficultés économiques et des conflits entre ces mêmes pays.
    En l’absence de leaders charismatiques et de points de concordances entre les pays qui s’inscriraient dans la logique du non-alignement, il serait vain d’espérer avoir une influence sur le destin du monde, ou de pays même du mouvement, et qui se trouvent confrontés à des problèmes effroyables, notamment depuis l’apparition de la pandémie de la Covid-19, qui va plus encore restructurer les relations internationales sur de nouveaux modèles, recentrés sur le protectionnisme économique et la coopération notamment. Le non-alignement ne devrait-il pas emprunter la voie du pragmatisme, en reconnaissant ses échecs et ses limites, et faire évoluer ses principes à la hauteur des nouveaux défis ? Continuer de nos jours à se confiner dans la célébration de l’anniversaire de la création des pays non-alignés et feindre un attachement aux vieux principes du mouvement serait tout simplement aveuglant.
    Aussi, on serait mal éclairé de ne pas voir que des pays qui étaient au début de la création de l’organisation très faibles, sortant à peine d’une longue nuit coloniale, sont devenus aujourd’hui assez puissants pour s’affirmer sur la scène internationale. Et il faudrait surtout éviter de cacher le soleil avec un tamis, en évitant d’aborder les profondes divergences qui creusent un fossé entre les politiques et les positions adoptées par les uns et les autres face aux problèmes des Palestiniens et des Sahraouis, pour l’exemple.
    Etiquettes : Mouvement des Pays Non Alignés, Conférence de Belgrade, Ramtane Lamamra, Algérie, décolonisation, Sahara Occidental, chute du mur de Berlin, URSS, Etats-Unis, covid19, pandémie, 
  • Le Sahara occidental : une décolonisation ratée par l’Espagne

     


    Par Quentin Gallet

    Ces derniers temps, la côte nord-ouest de l’Afrique est au cœur de l’actualité. Un conflit gelé depuis plusieurs décennies s’est soudainement réchauffé tandis que nombre de barques la quittent pour rejoindre illégalement les Canaries, l’Espagne, l’Europe. Une crise multiforme qui trouve une de ses origines dans la décolonisation incomplète du Sahara occidental.

    Vaste territoire de plus de 250.000 km2, coincé entre les influences du Maroc, de l’Algérie, de la Mauritanie, le Sahara occidental relève d’un statut toujours à définir sur le plan du droit international. 

    De premières tentatives sans lendemain

    Cette bande désertique aux marges des actuels Maroc, Algérie et Mauritanie se trouve également à l’est des îles Canaries. Les Espagnols, déjà implantés sur celles-ci, tentent de prendre possession du littoral saharien. Ils traversent le bras de mer et atteignent l’Afrique dans l’optique de sécuriser la très fructueuse pêche au large de l’actuel Sahara occidental. 

    Un fort est bâti dès la fin du XVe siècle par les Castillans : Santa Cruz de Mar Pequeña. La position ne résiste toutefois pas très longtemps à l’attaque des tribus berbères venant du désert. Les relations entre ceux-ci et les Espagnols seront faites d’ententes, de trahisons et de raids. 

    Toutefois, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, quelques années plus tard, détournera très largement l’attention des Espagnols de ce désert pauvre en direction de l’autre côté de l’Atlantique. 

    L’Espagne dans la course aux possessions africaines

    Bien que la Couronne espagnole s’intéresse surtout à ses colonies américaines, les côtes sahariennes continuent de revêtir, au fil des siècles, un intérêt pour la pêche. C’est dans cette optique qu’est signé, en 1860, le traité de Tétouan avec le Maroc afin que l’Espagne dispose d’un territoire pour développer ses activités. 

    Toutefois, l’Espagne est engagée, avec la France et l’Angleterre, dans une véritable course aux colonies : ces dernières étant signes de prestige à l’époque. Aussi, le territoire cédé par le Maroc va être rapidement augmenté. 

    Dans les années 1880, la situation se précise : le Río de Oro, un protectorat espagnol qui s’étend du cap Bojador au cap Blanc, voit le jour. Dans la foulée, cette possession est reconnue internationalement lors de Conférence de Berlin. L’actuelle Dakhla, alors nommée Villa Cisneros, en est le chef lieu administratif. Quelques années plus tard, le protectorat est étendu au nord jusqu’au fleuve Draa, lequel marque la frontière avec la Maroc.

    Les rivalités coloniales, malgré tout, font que des escarmouches éclatent ça et là. En 1900, la France et l’Espagne s’entendent en signant le traité de Paris qui fixe la frontière entre le Sahara espagnol et la Mauritanie, colonie de la République. 

    Du protectorat à la province

    Dans un premier temps, les Espagnols préfèrent le littoral saharien à l’intérieur des terres, espace propice à des attaques de la part des nomades. En réalité, nous avons au début du XXe siècle, une présence limitée et majoritairement urbaine. Ainsi la ville d’El Aaiún, actuelle Laâyoune, est fondée par les Espagnols à la fin des années 1930. La découverte d’une nappe phréatique, véritable bénédiction en ces espaces arides, est à l’origine de cette installation pérenne. 

    Toutefois, au milieu de XXe siècle, les Espagnols se font plus curieux pour leurs possessions africaines. Poussés par des érudits africanistes, la Couronne fait explorer le Sahara occidental et y mandate des missions scientifiques. Ces campagnes nécessitant des moyens importants, des infrastructures sont développées à travers le territoire. 

    Après la guerre civile espagnole (1936-1939), le régime franquiste, nostalgique de l’empire, entend préciser la définition des possessions du pays. Ainsi, les protectorats dans le nord ouest de l’Afrique sont regroupés dans une nouvelle entité : l’Afrique Occidentale Espagnole. 

    Cette construction coloniale ne durera pas dix ans car un nouveau challenger se manifeste avec insistance. En effet, le Maroc gagne son indépendance en 1956 et, fort de ce succès, des mouvements nationalistes comme l’Istiqlal entendent mettre la main sur ce qu’ils considèrent relever de leur territoire légitime. Les protectorats espagnols au Sahara occidental sont explicitement visés. 

    Francisco Franco est soucieux ne pas déclencher une guerre ruineuse et cède la bande de Tarfaya au Maroc. L’éphémère Afrique Occidentale Espagnole est dissoute et le Sahara espagnol voit le jour. Cette ultime entité regroupe l’ancien Rio de Oro et le Saguia el Hamra. Il s’agit alors de véritables provinces espagnoles avec assemblées et élections pour les Cortes. La capitale est fixée à El Aaiún. 

    L’impossible autodétermination

    Le Maroc n’entend toutefois pas abandonner l’affaire si facilement. Au début des années 1960, le royaume demande au Nations Unies de placer le Sahara Espagnol sur la liste des territoires non autonomes. Dans un contexte de décolonisation, l’objectif est d’attirer l’attention onusienne sur le dossier afin qu’un référendum d’autodétermination se tienne. Le Maroc est alors convaincu qu’un tel vote lui serait favorable. 

    Ainsi, en décembre 1965, l’ONU émet une résolution enjoignant l’Espagne à encourager le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans le Sahara occidental.   

    Le régime franquiste vieillissant finit par accéder à cette requête et annonce la tenue d’un referendum pour le début de l’année 1975. Le nouveau roi du Maroc, Hassan II, s’y oppose toutefois. 

    Sentant des tensions poindre, l’ONU mandate une mission dans le Sahara espagnol. Elle en conclut qu’un très fort consensus existe parmi les Sahraouis pour l’indépendance du territoire. Donc, ni Espagnols, ni Marocains. Un fervent soutien est également mis en avant par les experts onusiens à l’égard du Front Polisario, mouvement politico-militaire se battant pour l’indépendance du territoire. 

    Las de ces atermoiements, le Maroc décide de franchir purement et simplement la frontière qui le sépare du Sahara espagnol. Environ 350.000 civils encadrés par 20.000 soldats marocains entrent dans les provinces espagnoles. C’est la fameuse « Marche Verte » du 6 novembre 1975.

    La fin du Sahara espagnol : l’avènement d’un confit gelé

    Ce coup de force précipite la fin du Sahara espagnol, alors que Franco est au crépuscule de sa vie. Le gouvernement se résout à signer les accords de Madrid qui abandonne la colonie au Maroc et à la Mauritanie. En échange de cela, l’Espagne conserve des droits de pêches au large des côtes ainsi que des gisements de phosphate. L’ONU ne reconnaîtra jamais ces accords faits sans son aval et sans la volonté populaire sahraouie. Pour l’organisation internationale, le Sahara,  non plus « espagnol » mais « occidental », est toujours en voie de décolonisation.

    De manière prévisible, le Maroc et la Mauritanie, gagnants des accords de Madrid, ne mettront pas longtemps à en venir aux armes pour le contrôle total de l’ancienne possession espagnole. De conflits sanglants éclateront jusqu’à un cessez le feu, en 1991. Il s’agit dès lors de ce qu’on appelle un « conflit gelé ». 

    Toutefois, le status quo est fortement bousculé depuis plusieurs jours avec la reprise des hostilités entre Rabat et le Front Polisario. Une conséquence très actuelle de l’incomplète décolonisation du Sahara occidental. La communauté sahraouie d’Espagne a d’ailleurs manifesté pour que l’ancienne puissance coloniale s’implique dans son droit à l’autodétermination et ainsi clore une histoire conflictuelle de plusieurs décennies.

    Le retour de la question sahraouie dans la politique espagnole

    L’opinion publique espagnole est largement en faveur des Sahraouis et de leur droit à disposer d’eux mêmes. C’est également le cas de certains responsables politiques. L’appel de Pablo Iglesias, chef de file du parti de gauche Unidas Podemos et surtout vice président du gouvernement, à la tenue d’un référendum d’autodétermination a beaucoup fait parler de lui. 

    Cette position venant d’un des cadres du gouvernement espagnol a profondément irrité le Maroc avec lequel la diplomatie de Pedro Sanchez marche sur des œufs : Rabat étant un acteur clef dans le dossier brûlant de la crise migratoire canarienne. En effet, le Maroc ainsi que le Sahara Occidental sont des territoires pourvoyeurs de migrants. Des territoires de passage aussi. Les côtes sahraouies sont le point de départ de nombre de traversées en barques en direction de l’archipel des Canaries. En somme, le Maroc sait qu’il dispose d’un atout majeur face à l’ancien colonisateur du Sahara occidental en pouvant influer sur l’ouverture ou la fermeture des vannes de l’immigration clandestine. 

    La reprise des hostilités entre le Maroc et le Front Polisario comme la crise migratoire sont des avatars très actuels de la décolonisation ratée du Sahara espagnol. 

    Le Petit journal, 23/11/2020

    Etiquettes : Sahara Occidental, Maroc, Espagne, décolonisation, Front Polisario, Pablo Iglesias, Podemos,

  • Qui a tué Dag Hammarskjöld, le pionnier de la diplomatie mondiale?

    Dag Hammarskjöld : le pionnier provocateur de la diplomatie mondiale, mort dans un mystérieux accident d’avion.

    Par Binoy Kampmark

    L’idée d’une institution mondiale captive les penseurs depuis Emmanuel Kant au XVIIIe siècle. Mais un organisme créé pour instaurer et maintenir la paix et la sécurité dans le monde a besoin des bonnes personnes pour fonctionner.

    Lorsque les Nations unies ont été créées en 1945, de vieux sentiments – observés dans la Société des Nations dissoute – menaçaient de prévaloir. L’ONU et ses dirigeants se contenteraient-ils de se conformer aux grandes puissances de l’époque ?

    Dag Hammarskjöld a été le deuxième secrétaire général de l’ONU de 1953 à 1961. Il a montré qu’il était possible de faire preuve d’indépendance dans ce rôle.

    Une éducation politique

    Dag Hammarskjöld est né à Jönköping, dans le centre-sud de la Suède, en 1905. Il est le quatrième fils du premier ministre suédois de la première guerre mondiale, Hjalmar Hammarskjöld.

    En 1953, il a réfléchi à l’influence de sa famille sur sa carrière.

    Des générations de soldats et de fonctionnaires du côté de mon père, j’ai hérité de la conviction qu’aucune vie n’était plus satisfaisante qu’une vie de service désintéressé pour son pays – ou l’humanité.

    Après avoir obtenu des diplômes de littérature, de linguistique, d’histoire, d’économie et de droit, il entre dans la fonction publique suédoise en 1930, pour finir au ministère des affaires étrangères. À la fin des années 1940, il a représenté la Suède aux Nations unies nouvellement créées.

    Un nouveau secrétaire général

    En 1953, il succède au Norvégien Trgve Lie au poste de secrétaire général de l’ONU – obtenant facilement suffisamment de voix pour ce poste. À cette époque, le système étatique international est en crise. La guerre froide et le rideau de fer menacent de paralyser l’ensemble de l’organisation.

    L’approche de Hammarskjöld et son héritage durable ont consisté à développer le rôle politique du secrétaire général. Il a pris des mesures exécutives, qui ont comblé les vides du pouvoir lorsque le système colonial s’est effondré après la Seconde Guerre mondiale.

    Deux concepts sous-tendaient cette approche. Le premier était l’intervention pour maintenir l’ordre international – transformant ainsi l’ONU d’un organisme international statique en un organisme plus engagé.

    Ces interventions comprenaient la « diplomatie préventive » – qui consiste à essayer d’empêcher les conflits de se développer et de s’étendre -, les missions d’enquête, les forces et opérations de maintien de la paix, l’assistance technique et l’administration internationale.

    Les États naissants pourraient compter sur l’aide de l’ONU jusqu’à ce qu’ils soient autonomes. Cela permettrait de préserver l’indépendance des pays décolonisés et de forger un système international offrant « des opportunités économiques égales pour tous les individus et toutes les nations ».

    Comme l’explique Hammarskjöld en 1960, l’ONU est idéale pour cette tâche :

    une organisation universelle neutre dans les grandes luttes de pouvoir pour l’idéologie et l’influence dans le monde, subordonnée à la volonté commune des gouvernements membres et libre de toute aspiration à son propre pouvoir et à sa propre influence sur tout groupe ou nation.

    En effet, le deuxième concept clé était un engagement ferme de neutralité dans le maintien de l’ordre international. Cet aspect était considéré comme un élément vital pour une organisation internationale dédiée à la gouvernance mondiale.

    En pratique, Hammarskjöld a négocié la libération de soldats américains capturés par l’armée de volontaires chinoise pendant la guerre de Corée et a tenté de résoudre la crise du canal de Suez en 1956. Il a également contribué à faciliter le retrait des troupes américaines et britanniques du Liban et de la Jordanie en 1958. Par ces actions, il a défini le rôle du secrétaire général dans la diplomatie internationale et la gestion des conflits et a assuré la pérennité des opérations de maintien de la paix.

    Faire des vagues – et des ennemis

    Mais l’expansion de ce type d’intervention de l’ONU n’est pas accueillie favorablement par les puissances traditionnelles. Réfléchissant au rôle joué par Hammarskjöld pendant la crise de Suez, Sir Pierson Dixon, ambassadeur britannique auprès des Nations unies, observe que le secrétaire général ne peut plus être considéré comme « un symbole ou même un cadre : il est devenu une force ».

    Comme l’écrit l’historienne Susan Williams,

    Hammarskjöld a cherché à protéger les nations nouvellement indépendantes des visées prédatrices des grandes puissances. Parmi ses ennemis figuraient les colonialistes et les colons d’Afrique, déterminés à maintenir la domination de la minorité blanche.

    En septembre 1961, Hammarskjöld est en mission de paix dans le Congo nouvellement indépendant. Mais alors qu’il se rendait de Léopoldville, ancienne capitale du Congo belge, à Ndola en Rhodésie du Nord (l’actuelle Zambie), son avion s’est écrasé. Toutes les personnes à bord, y compris le secrétaire général, ont été tuées.

    Un mystère non résolu

    Le crash n’a jamais été officiellement reconnu comme un assassinat politique. Mais il y a toujours eu de profonds soupçons, ce qui en fait l’un des grands mystères non résolus du 20e siècle.

    Comme le président américain de l’époque, Harry Truman, l’a déclaré aux journalistes immédiatement après le crash, Hammarskjöld :

    était sur le point de faire quelque chose quand ils l’ont tué. Remarquez que j’ai dit « quand ils l’ont tué ».

    L’héritage de Hammarskjöld était si profond qu’il a suscité toute une série de théories sur les raisons de sa mort. En 1992, le diplomate australien George Ivan Smith et l’écrivain irlandais Conor Cruise O’Brien, tous deux fonctionnaires de l’ONU en 1961 au Congo, ont estimé que le secrétaire général avait été abattu par des mercenaires à la solde d’industriels européens.

    Dans son livre de 2011, Who Killed Hammarskjöld ? Williams a examiné la possibilité d’un assassinat ou d’un détournement d’avion raté. Notant que les détails étaient encore obscurs, elle a conclu :

    sa mort est très certainement le résultat d’une intervention sinistre.

    Maintien de la paix, neutralité, indépendance

    Aujourd’hui encore, l’héritage d’Hammarskjöld perdure à travers le déploiement continu d’opérations de maintien de la paix des Nations unies dans le but de promouvoir « la stabilité, la sécurité et les processus de paix ».

    Il a également façonné le poste de secrétaire général : une figure internationale et neutre chargée, même avec succès, d’utiliser la diplomatie préventive, de promouvoir la paix et de garantir un environnement dans lequel les États peuvent se développer selon leurs propres conditions.

    Binoy Kampmark est maître de conférences en études mondiales, sciences sociales et planification à l’université RMIT. Cet article a été publié pour la première fois sur The Conversation. Il fait partie d’une série de profils pour Guess the Game Changers, le quiz diffusé dans le cadre de Saturday Extra avec Geraldine Doogue sur ABC Radio National. Soyez à l’écoute à partir de 7h30 chaque samedi.

    ABC.NET.NEWS, 03/07/2021

    Etiquettes : ONU, Dag Hammarskjöld, décolonisation, impérialisme, Guerre Froide,

  • Macron, l’Algérie, Deschamps et Benzema

    Le retour de Benzema dans la sélection du coq après cinq ans et demi coïncide avec un moment important de la politique française : il marque les 60 ans du processus désastreux de décolonisation de l’Algérie, une blessure encore à vif dans les sentiments des deux pays. La France a commis des atrocités avant de se retirer, ce qui a été considéré comme une haute trahison par la droite française et surtout par les « pieds noirs », les Algériens d’origine européenne (principalement des Alsaciens), contraints de s’installer en métropole. Leur irritation était telle qu’ils ont créé un groupe terroriste, l’OAS, qui a passé des années à mener des attaques infructueuses contre de Gaulle.

    Macron est maintenant dans un délicat processus de réconciliation et d’expiation de ce sale épisode et le retour de Benzema, d’origine algérienne comme chacun sait, ne nuit pas à sa stratégie. Il n’est donc pas rare que la Fédération française et son sélectionneur, Deschamps, sortent de leur position pour éloigner Benzema. Sur sa condition de courrier dans l’affreuse extorsion de son coéquipier d’alors, Valbuena, il y a des indices très sérieux. C’est ce qui l’a mis à l’écart, en toute logique, dans l’attente d’un procès que ses avocats ont pu jusqu’à présent retarder par des objections de procédure, mais qui est déjà imminent.

    Macron a même lancé des mots de complicité avec Deschamps : « Nos métiers sont similaires, il y a 70 millions de Français qui pensent avoir de meilleures idées pour notre tâche. » Le départ de Benzema sans jugement à son encontre était très difficile à admettre en raison des plusieurs millions d’Algériens d’origine qui vivent en France, d’autant plus qu’il a atteint, après 30 ans, son plus haut degré d’excellence, que le fait lointain reste sans jugement et que Valbuena n’est plus en équipe nationale et joue en Grèce. Donc Benzema revient. C’est bien pour l’Euro. En octobre viendra le procès, mais quoi qu’il en sorte, le premier clin d’œil a déjà été fait.

    Pledge Times, 20 mai 2021

    Etiquettes : Algérie, France, mémoire, décolonisation, Benzema, football, Didier Deschamps, championnat, sélection nationale,

  • Ouverture de représentations consulaires au Sahara occidental : Violation flagrante de l’obligation de non-reconnaissance

    De nombreuses études dénoncent la violation flagrante des droits fondamentaux des peuples sous occupation, dont la plus importante est le droit à l’autodétermination, en particulier à l’égard du peuple sahraoui, qui lutte depuis des décennies pour recouvrer sa souveraineté sur ses terres et s’affranchir du joug de l’occupation marocaine qui se perpétue en violation de la légalité internationale.

    L’une des études les plus pertinentes à cet égard est peut-être celle menée par le maître de conférences Dr Hadj Cherif Hamza, dans laquelle il a souligné le caractère illégal de l’ouverture de représentations consulaires au Sahara occidental occupé, en présentant des preuves juridiques tangibles de la violation flagrante par ces pays du principe de l’obligation de non-reconnaissance de l’occupation par le Maroc du territoire du Sahara occidental, du fait du statut juridique de ce territoire reconnu comme territoire non autonome. L’ouverture de représentations consulaires dans les territoires sous occupation a fait l’objet de controverse dans les cercles internationaux, bien que le droit international à cet égard est clair et explicite, notamment en ce qui concerne la question sahraouie, à propos de laquelle les Nations unies ont rendu de nombreuses décisions concernant son statut juridique. Cette instance n’a de cesse à chaque occasion de réitérer «le droit inaliénable du peuple du Sahara occidental à l’autodétermination et à l’indépendance, conformément à la Charte des Nations unies, à la Charte de l’Union africaine et aux objectifs de la résolution 1514 de l’Assemblée générale des Nations unies et la légitimité de sa lutte pour assurer sa pleine disposition de ce droit.»
    Grave violation des principes du droit international
    Il est à rappeler que la Charte des Nations unies, dans son article premier, consacre le droit des peuples à l’autodétermination. Sur ce point, l’organe des Nations unies a pris des décisions, il y a plusieurs décennies, visant à éradiquer le colonialisme des territoires sous occupation, dont la résolution 1514 du 15 décembre 1960 et la résolution 2625 qui stipule : «Le territoire d’un Etat ne peut faire l’objet d’une acquisition par un autre Etat, à la suite du recours à la menace où à l’emploi de la force. Nulle acquisition territoriale obtenue par la force ne sera reconnue comme légale. Aucune des dispositions qui précédent ne sera interprétée comme portant atteinte aux dispositions de la charte ou tout autre accord international antérieur au régime de la charte, valable en vertu du droit international.»
    Malgré cela, la question de la légitimité de l’ouverture de représentations consulaires dans les territoires occupés a relancé récemment le débat, suite à l’ouverture de représentations par nombre de pays dans les territoires sahraouis occupés. Sachant que, dans le cas du Sahara occidental, il est question de l’obligation de non-reconnaissance d’une situation naissante, suite à une violation grave des normes impératives du droit international.
    Territoire non autonome
    Le Dr Hadj Cherif Hamza a fait un rappel historique comportant des preuves irréfutables quant au fait que le Sahara occidental était une région non autonome, depuis novembre 1884, lorsqu’il a été mis sous protectorat espagnol. Plus tard, en 1963, l’Assemblée générale des Nations unies a inclus le Sahara occidental dans la liste des territoires non autonomes. L’Espagne avait accepté le principe du droit à l’autodétermination du peuple sahraoui en août 1974. En ce sens, l’avis consultatif rendu par la Cour de justice internationale (CJI), en octobre 1975, à la demande du Maroc, constitue un revers pour ce dernier. La CJI avait conclu, à cet effet, qu’«après sa colonisation par l’Espagne (que la Cour date à partir de 1884), le Sahara occidental n’était pas une terre sans maître car étant peuplé par des populations nomades, politiquement et socialement organisées en tribus et sous l’autorité de cheikhs capables de les représenter. L’Espagne, lorsqu’elle avait établi son protectorat, avait invoqué des accords conclus avec les cheikhs locaux», et que «les éléments et renseignements portés à sa connaissance n’établissaient l’existence d’aucun lien de souveraineté territoriale entre le territoire du Sahara occidental et le royaume du Maroc, d’une part, ou l’ensemble mauritanien, d’autre part». De ce fait, la CJI avait conclu qu’il «n’y avait pas de lien juridique de nature à modifier l’application de la résolution 1514 (XV) quant à la décolonisation du Sahara occidental, en particulier l’application du principe d’autodétermination, grâce à l’expression libre et authentique de la volonté des populations du territoire».
    Outre ce qui précède, l’accord de Madrid, conclu le 14 novembre 1975 entre l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie ne faisait aucunement référence au transfert de souveraineté sur le territoire et n’accordait à aucun des pays signataires le statut de la puissance qui devait administrer ce territoire en remplacement de l’administration espagnole qui arrivait à son terme le 28 février 1976. A cet effet, le transfert des pouvoirs administratifs au Maroc et à la Mauritanie n’a pas affecté le statut du Sahara occidental en tant que territoire non autonome.
    Depuis le 27 novembre 1975, le Maroc et la Mauritanie ont occupé de larges étendues de terres sahraouies. Le Makhzen avait entre autres pris possession des terres sahraouies des suites du retrait de la Mauritanie, le 30 août 1988. Les parties marocaine et sahraouie avaient conclu un accord sous la supervision des Nations unies et de l’Organisation de l’Unité africaine, sur un plan de règlement visant à établir un cessez-le-feu et à organiser un référendum pour déterminer le sort du peuple sahraoui, supervisé par l’ONU. Cependant, le Makhzen avait falsifié les listes nominatives des personnes habilitées à voter dans ce référendum décisif.
    Par conséquent, au regard du mépris affiché par le Maroc à l’égard des décisions de la légitimité internationale, et le fait que le peuple sahraoui n’a – à ce jour – pas pu exercer son droit à l’autodétermination, le Sahara occidental est toujours considéré par les Nations unies comme un territoire non autonome. Ce statut a été réaffirmé entre autres par la Cour de justice de l’Union européenne qui avait mis en exergue le statut «séparé et distinct» des terres sahraouies.
    Le Sahara occidental occupé par la force des armes
    L’utilisation de la force par le Makhzen pour contrôler le Sahara occidental est en violation avec l’article 2.4 de la Charte des Nations unies, qui interdit aux Etats membres de «recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations unies». Par conséquent, l’Accord de Madrid ne pouvait pas constituer une base légale à l’utilisation de la force par le Maroc, car le statut de l’Espagne en tant que puissance administrative du Sahara occidental, ne lui permettait pas d’autoriser, ni expressément ni implicitement, un autre pays à contrôler le territoire par l’emploi de la force pour empêcher son peuple d’user de son droit à l’autodétermination.
    Cependant, l’article 42 du règlement de La Haye de 1907 stipule: «Un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie. L’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s’exercer.» Ce qui s’applique sur la colonisation du Sahara occidental qui est soumis au contrôle du Maroc et considéré, de ce fait, en vertu du jus in bello et au regard du droit international comme un territoire sous régime d’occupation et que le Maroc est, par conséquent, reconnu pour son statut de puissance coloniale vis-à-vis du Sahara occidental.
    A cet égard, le chercheur souligne que le statut juridique du Sahara occidental doit reposer sur toutes les branches du droit international applicables en la matière. A savoir, le droit à l’autodétermination, le «jus ad bellum» et les normes du «jus cogens». Il conclut, par conséquent, que le Sahara occidental est un territoire non autonome, placé sous occupation marocaine, suite à l’emploi illégal de la force. Bien que les Nations unies se soient focalisées principalement, dans leur examen de la question du Sahara occidental, sur son statut de territoire non autonome, le terme «occupation» fut quelquefois utilisé pour désigner la présence marocaine. Dans la résolution 34/37, l’AG de l’ONU avait déploré «l’aggravation de la situation découlant de la persistance de l’occupation du Sahara occidental par le Maroc et de l’extension de cette occupation au territoire récemment évacué par la Mauritanie».
    Plus précisément, lors d’une visite effectuée par l’ancien secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, dans les camps de réfugiés sahraouis à Tindouf, en mars 2016, il a utilisé dans sa déclaration le terme «occupation» pour qualifier la présence marocaine dans le territoire du Sahara occidental.
    L’un des plus grands projets coloniaux de peuplement au monde
    Le Dr Hadj Cherif Hamza considère que dans le cas du Sahara occidental, le droit des peuples à l’autodétermination et le droit international humanitaire sont étroitement liés. En effet, le Makhzen a adopté une politique coloniale qui repose sur le peuplement des terres sahraouies occupées par des Marocains, une politique qui s’est accentuée en 1991, incitant des centaines de milliers de citoyens marocains à s’installer en terres sahraouies, en contrepartie de mesures fiscales et salariales, dans l’objectif de modifier la structure démographique du territoire.
    L’ancien représentant spécial onusien au Sahara occidental, Johannes Manz, avait indiqué à ce propos, dans une déclaration faite en décembre 1991, que «le transfert de personnes non identifiées à l’intérieur du territoire du Sahara occidental constitue une entorse à l’esprit, si ce n’est au texte du plan de paix». Le professeur Eugene Kontorovich, directeur du Centre du Moyen-Orient et de droit international de l’université George Mason aux USA, confirme que «le Makhzen a consacré, durant trois décennies, environ 2,4 milliards de dollars à l’infrastructure de base au Sahara occidental, tout en accordant des avantages colossaux aux colons». Selon Kontorovich, il est question de l’un des plus importants projets coloniaux de peuplement dans le monde. Cette politique constitue une violation grave des normes impératives du droit international humanitaire, qui a conduit à l’échec du plan de règlement onusien et a, de ce fait, entravé l’exercice par le peuple du Sahara occidental de son droit à l’autodétermination.
    Ce qui précède confirme que l’occupation marocaine du Sahara occidental se perpétue à travers une grave violation de trois normes impératives du droit international, à savoir le non recours à la force, le droit des peuples à disposer d’euxmêmes et la norme du Jus in bello interdisant la colonisation de peuplement.
    Illégitimité de l’occupation marocaine au Sahara occidental
    Parmi les éléments les plus importants qui contribuent à la persistance de l’occupation marocaine au Sahara occidental, les facilités accordées par le Makhzen, en vue de conquérir le marché européen. En effet, la Cour de justice européenne avait déjà statué sur le fait que les accords commerciaux conclus entre l’Union européenne et le Maroc n’ont aucune base juridique pour englober le Sahara occidental, du fait qu’il s’agit d’un territoire qui ne jouit pas de son autonomie et que le Maroc n’a aucune souveraineté sur lui. Ledit accord stipule que si les accords commerciaux avec le Maroc s’appliquent au Sahara occidental, ceci devrait se faire avec l’approbation du peuple sahraoui, comme étant un «tiers» au sens du principe de l’effet relatif aux traités. En tant que tel, «ce tiers peut être affecté par la mise en œuvre de l’accord d’association, en cas d’inclusion du territoire du Sahara occidental dans le champ d’application dudit accord, sans qu’il soit nécessaire de déterminer si une telle mise en œuvre serait de nature à lui nuire ou au contraire à lui profiter».
    En conséquence, la Cour a statué, en date du 21 décembre 2016, sur le fait que l’accord signé en 2012 entre l’Union européenne et le Maroc relatif aux procédures de libéralisation mutuelle des produits agricoles et de la pêche, ne fournissait aucune base légale pour inclure le Sahara occidental dans son champ d’application géographique.
    Pour conclure, la démarche de certains pays d’ouvrir des représentations consulaires au Sahara occidental constitue, de toute évidence, une violation flagrante de la part des Etats de l’obligation de non-reconnaissance et une violation subsidiaire de la première obligation de ne pas établir de relations conventionnelles de nature à reconnaître comme licite l’occupation marocaine. Ceci, étant donné que l’installation de ces postes consulaires s’inscrit dans le cadre d’une application extraterritoriale et illégale de la Convention de Vienne sur les relations consulaires au Sahara occidental. La seconde obligation subsidiaire issue de l’obligation de non-reconnaissance consiste à ne pas accréditer de missions diplomatiques et consulaires, tel que mentionné par la CJI dans son avis consultatif durant la période d’occupation par l’Afrique du Sud de la Namibie. Enfin, la troisième obligation subsidiaire consiste à ne pas entretenir de relations diplomatiques avec l’autorité coloniale.
    Biographie

    Le Dr Hadj Cherif Hamza, d’origine algérienne, maître de conférences à l’Université de Bordeaux, en France, spécialiste en droit international, auteur de plusieurs ouvrages en droit international et organisations internationales et régionales. Plusieurs invitations de la part d’éminentes universités européennes et américaines ont été adressées au docteur afin de tirer profit de son expérience.

    Etiquettes : Sahara Occidental, Maroc, consulats, décolonisation, territoire non autonome, légalité international, frontières héritées du colonialisme,
  • « La démocratie ce n’est pas compter les voix »

    Interview du philosophe Francis Wolff
    Nous aurions tort de circonscrire nos réflexions sur la situation calédonienne à la seule analyse de son histoire singulière. Les questions auxquelles nous devons répondre pour imaginer notre destin commun sont largement universelles et même philosophiques.
    L’un des plus grands penseurs français a accepté de livrer son analyse sur les problématiques auxquelles est confrontée la Nouvelle-Calédonie : questions identitaires, décolonisation, vivre-ensemble, particularismes et universalisme.
    Dans cet entretien inédit et passionnant qu’il nous a accordé, Francis Wolff, professeur émérite de philosophie à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, grand penseur de l’universel, spécialiste de la philosophie antique, livre des réflexions particulièrement éclairantes à l’heure où les fils du dialogue ont tant de mal à être renoués…

    Le second référendum d’autodétermination s’est soldé par un résultat clivant confirmant l’existence d’un vote largement ethnique et identitaire, et la persistance de deux blocs politiques de poids équivalent, 53% des Calédoniens s’étant prononcés contre l’indépendance et 47% en faveur d’un nouvel État. Nous sommes donc dans une forme d’impasse. Depuis 40 ans, la vie politique calédonienne repose sur des socles identitaires : les indépendantistes sont en majorité kanak, les « loyalistes » non kanak. Comment trouver une solution pérenne de vivre-ensemble qui nous sorte de cette logique identitaire alors qu’elle est « le fonds de commerce » des principaux partis politiques ?

    Je souhaite tout d’abord préciser que je ne suis pas spécialiste de la Nouvelle-Calédonie. Cependant, il me semble comprendre, pour ce que j’ai pu en lire, que vous souffrez d’une fausse conception de la démocratie. La fausse conception de la démocratie revient à compter les voix. Or, dans votre situation, sur la question de l’indépendance, compter les voix reviendra toujours, ou pour longtemps, à vous diviser en deux blocs quasi-égaux, un moitié-moitié, 50/50, qui de surcroît recoupe les origines des électeurs, créant une scission d’autant plus profonde. Je ne remets nullement en question le bien fondé d’un référendum ; mais je pense que ce scrutin n’est pas la solution.

    La démocratie n’est pas le régime où l’on compte les voix ; c’est le régime de la délibération collective. Pour les anciens Grecs, le régime démocratique existe quand face à un problème les hommes discutent en s’écoutant les uns les autres pour trouver une solution, qu’ils soient 5, 10, 10 000 ou un million. Dans la Politique, Aristote fait même l’apologie du principe de la délibération collective, qui est selon lui supérieure à l’avis des experts les plus savants et les mieux informés. Pour lui, la délibération doit être suffisamment longue pour que les participants finissent par s’écouter, se comprendre et que leurs avis, au lieu de se neutraliser, s’enrichissent. Ainsi, la décision qui en ressort sera meilleure que celle qui aurait été donnée par le meilleur expert.

    Pour Aristote, la démocratie n’est pas un régime juste parce que le pouvoir est aux mains du peuple. Il est le régime le plus juste, parce que le peuple, collectivement, juge plus justement. Par conséquent, je pense que pour la Nouvelle-Calédonie, la seule solution est, et sera, le dialogue à court, moyen et long terme.

    Vous souffrez d’une fausse conception de la démocratie

    Dans votre livre, vous soulignez l’importance de l’éthique de l’égalité dans le dialogue pour que celui-ci puisse être constructif.

    L’égalité dans le dialogue ne se décrète pas. Elle est le fruit des institutions dans lesquelles elle s’insère. Il ne suffit pas de parler avec quelqu’un pour dialoguer. Un dialogue ne fonctionne pas s’il y a un sentiment d’asymétrie au départ. Il faut des institutions (école, assemblées) qui garantissent l’écoute pour que cette éthique de l’égalité s’impose progressivement aux individus. Ce n’est pas seulement une question de bonne volonté.

    Effectivement, nos élus, des deux bords, appellent sans cesse au dialogue, mais finissent souvent par quitter les instances de discussion avec fracas, en s’estimant incompris ou trahis. Le dialogue est-il impossible ?

    Dans votre situation, les conditions du dialogue sont fragilisées par le contexte de la décolonisation. Vos difficultés à vous parler masquent un présupposé – je ne juge pas de sa pertinence mais je dis qu’il phagocyte la possibilité de se parler : il y aurait une inégalité fondamentale entre ceux qui s’estiment être victimes ou dominés ; et ceux dont on estime qu’ils sont les bourreaux ou les dominants. Ce présupposé rend les décolonisations tragiques parce que le dialogue est difficile, voire impossible. Pour faciliter le dialogue, la solution est forcément à terme une identité créolisée, mouvante et multiple qui serait le fruit de différentes institutions de dialogue. Le dialogue et la créolisation ne pourront se faire qu’en passant par des institutions de dialogue, comme l’école, ou des assemblées, où les gens peuvent s’écouter mutuellement et s’enrichir de l’autre.

    La solution est forcément à terme une identité créolisée

    Dialogue, créolisation… Pour sortir de notre impasse, il faut donc dépasser nos blocages identitaires. Je m’interroge face à cette « hypertrophie » identitaire : pourquoi l’être humain a-t-il tant besoin de se rattacher à une identité, et pas uniquement en Nouvelle-Calédonie ? Dans votre ouvrage Plaidoyer pour l’universel, vous expliquez que face à la mondialisation, il existe partout sur la planète des replis identitaires qui peuvent finir par menacer le vivre-ensemble. Pourquoi sommes-nous si attachés à être Kanak, Australien, Chinois, Catalan, Basque, Wallisien, Caldoche etc. Ne peut-on pas se contenter d’être simplement un Homme (au sens large), ici comme ailleurs ?

    Non, nous ne pouvons pas être « simplement » des Hommes sans autre identité car nous sommes des êtres sociaux, des êtres relationnels ! C’est à la fois le drame et le salut de l’humanité. Je me sens « moi » quand je suis reconnu par mes parents, par mes voisins, etc. Il y a une dialectique de la reconnaissance : je ne peux m’identifier à un groupe, à un « nous », qu’à partir du moment où je me sens reconnu comme tel dans un groupe. Mais l’identité s’établit aussi par différence : je suis un homme (en terme de genre) car je ne suis pas une femme par exemple. Il y a une forme de mouvement paradoxal dans la formation de nos identités où l’on doit être semblable de certains et différent des autres. Mais c’est toujours dans la relation aux autres que se forgent nos identités : grâce à nos médiations sociales, historiques et géographiques, nous existons de mille façons !

    Le vrai problème n’est pas l’identité mais la réduction des identités à une seule, comme si nous faisions fi de toutes nos rencontres pour n’en retenir qu’une seule. Cette logique est à l’œuvre dans tous les fanatismes où les individus se définissent uniquement par leur religion, ou leur sexe, ou leur origine, etc. Il faut prendre garde à cette tentation d’enfermement dans une identité « unique » quelle qu’elle soit. Dès qu’une identité devient envahissante, le fanatisme guette et l’universel se perd.

    Il faut prendre garde à la tentation d’enfermement dans une identité «unique»

    La question identitaire a sous-tendu toutes les guerres ! Comment expliquez-vous cette puissance de l’idée identitaire qui peut pousser les hommes à donner leurs vies pour elle ?

    Toute la grandeur et le tragique de la condition humaine est là. L’Homme donne sa vie pour des valeurs qu’il estime au-dessus de lui, qu’elles soient métaphysiques, spirituelles ou nationales. Les marxistes appelaient cela l’idéologie….

    Votre dernier ouvrage est un plaidoyer pour l’universalisme. Il me semble qu’une perspective universaliste telle que la vôtre, pourrait être une solution à nos problèmes en Nouvelle-Calédonie. Pour les lecteurs calédoniens, pouvez-vous nous expliquer votre propos ?

    L’universel, c’est la croyance que ce qui nous lie est plus fort que ce qui nous différencie et que nous partageons des valeurs universelles communes à tous les hommes. L’idée universaliste repose en grande partie sur l’héritage des Lumières. Grâce à ce mouvement philosophique, la rationalité s’est imposée. Désormais on a foi en l’homme doué de raison, on croit au savoir, à la science, en la possibilité d’un accord social et politique raisonné entre les hommes.

    Il est vrai qu’aujourd’hui l’universel est fragilisé partout sur la planète. Nous sommes dans un moment paradoxal : nous avons de plus en plus conscience de faire partie du même monde mais au lieu que notre conscience d’humanité soit renforcée, cela engendre des craintes d’une uniformisation. Face à cela, on constate une crispation identitaire, un repli xénophobe et la montée des populismes sur tous les continents. Vous semblez me dire qu’il existe aussi, évidemment, des replis identitaires en Nouvelle-Calédonie, d’autant que vous avez une histoire coloniale qui les exacerbe.

    On constate des crispations similaires en France métropolitaine, avec une montée des extrêmes et l’émergence d’une politique de l’identité, aussi bien à droite, qu’à gauche. Ce qui était pensé en terme de conflits sociaux et d’inégalités, est aujourd’hui de plus en plus analysé en terme d’identités et de différences. Nous avons remplacé l’approche marxiste des problèmes sociaux et des conflits, qui les envisageait en termes d’opposition de classes, par une approche identitaire. Autrement dit, on repense les différences identitaires de nos sociétés comme si nous étions dans une perspective dominants /dominés. Implicitement, ce raisonnement nous place dans une réalité qui serait toujours conflictuelle. Je ne nie pas qu’il existe des conflits dans nos sociétés, des différences, des dominants, et des dominés. Mais, pour sortir des conflits, il faut sortir de cette logique binaire qui nous enferme. Tous les esprits raisonnables doivent défendre les valeurs universelles.

    Mais l’universalisme n’est-il pas l’ennemi des différences ? Pour revenir à la Nouvelle-Calédonie, si nous adoptons une perspective universaliste, n’allons-nous pas « dissoudre » les identités particulières, et notamment l’identité kanak ?

    Universalité et différence ne s’opposent pas. L’universel, loin d’être l’effacement des différences est, au contraire, la condition de leur coexistence. Le meilleur exemple est la laïcité. Ce principe universel n’est pas une croyance : c’est la possibilité de la coexistence de toutes les croyances. Être laïc ce n’est pas renoncer à sa croyance, c’est reconnaître la possibilité que d’autres croyances peuvent exister. Dans notre société, l’universel est cette deuxième couche, purement formelle qui rend possible la coexistence des différences. L’universel n’est pas la prévalence d’une identité sur une autre. Elle n’écrase aucune différence, au contraire elle permet à toutes les différences de s’exprimer.

    En Nouvelle-Calédonie, il me semble que les accords de Matignon, puis de Nouméa, ont mis en place les conditions de cette coexistence pacifique avec la reconnaissance des identités et la possibilité pour ces identités de se mêler grâce aux institutions qui favorisent le dialogue. Sans doute que, chez vous, l’idée universaliste doit d’abord passer par une plus longue phase de coexistence, qui mènera vers une intensification de la « créolisation »…

    L’universel permet à toutes les différences de s’exprimer

    Parler de « créolisation » dans un contexte de décolonisation peut effrayer certains et apparaître comme une volonté de diluer l’identité kanak dans une identité occidentale. Est-ce que l’universalisme n’est pas le cheval de Troie identitaire de l’Occident ?

    L’universel peut naître partout ! Il y a des Antigone dans toutes les cultures et civilisations : des hommes et des femmes qui parlent au nom de l’universel et défendent des valeurs humanistes au-dessus des identités du moment. L’universel ne se limite pas aux valeurs édictées par les philosophes des Lumières en Europe. Il s’exprime dans les écrits (ou les discours) du monde entier depuis l’Antiquité ! Pensons aux philosophes Averroès ou Avicenne dans le monde arabe, à l’empereur indien Açoka qui défendait les libertés individuelles, ou encore à la charte du Manden en Afrique, etc. Il y a de l’universel dans toutes les cultures du monde.

    Mais effectivement, malheureusement, l’universel est souvent associé exclusivement – à tort – à l’Occident. Or, nous n’avons pas le monopole de l’universel. Par ailleurs, l’Occident devrait manier l’universalisme avec humilité vu les massacres dont il s’est rendu coupable en son nom, notamment pendant la colonisation.

    Justement, cela explique-t-il pourquoi il est si difficile dans un contexte de décolonisation de légitimer cette idée universaliste ? Il est vrai que la colonisation s’est faite au nom d’idéaux universalistes…

    Oui, mais pas seulement. Avec les décolonisations, nous sommes typiquement dans un cas où l’identité passe par la notion de victime. Une partie des individus se définissent par le fait qu’ils ont été fondamentalement spoliés. Ce qui les définit, c’est ce qui leur manque et qu’on leur a pris. C’est le drame de la situation coloniale : il est extrêmement difficile d’en sortir car l’identité passe par la notion de victime. Pourtant, nul ne doit s’enfermer dans cette position qui contient un ferment potentiellement délétère. Les grands massacres de l’histoire, comme le génocide du Rwanda, ont été perpétrés par des peuples qui s’estimaient victimes et spoliés. Je ne dis pas que tous les peuples colonisés sont des génocidaires en puissance. Mais, dans les décolonisations, le grand drame tient en cette définition asymétrique des identités. Les individus se définissent ou sont définis comme victime ou bourreau. Il faut tenter d’en sortir par des récits communs et des institutions de dialogue.

    Avec les décolonisations, l’identité passe par la notion de victime

    Pour corriger les stigmates de la colonisation, notre contrat social calédonien a adopté une perspective différentialiste et identitaire. C’était une nécessité ! On a appelé cela le « rééquilibrage » en faveur des Kanak. Après 30 ans de cette politique, et même chez les jeunes qui n’ont jamais connu la période coloniale ou ses stigmates les plus criants, il reste l’idée vivace de la spoliation et la question identitaire est très forte. Nombre de mes amis kanak m’ont dit voter pour l’indépendance parce qu’ils étaient Kanak, tout en espérant que l’on reste français pour l’instant. C’est le vote du cœur, disent-ils. Je constate ces paradoxes avec intérêt. Comment expliquer cette force de l’identité qui contraint la raison ?

    Quand les gens ont le sentiment de n’être pas grand-chose, ils se raccrochent à une identité rassurante. Au Brésil, où j’ai vécu quelques temps, j’ai observé une forme de nationalisme du pauvre : quand on n’a peu de moyen d’être quelque chose ou quelqu’un, l’identité de la nation devient très valorisante. C’est de nouveau la possibilité de se raccrocher à un groupe, même s’il est la plupart du temps imaginaire.

    Je critique très violemment l’idée de nation dans mon ouvrage Trois utopies contemporaines. Cette notion est une pure création, très bancale. La nation reposerait sur quatre sources supposées (ethnique, linguistique, religieuse et politique) qui ne s’accordent jamais entre elles. Contrairement aux idées reçues, le nationalisme ne découle pas de la nation ! Il n’y a pas de nation en soi qui préexiste, et dont l’expression expansionniste ou politique serait le nationalisme. En réalité, l’idée de nation est le fruit du nationalisme. Les hommes, avec un projet nationaliste, ont créé ce concept pour fonder une unité. Par conséquent, dans l’histoire, la nation est en constante évolution.

    Quand j’étais enfant, j’ai appris à l’école que la nation française allait de Dunkerque jusqu’à Tamanrasset. C’était la vision colonialiste (donc nationaliste) de la nation. Ce nationalisme conquérant et dominant a produit par réaction un nationalisme résistant, celui du dominé, qui a heureusement conquis l’indépendance. Mais ce nationalisme algérien a ensuite été à l’origine de quelque chose qui n’existait pas avant : la « nation » algérienne, qui a causé d’autres drames (expulsion des juifs ou des pieds-noirs, qui n’étaient pas tous des exploiteurs, des harkis, etc.) et n’a réussi à régler aucun des problèmes du pays. La nation c’est un « nous » qui permet l’identification des individus à un groupe qui va leur donner une raison d’être, qui va les faire sentir exister. Dans une situation comme la vôtre, issue d’une longue histoire semée de conflits, les individus continuent de se définir par ce qu’ils croient être une manière unique de raconter l’histoire.

    En quoi le regard que nous portons sur notre histoire et sur nous-mêmes est fondamental pour dépasser nos clivages identitaires ?

    L’identité existe dans les récits et par les récits. Chacun(e) commence à exister quand il ou elle peut dire son histoire : « je suis né(e) tel jour à telle heure ». C’est pareil pour un groupe, pour une nation. « Nos ancêtres les Gaulois », nous savons que c’est faux ; mais c’est un récit qui donne sens à l’idée de nation. D’autres récits vont donner sens à l’idée de religion. L’une des issues, pour sortir de ces impasses identitaires, c’est la délibération en commun ; l’autre c’est l’histoire, le roman national. Quel récit créolisé, au-delà des identités clivées, peut être fait de la Calédonie ? Une histoire qui dépasse ces récits tronqués auquel chacun finit par s’identifier car il n’y a pas d’autres identités à disposition.

    Quel récit créolisé, au-delà des identités clivées, peut être fait de la Calédonie ?

    En Nouvelle-Calédonie, comme ailleurs, comment peut-on jongler entre nos différentes identités ?

    Le monde moderne nous permet de nous définir de multiples manières. Désormais nous parlons d’identités métissées. L’individu moderne par excellence est créolisé : son identité évolue au grès de ses rencontres comme l’a théorisé Édouard Glissant. « Je peux changer en échangeant avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer. » disait-il. Le défi de nos sociétés, si nous souhaitons atteindre l’universel, est de parvenir à laisser s’exprimer toutes ces identités dans le respect des différences sur fond d’une éthique de l’égalité. Il ne doit pas y avoir de suprématie de l’une sur l’autre. Nous devons trouver cet équilibre, sachant qu’il n’est jamais le même selon les situations. Le vrai humanisme repose à la fois sur une éthique de l’égalité et sur une politique des différences.

    Le vrai humanisme repose à la fois sur une éthique de l’égalité et sur une politique des différences.

    Très concrètement, quand on vit dans un territoire où se confrontent des cultures et des coutumes parfois antagonistes, comment réconcilier le particulier et l’universel ?

    Un exemple : la place des femmes en Calédonie. Lors de l’inauguration d’une maison pour les droits des femmes en brousse, une « coutume » a eu lieu comme le veut la tradition kanak. Les hommes ont parlé. Les femmes sont restées derrière silencieuses. A titre personnel, en tant que femme et Calédonienne, j’ai deux réactions antagonistes. La Calédonienne créolisée, qui respecte profondément la culture kanak, comprend. Je sais que les femmes parleront après, sûrement entre elles. Mais, la femme universaliste est indignée, comme elle le serait dans un milieu machiste et patriarcal partout dans le monde. Je sais que la femme est un homme comme un autre et qu’elle devrait parler pendant la cérémonie ! Les grandes idées ont parfois du mal à résister à la réalité…

    Vous souffrez en Nouvelle-Calédonie d’un excès de richesses d’identités. C’est une bonne maladie ! Le mal est provisoire car le mouvement historique, dès lors qu’il y a des institutions coutumières qui s’inquiètent de la situation des femmes, ira forcément vers une transition en faveur d’une égalité entre les hommes et les femmes. Vous portez tous sur vous épaules les contradictions de votre Terre.

    Vous avez sans doute raison. D’ailleurs les lignes bougent. Et, à titre personnel, je prends souvent la parole dans les coutumes. Mais, je suis « blanche et ainsi les hommes, et la société, tolèrent mieux cette entorse au protocole.[1]

    Dans ce contexte de décolonisation, comment rendre audible le discours universaliste, ou plus modestement un discours nuancé ? On reproche facilement aux universalistes, injustement il me semble, de nier la colonisation, ou au contraire de céder à la naïveté dans leur approche « égalitaire » car nos différences seraient irréconciliables surtout en contexte post-colonial.

    Il ne faut jamais renoncer à défendre la nuance et l’universalisme. Il faut toujours tenter d’être clair à condition de ne pas montrer d’arrogance. On nuit à l’universalisme quand on le présente comme un discours tout puissant incarnant à lui seule la rationalité. Si dans un dialogue à l’écoute de l’autre, en faisant attention aux nuances de sa propre pensée, on soutient des idées claires et distinctes, il en restera quelque chose. Il ne faut pas faire de concessions sur le fond. Il faut être soucieux que la forme demeure égalitaire et symétrique pour que le discours universaliste soit entendu.

    Pour finir, l’universalisme n’est-il pas une utopie qui nous fait perdre du temps ? Ne doit-on pas être des pragmatiques et accepter que nous sommes trop différents pour trouver ce qui nous relie ?

    L’universel est une bonne utopie ! L’utopie maximale serait de se considérer citoyen du monde. Au XXème siècle, les utopies sont devenues fatales quand on les a transformées en machine totalitaire pour éradiquer « le mal ». Il existe des utopies salvatrices comme la démocratie : un idéal dont nous souhaitons nous approcher même si nous ne parvenons pas totalement à l’atteindre. De la même manière, le cosmopolitisme universel est une bonne utopie dont il peut résulter du positif. La globalisation du monde, comme la pandémie actuelle nous le rappelle, doit avant tout susciter la conscience que nous formons une seule humanité.

    L’universel est une bonne utopie !

    Comment pourrions-nous en Nouvelle-Calédonie nous rapprocher d’une société universaliste et nous détacher de nos différents prismes identitaires ?

    Il me semble que vous devriez travailler vos espaces de délibération collective, réfléchir à vos récits créolisés, et identifier des périls communs que vous devez affronter tous ensemble, comme le changement climatique peut-être ? Dans l’histoire, quand les peuples ont affronté des menaces communes, ils ont su mettre de côté leurs désunions pour se souder et avancer ensemble.

    Entretien réalisé par Jenny Briffa, à Nouméa, avec Jean-Baptiste Diebold à Paris, le 20 octobre 2020.

    [1] Plusieurs amis et chefs kanak m’ont dit que des femmes kanak pouvaient également prendre la parole lors des coutumes quand elles ont des responsabilités coutumières. Mais cela reste rarissime.

    Source : Entre oui et non, 3 jan 2021

    Tags : Nouvelle Caledonie, peuple kanak, autodétermination, décolonisation,