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  • Opération Sirli: La source s’exprime pour la première fois

    Opération Sirli: La source s’exprime pour la première fois

    France, Egypte, Al Sissi, DRM, DGSE, Disclose – Opération Sirli: La source s’exprime pour la première fois

    « Le silence n’est plus une option »

    La source à l’origine des révélations de Disclose sur l’opération militaire Sirli, en Egypte, s’exprime longuement sur les raisons qui l’ont amenée à briser le secret de la défense nationale.

    « Les mémos de la terreur » démontrent la responsabilité de la France dans des exécutions arbitraires perpétrées par la dictature du maréchal Abdel Fattah al Sissi, en Egypte. De possibles crimes contre l’humanité dissimulés depuis 2016 derrière le « secret-défense » et « la lutte contre le terrorisme ».

    Témoin de ce scandale d’Etat, la source de Disclose ne pouvait rester silencieuse.  « Tout cela décrédibilise l’action française et la République, soutient la logique mortifère et le mal qu’on prétend combattre. Les patriotes aveugles voudront bien nous excuser, mais nous ne pouvons pas TOUJOURS nous taire », a-t-elle écrit en préambule d’une série de questions que nous lui avons adressées au début de notre enquête.

    Avec son accord, nous publions l’intégralité du texte qu’elle nous a fait parvenir pour motiver son acte, suivi de ses réponses à nos questions.


    « Ni moi, ni ceux et celles que je connais qui ont pu contribuer à cette diffusion d’information, ne sont opposants politiques, militants anti républicains ou anti France, ou au service d’une puissance étrangère. C’est même tout le contraire. Ce qui fait rompre le silence, ce sont les dérives de l’action politico-militaire française qui entaillent profondément ce pour quoi des hommes et des femmes sont au service de la France.

    Il n’y a pas de naïveté non plus. Évidemment, où qu’ils soient, les pouvoirs publics justifient certains agissements par « les intérêts supérieurs de l’Etat », qualifiés de tels sans en référer à leur peuple, sans explication, sans débat. C’est pourquoi le contrôle de l’action de l’exécutif est si précieux et qu’il est inexistant dans les régimes autocratiques. Chez nous, dans le domaine de la défense et de l’armement, il est quasi absent et surtout les maigres tentatives n’ont aucun effet réel. Si le Parlement pouvait véritablement jouer son rôle, nous n’en serions pas là. En somme, ce sont les dysfonctionnements de notre système qui conduisent des groupes d’individus comme nous à transgresser les règles établies pour le maintenir, parce que précisément, il ne devrait pas l’être.

    Il n’y a pas non plus de pacifisme béat, « hors sol » comme on dit. A titre personnel, et je crois que c’est partagé par tous ceux que je connais, j’estime que la France a besoin d’une armée forte. S’armer ou exporter de l’armement n’est pas une « honte française » en soi. Cela le devient en revanche lorsque nos dirigeants utilisent nos armées sans tirer les leçons de l’histoire ; cela le devient lorsqu’ils violent les traités internationaux, les engagements de la France et son Histoire ; cela le devient lorsqu’ils se moquent des conséquences de leurs actes ; cela le devient lorsqu’ils détournent les prérogatives que leur octroie la constitution pour décider seuls, sans consultation ni contrôle ; cela le devient lorsque l’intérêt des Français, l’intérêt général, vient après celui de prétendus objectifs stratégiques ou sécuritaires. Certaines décisions politiques dévoient « le combat pour la France » ; elles mènent nos soldats, engagés pour la France, à mourir pour parfaire le dévoiement, et elles détruisent des populations, des enfants, tués par les armes que nous avons vendues.

    Dire à celles et ceux qui sont au service de la France que ces questions les dépassent ou qu’ils doivent faire confiance aux dirigeants n’opère plus, et de plus en plus de fonctionnaires et militaires ressentent ce malaise. Ceux qui parlent, qui agissent, ne le font pas dans un élan de supériorité, d’idéologie ou de détention de la vérité, mais au nom d’une conscience personnelle qui refuse la complicité et au nom d’une responsabilité collective puisque si nous ne le faisons pas, personne ne peut le faire. Quand les notes internes d’analyses diplomatiques et militaires sont ignorées, quand les dirigeants politiques sont sourds aux appels bienveillants, le silence n’est plus une option.

    Alors évidemment la France a besoin de partenaires stratégiques. Mais voilà, l’Egypte n’en est pas un, il ne l’a jamais été et, en l’état actuel, ne le sera jamais. Les militaires le disent, l’écrivent, mais cela n’empêche pas nos dirigeants de dire le contraire à tue-tête. Ce n’est pas parce que nos navires de guerre ont besoin de traverser le canal de Suez, que nos avions de chasse survolent le Sinaï, que des entreprises françaises font du business en Egypte, que cela fait du Caire un allié stratégique. Pendant des années, l’Egypte était un partenaire mineur : peu d’échange, peu de visite de haut rang, pas de partenariat économique ni de défense sérieux – toujours pas d’ailleurs.

    Mais voilà, Sissi a pris le pouvoir et a acheté des Rafale à Le Drian. A partir de là, on a promu l’Egypte au rang de pays stratégique. Cela n’avait pas été le cas au début des années 1980 lorsque l’Egypte avait acheté massivement d’autres matériels de guerre. Sauf qu’aujourd’hui, il faut un « narratif » comme on dit, il faut faire passer ce genre de décision. Les prétextes de la guerre contre le terrorisme ou de la stabilité régionale fournissent le parfait scénario pour justifier notre action mercantile et « souveraine ». Qui peut croire que le régime autoritaire actuel de Sissi stabilise la région ? Qui peut croire que nos Rafale et frégates participent à la lutte contre le terrorisme ? Mais peu importe, il faut vendre pour maintenir notre industrie, tenir notre « format d’armée », sans que les Français ou leurs représentants aient leur mot à dire sur ce format et ses ambitions, et cela, « quoi qu’il en coûte ». La formule s’applique à l’armement bien avant la crise sanitaire.

    Tout cela décrédibilise l’action française et la République, soutient la logique mortifère et le mal qu’on prétend combattre. Les patriotes aveugles voudront bien nous excuser, mais nous ne pouvons pas TOUJOURS nous taire.

    De Gaulle a dit « La défense, c’est la première raison d’être de l’État. Il n’y peut manquer sans se détruire lui-même ». Il faudrait ajouter qu’à justifier toutes ses actions par la défense et la sécurité, il peut aussi détruire son identité démocratique. »


    Pourquoi voulez rendre publique l’existence de l’opération Sirli ?

    Si cette coopération avait un sens, si elle répondait à des objectifs précis, si elle apportait quelque chose à la France, personne ne la remettrait en question. Or ce n’est pas le cas. Plusieurs échelons de l’armée l’ont remise en cause d’abord parce que nos forces sont extrêmement sollicitées et n’ont pas le temps d’en perdre. Elles n’en retirent rien, aucune information sur la lutte antiterrorisme, c’est écrit noir sur blanc dans plusieurs rapports. Ensuite, alors qu’elles sont censées aider à lutter contre le terrorisme et à surveiller le chaos de la frontière libyenne, elles se retrouvent complices dans une chasse aux trafiquants civils du désert et à des bombardements non discriminés, au service d’un régime brutal.

    Avez-vous pris la mesure des risques encourus par la diffusion de documents classifiés ?

    J’aurais préféré qu’ils ne le soient pas évidemment. Tout comme je préférerais que les représentants du peuple aient accès à des informations qui engagent la France et donc les Français et les Françaises. Mais le système actuel est construit de telle manière qu’il se protège d’abord lui-même. Il n’y a pas d’autre option que d’enfreindre les règles qu’il établit si l’on souhaite espérer qu’il évolue.

    En France, la loi ne protège pas les lanceurs d’alerte contre la « compromission de la défense nationale », en êtes-vous conscient.e ?

    J’ai évidemment conscience des risques juridiques si mon identité était découverte. Mais j’ai aussi ma conscience personnelle et ma responsabilité qui m’obligent. J’espère simplement que le fond sera pris en compte, plus que la forme.

    Parce qu’il faut tout de même remettre les choses dans le bon ordre : il est plus grave de participer au meurtre d’hommes, même des trafiquants, que de dévoiler une note estampillée « confidentiel-défense ».

    Un élément en particulier a-t-il motivé votre décision ?

    Ma décision a été prise après avoir acquis la certitude qu’il n’y avait pas d’autres alternatives pour que soit remise en question notre action avec l’Egypte. Cette opération est symptomatique d’un système sans contre-pouvoir, capable de devenir complice d’assassinats dans le plus grand secret, pendant des années. Il est temps que cela cesse.

    La diffusion de ces informations fait-elle courir un risque, selon vous, aux militaires français déployés en Egypte ? 

    Les militaires français assistent l’armée égyptienne depuis 2016 et n’ont jamais subi la moindre menace par ailleurs. C’est la seule raison qui aurait pu m’empêcher de parler et empêcher ceux qui m’ont transmis certains documents à ne pas le faire. J’ai exigé qu’aucun nom de militaires déployés ne soit rendu public.

    L’opération Sirli, n’a pas d’existence officielle, comment l’expliquez-vous ?

    Les opérations de la direction du renseignement militaire (DRM) ne sont pas publiques. Mais avec celle-ci, il y a une double gêne : elle est critiquée en interne parce qu’elle ne sert pas les intérêts de la France et parce qu’elle participe à du ciblage qui ne contribue pas à la lutte antiterroriste. Il est difficile de s’en vanter. Et puis, il faut souligner qu’aucun ministre n’aime annoncer une mauvaise nouvelle comme l’arrêt d’une mission de coopération, lesdits ministres peuvent ainsi continuer à mettre ce geste français dans la balance lors de leurs discussions bilatérales.

    A votre connaissance, l’opération Sirli a-t-elle contribué au meurtre de civils par l’armée égyptienne ?

    Il n’y a que des civils qui sont tués. Vous voulez dire des civils qui ne sont pas de terroristes ? La réponse est oui, puisque comme l’attestent les comptes rendus de la DRM, les terroristes ne couraient pas cette partie de désert.

    Existe-t-il un accord écrit encadrant la mission ?

    La DRM a tenté au début de l’opération de faire signer un accord encadrant cette coopération, et donc cette opération, à la partie égyptienne. Mais elle n’a jamais accepté de signer et in fine la France a abandonné l’idée. Cet accord aurait obligé les deux parties à décrire noir sur blanc le cadre de la coopération, le type de mission et surtout ses limites.

    Ce qui est le plus dérangeant, c’est l’utilisation par les autorités françaises d’une coopération qu’ils savent meurtrière pour tenter d’obtenir des informations qu’ils n’obtiennent pas. Par ailleurs, ce type de complicité empêche tout discours français véritablement critique et crédible sur la répression ou les droits humains.

    Comment expliquez-vous qu’une fois élu Emmanuel Macron a poursuivi cette opération débutée un an plus tôt par son prédécesseur ?

    En 2017, au moment de son élection, la France a encore beaucoup d’espoir de vendre davantage d’armement à l’Egypte : des Rafale supplémentaires, un satellite supplémentaire, des ravitailleurs. Donc évidemment, dans ces conditions, la relation bilatérale ne pouvait pas changer. Tant que le coût politique de vendre des armes reste maîtrisables, il n’y a aucune raison de croire au changement de cap.

    Source : Disclose, 26/11/2021

    #DGSE #DRM #Opération_Sirli #Egypte_Leaks #Macron

  • France-Egypte : Les mémos de la terreur (2/2)

    France-Egypte : Les mémos de la terreur (2/2)

    France, Egypte, Opération Sirli, DRM, Abdel Fatah Al Sissi – France-Egypte : Les mémos de la terreur (2/2)

    A l’été 2016, les agents de la DRM sont sans ambiguïté : la mission a peu d’intérêt. D’autant que les zones de survol autorisées restent strictement limitées à la partie occidentale du pays, où les groupes armés sont quasi inexistants. Le Sinaï et la Libye, où la menace terroriste est réelle, leur sont interdits. Ce que déplore un membre de l’équipe Sirli, début septembre.

    NOTE 3 septembre 2016
    « Quasi aucun élément n’a permis d’aborder la problématique terroriste. »
    « L’impossibilité de survol du territoire libyen ainsi que du Sinaï a limité le recueil d’informations aux zones frontalières. »
    « La priorité de la mission va à la satisfaction du besoin du partenaire. »


    Pour satisfaire son obsession sécuritaire, la dictature exige toujours plus. Comme « l’instauration d’une boucle courte de transfert d’informations » entre l’avion français et la base militaire. Objectif : permettre à l’aviation égyptienne d’arriver sur zone pour « traiter » la cible le plus vite possible. Une demande qui inquiète les militaires sur place, mais pas le sous-directeur recherche de la direction du renseignement militaire, qui accepte de réduire les délais de transmission des données récoltées. Dès lors, précise l’officier auteur de la note du 3 septembre, « l’implication de l’armée de l’air égyptienne dans la destruction de trafiquants a été plus visible ». La dérive de la mission de renseignement est actée : elle va servir à cibler des véhicules de civils.

    FAILLITE DE LA MISSION
    Le 21 septembre 2016, les hommes de Sirli décollent de Marsa Matruh à bord du Merlin III, l’avion de surveillance français. Après avoir survolé le désert pendant plusieurs heures, ils repèrent un convoi de pick-up filant à travers les dunes. Ils transmettent leur localisation à leurs collègues au sol qui la communiquent à l’aviation égyptienne. Grâce à la fameuse « boucle courte », un Cessna 208 arrive sur zone peu de temps après. Les Français doivent changer de trajectoire pour éviter une collision. Quarante-trois minutes plus tard, lorsqu’ils survolent à nouveau la zone, un véhicule est en flammes.

    Le lendemain, l’officier de liaison de la DRM informe sa hiérarchie : « La frappe a très probablement été perpétrée par le Cessna 208 de l’armée égyptienne. » Il ajoute :

    Note du 22 septembre 2016
    « La seule présence du Cessna armé atteste de la volonté de l’armée de l’air égyptienne d’utiliser les informations [fournies] à des fins répressives contre le trafic local. »

    Quelques jours après la frappe, les militaires égyptiens déclarent avoir détruit huit pick-up et leurs occupants, des contrebandiers présumés. En fournissant leur localisation, l’Etat français s’est rendu complice d’une exécution arbitraire.

    A la fin de l’année 2016, les Français se montrent de plus en plus critiques.

    Note du 28 septembre 2016
    « L’ELT 16 reste très vigilant mais néanmoins inquiet quant à l’utilisation faite des [renseignements] à des fins de [ciblage]. »
    Note du 15 décembre 2016
    « L’armée de l’air égyptienne exerce une pression constante sur la planification des missions pour exploiter au maximum les capacités de l’ALSR à son profit. »
    Note du 6 janvier 2017
    « La problématique terroriste n’a jamais été abordée. »

    Selon les documents « confidentiel-défense » obtenus par Disclose, les forces françaises auraient été impliquées dans au moins 19 bombardements contre des civils, entre 2016 et 2018. Les frappes détruisant souvent plusieurs véhicules, le nombre de victimes pourrait se chiffrer à plusieurs centaines. Selon les critères de la résolution 56/83 [2] de l’Assemblée générale des Nations unies, la complicité de la France dans ces exécutions illégales serait donc établie.

    [2]
    Article 16
    L’Etat qui aide ou assiste un autre Etat dans la commission du fait internationalement illicite par ce dernier est internationalement responsable pour avoir agi de la sorte dans le cas où :
    a) Ledit Etat agit ainsi en connaissance des circonstances du fait internationalement illicite;
    b) Le fait serait internationalement illicite s’il était commis par cet Etat.

    Le 7 mai 2017, Emmanuel Macron est élu président de la République. « L’Europe et le monde attendent que nous défendions partout l’esprit des Lumières menacé dans tant d’endroits, proclame-t-il le soir même, sur l’esplanade du Louvre. Ils attendent que partout nous défendions les libertés, que nous protégions les opprimés. » Pourtant, à peine élu, le président Macron va s’empresser de confirmer la poursuite de la coopération avec la dictature.

    Trois semaines après son entrée à l’Elysée, le chef de l’Etat téléphone à son homologue égyptien. Un appel qui fait suite à un attentat survenu quelques jours plus tôt contre des chrétiens coptes et revendiqué par Daech. Selon le compte rendu de l’échange, la conversation se focalise très vite sur le partenariat militaire entre Paris et Le Caire. Emmanuel Macron assure à son interlocuteur qu’il est « parfaitement informé des opérations en cours » [3] en Egypte. Sollicité, le cabinet d’Emmanuel Macron n’a pas souhaité répondre à nos questions, renvoyant vers le ministère des armées, qui n’a pas donné suite.

    [3]
    Note de l’Elysée datée du 30 mai.

    Le lendemain, le chef d’Etat-major des armées, Pierre de Villiers, placé sous l’autorité du président de la République, est destinataire d’une note « confidentiel-défense ». Rédigé par le directeur de la DRM de l’époque, le général Christophe Gomart, ce bilan détaillé affirme à son tour que la plupart des pick-up localisés dans le désert égyptien ne sont pas liés à des groupes terroristes.

    Note 1er juin 2017
    « Les itinéraires de trafic sont principalement liés à de la ‘simple’ contrebande professionnelle bédouine. »

    Le chef de la DRM souligne ensuite « l’ordre des priorités » de l’Egypte. La lutte contre le terrorisme arrive seulement en troisième position.

    Note du 1er juin 2017
    L’ordre des priorités du partenaire est le suivant :
    1 – Le trafic
    2 – L’immigration illégale
    3 – Le terrorisme

    Interrogé par Disclose sur ces différents points, Christophe Gomart, directeur de la DRM jusqu’en juillet 2017, assure que ses services n’ont « jamais donné de renseignement ayant permis, à [sa] connaissance, d’aller détruire des civils ou d’aller exécuter des gens. » Il insiste : « Si j’avais fait un tel constat, j’aurais préconisé de stopper la mission et de refaire un point avec les autorités égyptiennes. »

    Le 6 juin, Sylvie Goulard, l’éphémère ministre de la défense d’Emmanuel Macron – elle quitte ses fonctions le 21 juin –, se rend au Caire pour y rencontrer le président égyptien. Malgré les dérives manifestes de l’opération, elle assure qu’Emmanuel Macron est « prêt à examiner la possibilité d’augmenter l’utilisation » de l’avion espion, dont elle félicite des résultats « exceptionnels ».

    Note du 6 juin 2017
    « Les résultats déjà obtenus grâce aux missions de l’ALSR [sont] exceptionnels. Ces missions [ont] permis en une année l’interception et la destruction de plus de 1 000 véhicules tout-terrain franchissant illégalement la frontière. »

    Deux jours après Sylvie Goulard, Jean-Yves Le Drian, tout juste nommé chef de la diplomatie française, fait lui aussi le déplacement. Pour la huitième fois en moins de trois ans, il rencontre le ministre Sedki Sobhi. Après s’être complimentés sur « le niveau de confiance atteint », les deux hommes font un point sur le volet secret du partenariat militaire, comme le dévoile une note diplomatique du 11 juin 2017. « Les missions de l’ALSR [ont] été déterminantes pour l’identification et la désignation de nombreuses cibles », se réjouit le ministre égyptien. Un commentaire auquel Jean-Yves Le Drian a répondu par un « hommage au savoir-faire et à la précision des pilotes de l’armée de l’air égyptienne ». Presque un mois jour pour jour après cette séance d’autocongratulation, la « précision » de l’aviation égyptienne tue trois travailleurs, dont Ahmed El-Fiky, un ingénieur cairote, père de quatre enfants.

    Le 5 juillet 2017, Ahmed El-Fiky et deux de ses collègues – nous ne sommes pas parvenus à confirmer leur identité – travaillaient au pavage d’une route, à proximité de l’oasis d’Al-Bahariya, 32 000 habitants. Dans l’après-midi, alors qu’ils roulent en pick-up, les trois hommes s’arrêtent sur le terrain d’une mine de fer où ils ont l’habitude de se ravitailler en eau, avec l’accord de la direction du site. L’instant d’après, un avion égyptien fend le ciel et frappe la voiture, tuant Ahmed et ses deux collègues. Le site local d’information indépendant Mada Masr et la chaîne de télévision qatarie Al-Jazeera relatent l’événement, suivi de quelques messages sur les réseaux sociaux. Puis, plus rien… L’armée égyptienne aurait étouffé l’affaire. « A la morgue, des hommes cagoulés et vêtus en noir ont menacé la famille pour que le certificat de décès d’Ahmed indique ‘raison de la mort inconnue’ », assure à Disclose une enquêtrice du site Killed in Egypt, sous couvert d’anonymat.

    La mort d’Ahmed El-Fiky et de ses collègues n’est mentionnée dans aucun des documents transmis à Disclose. Mais deux jours seulement après le bombardement, un officier français s’entretient avec un général de l’armée de l’air égyptienne. « Le partenariat ne permet en aucun cas à l’ALSR de participer à des opérations de ciblage », martèle-t-il. Les informations transmises (…) doivent en effet être recoupées ». Quant au lieu de la frappe, il se situe dans l’une des zones de survol de la DRM à la même période.

    « Vous pouvez être assurés que la DRM continuera à être votre partenaire pleinement engagé à vos côtés » (Lettre de Florence Parly, ministre des armées, au ministre égyptien de la défense, le 31 juillet 2017).

    Près de deux ans après le début de la mission, les manquements de celle-ci deviennent une préoccupation majeure, non seulement à la DRM, mais aussi dans l’armée de l’air, qui s’inquiète de la persistance des frappes aveugles, comme en atteste cette note transmise à l’Elysée.

    Note du 23 novembre 2017
    « Par manque de moyens de surveillance, l’identification des pick-up ne peut être effectuée sans autre élément d’appréciation que le survol initial dont ils ont fait l’objet. Aussi, l’identification de certains véhicules et les frappes d’interdiction qui en découlent pourraient être soumises à caution. »

    Tout au long de l’année 2018, les missions s’enchaînent. Les F-16 égyptiens frappent à un rythme de plus en plus soutenu.

    Note du 1er avril 2018
    « Il semblerait que la patrouille des deux F-16 de l’Egyptian Air Force ait réussi à traiter six pick-up sur les huit observés. »
    Note du 5 juin 2018
    « Les coordonnées et la nature de la détection ont été transmis au partenaire (…) Deux des pick-up ont été détruits. »

    Début 2019, Emmanuel Macron et Florence Parly entament une visite officielle en Egypte. A cette occasion, le chef de l’Etat et sa ministre des armées sont abreuvés de notes. L’une d’elles, rédigée le 19 janvier par la cellule Afrique de l’Elysée, rappelle à Emmanuel Macron la « nécessité » d’un accord écrit garantissant « un cadre juridique solide » à l’équipe sur le terrain. Une autre, destinée à Florence Parly, l’exhorte à mettre fin aux dérives de l’opération.

    Note 22 janvier 2019
    « Des cas avérés de destruction d’objectifs détectés par l’aéronef sont établis (…) Il est important de rappeler au partenaire que ALSR n’est pas un outil de ciblage. »

    Pourtant, aucun accord ne sera signé ni la missi­on remise en cause. Le soutien à la dictature reste la priorité, quoi qu’il en coûte. Le 5 décembre 2020, Emmanuel Macron décore le maréchal Sissi de la grand-croix de la Légion d’honneur lors d’un dîner organisé à l’Elysée. Quatre mois après la cérémonie, la dictature commande discrètement 30 avions Rafale à la France, pour un montant de 3,6 milliards d’euros. Selon nos informations, l’armée française est toujours déployée dans le désert égyptien.

    MATHIAS DESTAL, ARIANE LAVRILLEUX, GEOFFREY LIVOLSI

    Disclose

    #Egypte #France #DRM #Mémos_terreur #Disclose #Opération_Sirli

  • France-Egypte : Les mémos de la terreur (1/2)

    France, Egypte, Al Sissi, Opération Sirli – France-Egypte : Les mémos de la terreur (1/2).

    Disclose a obtenu des centaines de documents « confidentiel-défense » qui dévoilent les dérives d’une opération militaire secrète de la France en Egypte. Révélations sur la complicité de l’Etat dans des bombardements contre des civils.

    En début de matinée, le samedi 13 février 2016, un bus aux rideaux tirés franchit le portail de la base militaire de Marsa Matruh, à 570 kilomètres du Caire. Le véhicule s’arrête devant un baraquement couleur sable. Dix hommes en descendent, des Français arrivés en Egypte quelques jours plus tôt avec des visas « touristes ». Précédé par des militaires locaux, le groupe s’engouffre dans un bâtiment aux équipements rudimentaires, sans point d’eau et à la climatisation défectueuse. Ce sera leur quartier général. Le centre de commandement d’une opération militaire clandestine de la France en Egypte. Nom de code : Sirli.

    Une source a transmis à Disclose plusieurs centaines de documents classés « confidentiel-défense ». Des notes issues des services de l’Elysée, du ministère des armées et de la direction du renseignement militaire (DRM) qui révèlent les dérives de cette mission de renseignement débutée en février 2016, au nom de la lutte antiterroriste. Une fuite inédite de documents qui démontrent comment cette coopération dissimulée au public a été détournée par l’Etat égyptien au profit d’une campagne d’exécutions arbitraires. Des crimes d’Etat dont François Hollande et Emmanuel Macron ont été constamment informés. Sans jamais en tirer les conséquences.

    « Ce qui fait rompre le silence, ce sont les dérives de l’action politico-militaire française qui entachent profondément ce pour quoi des hommes et des femmes sont au service de la France » (La source)

    Le projet de la mission Sirli naît le 25 juillet 2015. Ce jour-là, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense de François Hollande, s’envole pour Le Caire en compagnie du directeur du renseignement militaire, le général Christophe Gomart. Il y rencontre son homologue égyptien, le ministre Sedki Sobhi dans un contexte « extrêmement favorable (…) reposant sur les récents succès des contrats Rafale et [frégates] FREMM », souligne une note diplomatique obtenue par Disclose – en avril, l’Egypte a acheté 24 avions de chasse Rafale et deux navires de guerre pour un montant de 5,6 milliards d’euros.

    Ordre du jour du rendez-vous : la sécurisation des 1 200 kilomètres de frontière avec la Libye, en plein chaos. Le ministre égyptien évoque en particulier un « besoin pressant » en matière de renseignement aérien. Jean-Yves Le Drian s’engage alors à mettre en œuvre « une coopération opérationnelle et immédiate », dans le cadre d’une « manœuvre globale contre le terrorisme ». Elle prendra la forme d’une mission officieuse pilotée par la DRM sur une base militaire égyptienne.

    Ne reste plus qu’à signer un accord technique entre les deux pays. Lequel doit préciser l’objectif de l’opération, et permettre aux militaires de s’y référer pour en connaître les contours précis. Selon nos informations, un tel document n’a jamais été signé.

    « Cet accord aurait obligé les deux parties à décrire noir sur blanc le cadre de la coopération, le type de mission et surtout ses limites » (La Source)

    Début 2016, une équipe est secrètement envoyée dans le désert occidental, une zone de 700 000 km2 qui s’étend du Nil à la frontière égypto-libyenne. L’opération Sirli est née. Elle mobilise dix agents : quatre militaires et six anciens de l’armée reconvertis dans le privé – deux pilotes d’avion et quatre analystes. Ces derniers sont employés par CAE Aviation. Spécialisée dans l’imagerie et l’interception des communications, la société, basée au Luxembourg, loue également à la DRM la pièce maîtresse du dispositif : un avion léger de surveillance et de reconnaissance (ALSR) de type Merlin III. Les yeux et les oreilles des militaires. Sollicitée, la direction de CAE Aviation n’a pas répondu à nos questions.

    En principe, la mission du détachement, baptisé « ELT 16 » pour « équipe de liaison technique 16 », consiste à scruter le désert occidental pour y détecter d’éventuelles menaces terroristes venues de Libye. A chaque sortie, les Français sont accompagnés d’un officier égyptien. Ce dernier est chargé d’écouter en direct les conversations interceptées. Théoriquement, les données recueillies devraient faire l’objet de recoupements afin d’évaluer la réalité de la menace et l’identité des suspects.


    Mais très vite, les membres de l’équipe comprennent que les renseignements fournis aux Egyptiens sont utilisés pour tuer des civils soupçonnés de contrebande. Une dérive dont ils vont alerter leur hiérarchie à intervalles réguliers. Pendant un an, puis deux, puis trois… en vain.

    Les premiers doutes interviennent deux mois à peine après leur prise de fonction, comme l’indique un rapport de la DRM du 20 avril 2016. Dans cette note, l’officier de liaison avertit sa hiérarchie : les Egyptiens veulent « mener des actions directes contre les trafiquants ». La lutte antiterroriste semble déjà loin.

    Quatre mois plus tard, un nouveau rapport confirme les soupçons des militaires français.

    NOTE 15 août 2016
    « Le colonel [égyptien] a insisté sur sa volonté d’effectuer des vols principalement au-dessus de la ‘banane’ afin de réduire sensiblement l’activité des trafiquants transitant entre la Libye et l’Egypte. »

    Ce que le militaire appelle la « banane » est une vaste zone désertique qui va du sud de l’oasis de Siwa aux villes du delta du Nil. C’est là, selon lui, que se concentrent les pick-up de contrebandiers qui franchissent la frontière libyenne en direction du Caire, d’Alexandrie ou de la vallée du Nil. Des véhicules tout-terrain conduits le plus souvent par des jeunes âgés de 18 à 30 ans, des civils qui peuvent transporter des cigarettes, de la drogue ou des armes, mais aussi du maquillage, de l’essence ou encore du riz et des céréales, comme l’indiquent les notes « confidentiel-défense » de la DRM.

    Disclose s’est rendu dans la région de Marsa Matruh, où près de 50 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Sur place, le trafic est perçu par beaucoup comme une échappatoire au travail dans les champs d’olives ou de dattes. « Quand tu travailles du matin au soir dans les champs, tu gagnes juste 120 livres égyptiennes par jour [6,61 euros], témoigne un ancien fonctionnaire qui vit au cœur de la zone frontalière. Avec ça, tu ne peux même pas acheter un kilo de viande. » Alors, ajoute-il, « quand les jeunes du coin, qui n’ont jamais plus de 30 ans, et qui sont parfois mariés avec des enfants en bas âge, voient un gars se construire une villa ou un grand jardin, ils veulent la même chose sans penser au danger ».

    Un ancien trafiquant reconverti dans le tourisme renchérit : « Un conducteur de pick-up chargé de cigarettes gagne 3 800 euros pour un aller-retour entre la Libye et l’Egypte. » C’est près de quarante fois le salaire mensuel moyen en Egypte. De quoi attirer les candidats malgré le risque mortel – en juillet 2020, la présidence égyptienne a annoncé le chiffre probablement exagéré de « 10 000 voitures remplies de terroristes et de trafiquants » détruites en sept ans, soit « 40 000 personnes tuées ».

    Mais selon Jalel Harchaoui, chercheur au sein de l’ONG suisse Global Initiative Against Transnational Organized Crime, la menace terroriste venant de Libye est « largement surestimée par l’armée égyptienne afin d’obtenir du soutien sur la scène internationale ». Depuis 2017, aucun groupe terroriste ou se revendiquant comme islamiste n’est implanté dans la partie est de la Libye. « Il n’y a quasiment aucun élément permettant d’affirmer que l’Etat islamique ou d’autres groupes utilisent le trafic de drogue pour financer leurs opérations en Libye », conclut également un rapport de l’Institut européen pour la paix publié en mai 2020.

    « Il n’y a que des civils qui sont tués. Les terroristes ne courent pas cette partie de désert, ils sont surtout concentrés dans le Sinaï, à l’extrême nord-est du pays » (La Source)

    Source : Disclose

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