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  • Olivier Duhamel et le scandaleux secret de famille de Camille Kouchner

    « Pour un enfant intelligent, rien ne doit être surprenant. La liberté implique de vivre comme les grands. » (Camille Kouchner, janvier 2021).

    Il a fallu vingt ans pour qu’éclate au grand jour un scandale qui n’en était pas un, de l’existence de Mazarine, la fille cachée de François Mitterrand. Ce n’était pas un scandale dans la mesure où les mœurs n’ont fait que prendre de l’avance sur leurs temps. Il aura fallu en revanche plus de trente et un ans pour qu’un vrai scandale soit mis à jour. Annoncée dès ce lundi 4 janvier 2021, la sortie du livre de la juriste Camille Kouchner, fille de l’ancien ministre, « La Familia grande » prévue le jeudi 7 janvier 2021 (aux éditions du Seuil) a fait l’effet d’une véritable bombe dans le milieu politico-médiatique. En cause, le politologue Olivier Duhamel.

    Disons-le très nettement : je n’appréciais pas beaucoup Olivier Duhamel. Il intervenait encore récemment sur les plateaux de télévision comme « éditorialiste » et je dois bien dire que je ne voyais pas vraiment sa valeur ajoutée, si ce n’est sa notoriété qui, peut-être (j’en doute) aurait pu apporter un peu d’audience. Par ailleurs, je trouvais que le mélange des genres n’était pas très opportun entre l’analyse politique qui demande du recul et sa double élection, de juillet 1997 à juin 2004, au Parlement Européen sur la liste socialiste d’abord de Michel Rocard en juin 1994 (il a fait partie des remplaçants de Pierre Moscovici et Bernard Kouchner nommés au gouvernement de Lionel Jospin) et sur celle de François Hollande (en position éligible) en juin 1999.

    Néanmoins, il n’est pas ici l’objet de faire du lynchage sur un homme qui mérite autant que tout justiciable à être entendu. Pour l’heure, c’est vrai qu’il a voulu rester silencieux si ce n’est ce message sur Twitter le 4 janvier 2021 : « Étant l’objet d’attaques personnelles, et désireux de préserver les institutions dans lesquelles je travaille, j’y mets fin à mes fonctions. ». En particulier, il présidait depuis le 10 mai 2016 la prestigieuse Fondation nationale des sciences politiques, succédant à des politologues très renommés : Jean-Claude Casanova, René Rémond, François Goguel, Pierre Renouvin et André Siegfried. Olivier Duhamel a aussi démissionné de la présidence du club Le Siècle, qu’il assumait depuis le 1er janvier 2020 et qui montrait qu’il était parmi les élites les mieux implantées de France.

    J’essaie surtout de comprendre car si l’un est manifestement en faute, mais je ne suis pas juge, la situation est complexe car les histoires de familles recomposées sont toujours complexes, surtout si ses membres sont des personnalités connues à fort caractère. Cependant, je ne crois pas qu’il faille résumer des accusations d’une telle gravité, à savoir de viol sur mineur et d’inceste comme de simples « attaques personnelles ». L’expression elle-même paraît être une insulte à la victime. C’est parce qu’il y a un mélange explosif de personnalités très réputées que le silence a pu durer si longtemps.

    Précisons d’ailleurs qu’Olivier Duhamel n’a rien à avoir avec les frères Alain Duhamel et Patrice Duhamel. Il est en revanche le fils d’un grand homme politique démocrate-chrétienne, Jacques Duhamel (1924-1977), député-maire de Dole, et ministre sous Georges Pompidou, à l’Agriculture puis à la culture. Il est le deuxième d’une fratrie de quatre fils, parmi lesquels un énarque (décédé très jeune), un ancien directeur général de la radio RTL et ancien président-directeur général du groupe « La Provence », et enfin, un inspecteur général des affaires sociales.

    Olivier Duhamel a eu 70 ans le 2 mai dernier. Il est professeur émérite des universités à l’IEP Paris. Spécialiste en droit constitutionnel, il intervenait régulièrement dans les médias, soit par tribune dans la presse écrite, soit par interview à la radio ou à la télévision, comme je l’ai indiqué plus haut. J’ai toujours trouvé ses points de vue constitutionnels peu pertinents même si dotés d’une grande créativité, car probablement il n’a pas l’esprit politique qui consiste avant tout à assurer le réalisable pour tendre au mieux vers le souhaitable.

    Que lui reproche-t-on et qui le lui reproche ? La réponse aux deux questions est particulièrement éloquente. Rien de moins que le viol de son « beau-fils » alors que ce dernier était adolescent. Et c’est sa « belle-fille » qui l’accuse. On a de nombreux ingrédients de scandale : inceste (même si ce n’est pas le père biologique), pédophilie (ou pas, selon qu’on la définit selon l’âge de la victime), viol ou abus sexuel et aussi homosexualité (le beau-père marié à une femme a préféré « initier » le beau-fils et pas sa sœur jumelle). Sans compter le silence, l’étouffement, une mère incompréhensive ou trop libertaire, dans un milieu politique souvent connu pour donner des leçons de morale !

    Cela fait plus de trente ans que Camille Kouchner rumine ce secret de famille et j’imagine qu’il lui a fallu un courage fou pour écrire puis publier son livre. D’autant plus qu’elle a acquis personnellement une petite notoriété dans le droit social et que sa démarche risque de remettre en cause toute sa vie, et pas seulement professionnelle. Donc, la première chose, c’est de dire : chapeau madame, bravo pour votre courage ! Elle ne s’en prend pas à un « membre » de l’élite, a priori « indéboulonnable », elle s’en prend à un individu particulier, aurait-il été un révolutionnaire, un rebelle, un inconnu des médias que la démarche aurait été la même. Elle a sans doute aussi une visée thérapeutique.

    Cela faisait longtemps que la rumeur circulait : on disait que la victime avait un patronyme connu et que l’auteur présumé des faits était une personnalité très connue, mais jusqu’à maintenant, aucun nom n’avait été jeté en pâture dans l’espace public. Même le livre lui-même de Camille Kouchner a été imprimé dans le plus grand secret.

    Il est donc hélas nécessaire d’évoquer la vie privée de quelques personnalités pour bien comprendre la situation. Du côté d’Olivier Duhamel, il est d’abord l’époux, entre 1974 et 1981, de Leïla Murat, une cousine de la première épouse de l’ancien ministre gaulliste récemment disparu Albin Chalandon. Il fut ensuite l’époux d’Évelyne Pisier à partir de 1984 (et jusqu’à la mort de cette dernière en 2017). Eux deux ont adopté deux enfants chiliens, une fille en 1987 et un garçon en 1989. Neuf ans les ont séparés dans ce dernier mariage.

    Car parlons maintenant d’Évelyne Pisier (1941-2017), probablement une personne centrale dans le drame familial. Elle fut une politologue et a publié quelques romans. Elle a eu une vie assez exceptionnelle. Fille de Georges Pisier (1910-1986), un haut fonctionnaire maurrassien favorable à Pétain, elle est née à Hanoi pendant la guerre, a été interné dans un camp japonais après l’invasion japonaise de l’Indochine puis a vécu à Nouméa et enfin à Nice. Elle a un petit frère mathématicien, spécialiste de l’analyse fonctionnelle et membre de l’Académie des sciences, et une petite sœur très connue puisqu’il s’agit de l’actrice Marie-France Pisier (1944-2011).

    Les relations sont nombreuses dans cette famille puisque Marie-France Pisier a été l’épouse, entre 1973 et 1979, de l’avocat et futur ministre Georges Kiejman, puis, partir de 2009 (compagne à partir de 1984), d’un homme d’affaires important, filleul de Jean-Luc Lagardère. Bien qu’ayant déjà tourné dans plusieurs films, Marie-France Pisier étudiait encore les sciences politiques (comme sa sœur Évelyne) en mai 1968 et a aidé Daniel Cohn-Bendit à quitter la France avant d’être expulsé (et elle aurait eu une liaison avec lui). La mort de Marie-France Pisier il y a près de dix ans reste encore un mystère, elle est probablement tombée dans sa piscine après une crise cardiaque (mais certains ont parlé de suicide car elle se savait malade).

    Évelyne Pisier a eu une vie très romanesque. Militante féministe, elle s’est rendue à Cuba (où elle rencontra Bernard Kouchner) en 1964 pendant quatre ans et a eu une liaison avec Fidel Castro. En 1968, elle est rentrée en France et elle a passé sa thèse de doctorat en droit public à Assas en 1970 (son directeur de thèse était Georges Lavau). Elle fut agrégée de droit public et de sciences politiques (parmi les premières femmes ainsi) et enseignait à l’IEP Paris. Elle a été l’épouse du médecin très célèbre et futur ministre Bernard Kouchner de 1970 à 1984, enfin d’Olivier Duhamel de 1987 à sa disparition, comme écrit plus haut. Proche des milieux socialistes, elle fut nommée par Jack Lang, alors Ministre de la Culture, directrice du Livre et de la Lecture à son ministère, de 1989 à 1993. Ensuite, elle fut nommée professeur émérite à la Sorbonne.

    Les parents d’Évelyne Pisier, qui se sont mariés et ont divorcé deux fois, ont eu tous les deux une fin douloureuse : le père Georges s’est suicidé en 1986 et la mère Paula s’est suicidée en 1988, probablement effondrée par sa maladie. Ces dates sont évidemment importantes, voir plus loin.

    Terminons rapidement les présentations par le dernier morceau du puzzle, Bernard Kouchner. Militant communiste dans les années 1960 (quand il avait dans les 20 ans), il est gastro-entérologue, a cofondé Médecins sans frontières et Médecins du monde, puis s’est rapproché du parti socialiste et a initié beaucoup d’actions humanitaires (on l’appelle « sac de riz »). Onze années ministre (pas loin d’un record), et très grande popularité (sans traduction électorale).

    D’abord grâce aux socialistes puis comme ministre d’ouverture, Bernard Kouchner a été membre de nombreux gouvernements : à l’Insertion sociale du 23 mai 1988 au 28 juin 1988 (gouvernement de Michel Rocard), à l’Action humanitaire du 28 juin 1988 au 4 avril 1992 (gouvernements de Michel Rocard et Édith Cresson), à la Santé et à l’Action humanitaire du 4 avril 1992 au 30 mars 1993 (gouvernement de Pierre Bérégovoy), puis à la Santé du 4 juin 1997 au 7 juillet 1999 et du 6 février 2001 au 6 mai 2002 (gouvernement de Lionel Jospin), enfin, le bâton de maréchal, accordé par Nicolas Sarkozy, Ministre des Affaires étrangères et européennes du 18 mai 2007 au 13 novembre 2010 (gouvernements de François Fillon). Il fut aussi élu député européen sur la liste de Michel Rocard entre juin 1994 et juin 1997 (où il est devenu ministre) et il fut par ailleurs nommé Haut représentant spécial de l’ONU au Kosovo du 15 juillet 1999 au 15 janvier 2001. Précisons enfin qu’il a toujours échoué, dans les années 1980 et 1990, dans ses tentatives de se faire élire député sur son propre nom dans une circonscription.

    Sur le plan personnel, Bernard Kouchner a été le compagnon d’Évelyne Pisier comme dit plus haut, puis, à partir du début des années 1980, de la très célèbre journaliste Christine Ockrent (par ailleurs ancienne directrice générale de l’Audiovisuel extérieur de la France, devenu France Médias Monde), fille du directeur de cabinet du Premier Ministre belge Paul-Henri Spaak, l’un des Pères de l’Europe. La rupture entre Bernard Kouchner et Évelyne Pisier est intervenue à la fin des années 1970, Évelyne ayant eu marre des missions humanitaires de son mari : « Je venais de passer quelques années avec un héros, Fidel Castro, et j’en avais marre des héros. ». Ils ont eu néanmoins dans les années 1970 trois enfants, un garçon, puis deux (faux) jumeaux, une fille et un garçon. Je n’indiquerai qu’un seul prénom pour respecter l’intimité de la vie privée des deux autres. La fille s’appelle Camille et est celle qui a révélé le scandale. Pour terminer les présentations, Bernard Kouchner et Christine Ockrent ont eu également un garçon dans les années 1980 (qui est journaliste).

    Après des études au lycée Henri-IV et au lycée Fénelon, Camille Kouchner (45 ans) a soutenu sa thèse de doctorat en droit privé en 2004 (le directeur de thèse était Antoine Lyon-Caen). Elle est maintenant universitaire d’abord à Amiens puis à Paris et avocate.en droit social. Olivier Duhamel, son beau-père, fut son principal « père » fonctionnel, car son vrai père, Bernard Kouchner, était trop occupé par ses fonctions ministérielles. Pour Camille Kouchner, Olivier Duhamel était le « beau-père idéal » : « Il m’encourageait pour tout. Il me portait, me rassurait, me donnait confiance. ».

    En 1988, Camille Kouchner et son frère jumeau avaient 13 ans. Cette date est cruciale puisqu’elle survient quelques semaines et deux ans après le suicide de leurs grands-parents et que c’est la date où elle a appris la liaison qu’avait Olivier Duhamel avec son frère jumeau.

    Sur France Inter le 5 janvier 2021, la journaliste Ilana Moryoussef, ancienne correspondante à Moscou, a tenté de décrire l’ambiance familiale de l’époque : « Il y a toute une société d’esprits brillants et libres, l’élite de la gauche intellectuelle, qui se pressent tous les étés autour de la piscine, dans la vaste propriété d’Olivier Duhamel, à Sanary, dans le Var. C’est la famille élargie, celle qu’on se choisit. Un milieu où tout peut se dire, à condition d’argumenter. Où les enfants sont considérés à l’égal des adultes. Où tout tourne autour de la figure solaire de la mère, Évelyne Pisier, professeure de droit respectée et icône féministe. ».

    Ce fut le frère de Camille Kouchner qui l’informa en 1988 que leur beau-père venait le voir régulièrement la nuit en cachette. Cette liaison secrète est devenue un secret de famille. Le silence est devenu une chape de plomb et surtout de culpabilité. À la question du frère : « C’est mal, tu crois ? », la réponse de la sœur adolescente fut rapide : « Ben non, il nous apprend, c’est tout. On n’est pas coincés ! ». Promesse de silence. Dans leur esprit, tout ce que faisait Olivier Duhamel était forcément pour leur bien.

    Le secret a préservé la mère, Évelyne, qui, touchée par le suicide de ses parents, a eu des penchants pour l’alcool. Ce ne fut que plus tard, adulte, que le frère abusé a parlé à sa mère, pour éviter une répétition avec les plus jeunes de la demi-fratrie. La mère a alors défendu son mari en assurant ses regrets ou en dédramatisant les faits (« Ton frère n’a jamais été forcé. », etc.).

    Dans cette histoire, au-delà des faits eux-mêmes, les deux pires choses furent : d’une part, la loi du silence et surtout le sentiment de culpabilité de Camille Kouchner qui s’en veut de ne pas avoir arrêté ces abus et même de les avoir encouragés en pensant que c’était bien ; d‘autre part, l’immense silence, encore aujourd’hui, de tous les amis de la famille qui ont fini par le savoir et qui n’ont jamais rien dit, et qui doivent être nombreux puisque la propriété varoise d’Olivier Duhamel était leur point de ralliement. Seule Marie-France Pisier, la tante, a été choquée et a demandé à sa sœur de quitter Olivier Duhamel. Elle est morte brouillée avec Évelyne qui refusait la séparation. Le livre de Camille Kouchner est ainsi dédié à sa tante.

    Probablement qu’une action judiciaire aurait peu de chance d’aboutir à une condamnation, puisque le frère abusé a eu 18 ans en 1993, c’est-à-dire il y a plus de 27 ans, et il me semble que dans les deux cas (si les actes étaient qualifiés de viol ou seulement d’abus sexuel), il y aurait prescription.

    En effet, il semblerait qu’il y ait prescription dans les deux cas de figure, viol ou abus sexuel, tous les deux « commis par un ascendant légitime naturel ou adoptif ou toute personne ayant autorité sur la victime ». Viol : aujourd’hui prescrit au bout de trente ans après la majorité (loi n°2018-703 du 3 août 2018), mais pour les victimes nées avant le 3 août 1980, c’est la loi n°2004-204 du 9 mars 2004 (article 72) qui s’applique avec une prescription de seulement de vingt ans après la majorité (par la non rétroactivité des lois). Abus sexuel commis sur moins de 15 ans : aujourd’hui prescrit au bout de vingt ans après la majorité (loi n°98-468 du 17 juin 1998), mais pour les victimes nées avant le 17 juin 1977, c’est la loi n°95-116 du 4 février 1995 qui s’applique, prescription de seulement trois ans après la majorité.

    Ce scandale, comme on le voit, n’éclate pas dans une simple famille recomposée ordinaire, elle éclate dans un milieu très branché politiquement qui risque d’éclabousser de très nombreuses personnes, plutôt à gauche. D’un point de vue politique, cela n’aura probablement pas beaucoup de conséquence puisque la gauche a déjà explosé depuis 2016, mais d’un point de vue sociétale, ce sera certainement un nouveau point de référence pour en finir avec tous les crimes et délits sexuels passés sous le silence des alcôves familiales. Il y aura un avant et un après les révélations de Camille Kouchner. Et cela, il faut s’en réjouir et remercier la parole de Camille Kouchner. Au nom de toutes les victimes.

    Source : Le blog de Sylvain Rakotoarison (05 janvier 2021)

    Tags : Olivier Dyhamel, Camille Kouchner, Evelyne Pisier, Bernard Kouchner,

  • Pourquoi l’affaire Duhamel plonge-t-elle Sciences Po dans la tourmente ?

    Pourquoi l’affaire Duhamel, suite aux révélations de Camille Kouchner, dans son livre « La Familia grande » paru au Seuil, plonge-t-elle Science Po, cet établissement prestigieux, dans la tourmente ?

    Depuis les révélations du livre de Camille Kouchner, « La Familia grande », paru au Seuil, le 5 janvier 2021, Sciences Po Paris, l’une des plus prestigieuses grandes écoles françaises, est dans la tourmente. Le livre accuse d’inceste le politologue et constitutionnalise Olivier Duhamel, qui y occupait depuis plusieurs décennies une place centrale, en étant notamment président de la Fondation nationale des sciences politiques. Pourquoi et comment l’affaire Duhamel interroge-t-elle le fonctionnement et la gouvernance de cet établissement de renom ?

    Guillaume Erner reçoit Jérôme Lefilliâtre, grand reporter au quotidien Libération, il enquête sur l’affaire Duhamel.

    Vous pouvez écouter l’interview en intégralité en cliquant sur le player en haut à gauche de cette page.

    Source : France Culture, 12 jan 2021

    Tags : Olivier Duhamel, Bernard Kouchner, Camille Kouchner, Evelyne Pisier,

  • Affaire Olivier Duhamel : « Chez ces gens-là, Monsieur ! »

    Nous avons toutes et tous en notre vie, notre part d’ombre qui nous poursuit et que nous tentons d’oublier sans trop y arriver. Mais ici, avec le récent livre de Camille Kouchner, « La familia grande » (Seuil, Paris, 2021), nous plongeons dans les profondes ténèbres que la lumière n’a point atteinte. Ce récit de la fille de l’ancien ministre de Mitterrand et de Sarkozy, le « french doctor », l’homme aux sacs de riz, époux puis ex-époux d’Evelyne Pisier, sœur de l’actrice Marie-France Pisier, est une terrible confession.

    La confession d’une famille comptant dans une classe sociale aisée, s’estimant puissante, mais en réalité loin des vrais centres de décisions, pourtant hantant les allées du pouvoir, influente dans le monde universitaire et chérie des médias. Famille de soixante-huitards adepte de la libération sexuelle se pensant dénuée de tabous, mais où il est de bon aloi que les enfants fassent de brillantes études et conquièrent les hauts postes à l’administration et à l’université. L’idéal est sociétal et très loin d’être social. Libération des mœurs, mais pas un mot sur l’aliénation des travailleurs dénoncée il y a plus d’un siècle par Karl Marx qui est pourtant leur référence. Le féminisme de Simone de Beauvoir, mais guère de préoccupation pour les ouvrières qui se battent pour l’égalité des salaires. La liberté absolue, mais on parle peu des peuples opprimés ou des prisonniers politiques un peu partout dans le monde. En réalité, dans la belle propriété d’Olivier Duhamel à Sanary sur Mer, à l’Est de Marseille, liberté de baiser ou de se faire baiser par qui on veut, « interdit d’interdire », « sous les pavés la plage ». On connaît, merci ! Les bains de minuit à poil, bas la culotte, on pisse hommes comme femmes sur le gazon. « La liberté, les femmes, le couple, l’infidélité joyeuse, la modernité intelligente ». Quelle belle définition de ce milieu !

    Bon. Évelyne et Marie-France sont nées des œuvres d’un haut fonctionnaire français en Indochine dénommé Georges Pisier et de son épouse Paula, une femme libérée. Par après, ce fut l’enfance en Calédonie, où naquit Gilles. Autant le grand-père Pisier fut honni – il avait été pétainiste – autant Paula était admirée comme femme libre et féministe. Georges et Paula divorcèrent puis se remarièrent pour définitivement redivorcer. Paula s’échappa de Calédonie avec ses enfants et s’installa à Nice. Et aussitôt, Paula proclama le bas la culotte et l’abolition du soutien-gorge pour elle et pour ses filles. Plus question d’être des « cuculs entravées » !

    Marie-France commence sa carrière d’actrice à seize ans sous la houlette de François Truffaut, mais – obligation familiale – est tenue de faire des études universitaires qu’elle réussit d’ailleurs brillamment en obtenant deux diplômes en droit public. La famille déménage à Paris. Évelyne publie son premier roman et fait la connaissance de Bernard Kouchner, homme beau, fort, autoritaire et d’une solide culture de gauche émanant de son père juif résistant.

    Ils se rendent à Cuba – le pays de la révolution. Ils rencontrent Fidel Castro. Évelyne devient pour un temps sa maîtresse. Quelle belle pièce pour son tableau de chasse ! Et Camille commente : « Pendant ce temps, mon père aime ma tante, je crois Ma tante occupe mon père » Ben tiens ! « On n’interroge pas la liberté ! Bien plus malin de s’en amuser »

    Mais, comme toujours en cette classe, les contradictions s’accumulent Camille écrit : « Pour moi, un grand chef révolutionnaire attiré par une jeune femme Une idéaliste cédant au machisme qu’elle combat Une contradiction, sans doute La liberté, peut-être. Une anecdote surtout puisque, quelques années plus tard, c’est mon père que ma mère choisira d’épouser. L’institution du mariage pour les révolutionnaires ! Décidément, la liberté… »

    Chez ces gens-là, Monsieur, c’est la contradiction et non la révolution qui est permanente !

    En 1970, naquit le premier enfant, Colin. En 1975, vinrent au monde les jumeaux Camille et Victor. C’est en 1979 que Bernard Kouchner, avec l’aide de Sartre, entame sa fameuse campagne humanitaire pour sauver les boat people vietnamien dérivant en mer de Chine. Résultat pour la famille : un père jamais présent. En 1981, Évelyne quitte le père de ses enfants. Elle ne supportait plus son machisme et ses cris et sans l’avouer – liberté oblige – une fille dans chaque port ! Et puis, le « french doctor » se transforme rapidement en homme du monde et surtout de réseaux. Il s’acoquine avec la journaliste Christine Ockrent, qui ne supporte pas ses enfants. On ne peut rien y faire, c’est la garde alternée ! Soulagement ! Victor et Camille vont chez leur mère pour quelques jours.

    Après l’élection de Mitterrand, Evelyne, professeur de droit public s’amourache d’un de ses confrères, Olivier Duhamel – celui-ci n’est nommé dans le récit de Camille Kouchner que par le nom de « beau-père » – « un mélange de Michel Berger d’Eddy Mitchell ». Toujours l’ambiguïté, même dans l’aspect physique ! Et c’était aussi un « révolutionnaire ». Il se consacrait au Chili – un peu tard après le renversement de Salvador Allende, le 11 septembre 1973 – « Après Cuba, le Chili, avec Cuba, le Chili, la gauche en étendard, nous serons bientôt la familia grande. » Et puis, avec le temps, on devient un peu moins révolutionnaire ! Et c’est aussi le temps de Sanary, la propriété du beau-père. C’est la dolce vita annuelle. À lire le bouquin de Camille Kouchner, on dirait que l’année de toutes ces grosses têtes de la gauche bourgeoise n’est consacrée qu’à un seul but : les vacances à Sanary.

    Évelyne et Olivier se marient à Conflans-Sainte-Honorine, la commune de Michel Rocard, comme il se doit. On reste entre « nous » ! Ils convolent parce qu’ils veulent adopter un enfant. Un peu tard pour Evelyne d’être enceinte du haut de ses 45 ans. Ce sera finalement une petite chilienne qu’on fera venir de là-bas. Elle sera prénommée Luz. Comme cela va de soi, les parents délèguent l’éducation de Luz à des nounous, au pédiatre et aussi à Camille et à son frère Victor. Et puis, c’est la période des suicides, le grand-père de Camille qu’elle n’a rencontré qu’une fois, se tire une balle dans la tête. Alors que sa tante et sa mère jouent l’indifférence, Camille, du haut de ses dix ans, est profondément surprise. Est-ce le choc de deux visions des choses ? Évelyne estime que c’était sa « liberté » de se donner la mort et Marie-France joue les indifférentes, elle s’en amusera même dans un de ses films où une urne funéraire portée par deux adolescents est trop lourde et ils en avalent la poussière sous le vent. On rit. Camille, elle, est sous le choc. Sa grand-mère Paula, un peu triste, ne porte cependant pas le deuil.

    Chez ces gens-là, Monsieur, on voit la mort et tout le reste comme un jeu !

    En 1988, Paula se tue. Camille avait onze ans. Ici, ce n’est plus un jeu. Camille et Victor ont vu le corps ensanglanté. Deuxième suicide dans la familia grande et ce ne sera pas le dernier. Après, tout change. Évelyne dépérit. Elle boit et fume sans arrêt. Bernard Kouchner est nommé secrétaire d’Etat du gouvernement Rocard. Colin a dix-huit ans et s’en va. Évelyne est nommée directrice du livre par Jack Lang, ami de la famille. Elle assure cette fonction avec des pieds de plomb. Et puis, c’est la catastrophe.

    Victor révèle à Camille la conduite de son beau-père. Les attouchements, les fellations qu’il lui impose. Victor demande à sa sœur de se taire. Et elle se tut pendant des années. Petit à petit, cependant, tout le monde est plus ou moins au courant, sauf les principaux intéressés : Evelyne, Marie-France et Bernard Kouchner.

    Chez ces gens-là, Monsieur, on ne cause pas, on la ferme !

    À Sanary, devenu le lieu de rencontre des intellos branchés, de quelques politiciens des artistes en vue. Le beau-père « se fait roi ». Il devient une personnalité de haut niveau. Et c’est la totale permissivité. La liberté, n’est-ce pas ! A quinze ans, les enfants sont autorisés à sortir en boîte. Toute la nuit. Lever à 13 heures. Des heures dans la piscine à faire des attouchements aux vieux. Évelyne veut que Camille soit déniaisée. Elle lui apprend qu’elle a fait l’amour la première fois à douze ans ! Mais Camille vit un calvaire. Les révélations de Victor la rongent. Et il faut se taire !

    En 1995, Camille et Victor ont vingt ans. Colin, l’aîné, est parti au Texas, Victor s’en va aussi à Madrid. Camille reste seule. Elle commence le droit mais n’assiste pas aux cours. Sa mère va mieux, a repris son boulot de prof, mais Camille est en proie à un terrible sentiment de culpabilité : être coupable de se taire !

    À vingt-cinq ans, Camille rencontre un scénariste du nom de Thiago. Cela ne plaît pas à sa mère, à sa tante et à son père. C’est un saltimbanque, il n’est pas dans la réalité. Ah ! le conformisme des bourges « libérés » ! Quant à Victor, il avait parlé à son beau-père qui menaçait de se suicider, le supplia de ne rien dire à sa mère. Victor s’éloigna. Il entama une brillante vie professionnelle, s’est marié et à trois enfants. Il s’est détaché de la « familia grande » pour construire sa propre famille et sans doute échapper aux fantômes. Quant à Camille, elle mène sa vie avec Thiago qui a un fils, Orso. Ils sont allés plusieurs fois à Sanary et Camille commença à avoir peur. Elle redoutait qu’Orso subisse le même calvaire que Victor. C’est là qu’elle décida de parler. Elle mit au courant son frère jumeau qui piqua une colère noire. Entre temps, Camille tombe malade, une embolie pulmonaire qui l’obligea à se rendre plusieurs fois à l’hôpital. Elle s’en sort et passe sa thèse de doctorat en droit et puis elle donne naissance à une petite fille, Lily, en référence à la chanson de Pierre Perret. Ensuite, Camille devient maître de conférences à l’université d’Amiens.

    Nouvelles vacances à Sanary. Colin, le frère aîné, veut y envoyer son fils de 2 ans et demi. Là, Camille est obligée de parler. Elle lui raconte. Son frère n’est pas surpris, car le beau-père est régulièrement venu dans sa chambre quand il était ado. Il mesurait son pénis avec un double décimètre ! Cependant, il lui en voulait de ne pas avoir parlé plus tôt ! Il avait quarante ans ! Et il a accepté lui aussi de se taire. Décidément !

    Camille accouche d’un deuxième enfant, un garçon, Nathan. Là, elle parle à sa tante Marie-France qui, furieuse, lui conseille de mettre son père au parfum. Évelyne pardonne. Elle dit à Victor qu’il y a eu fellation, mais pas sodomie ! Ce n’est pas si grave et puis, c’est un peu tard pour se séparer. Eh non ! La loi ne s’intéresse pas à la manière, mais au fait : l’inceste est un viol et doit être poursuivi comme tel !

    Chez ces gens-là, Monsieur, la culture de l’excuse est mise sur un piédestal !

    Et l’histoire se continuera avec un troisième suicide, en 2011, celui de Marie-France Pisier que l’on retrouvera au fond de sa piscine. Elle s’était démenée pour mettre un terme à cette abomination en conseillant à sa sœur de divorcer. Elle avait conseillé à Camille d’en parler à son père. Celui-ci, furieux, a voulu « péter la gueule » au beauf. Il ne l’a pas fait sous les suppliques de sa fille. Ce qu’elle regrette aujourd’hui comme elle l’a récemment déclaré à « l’Obs ». Camille a consulté des juristes qui lui ont dit que l’affaire est prescrite ! Il aurait fallu parler plus tôt. Enfin, c’est autour d’Evelyne de succomber à un cancer du poumon. Toute une génération s’en est allée, sauf le « présumé » coupable.

    En définitive, c’est le livre de Camille Kouchner qui mettra sans doute un terme à cette tragédie. On a appris que beaucoup de monde était au courant. Ainsi, le directeur de la célèbre faculté de Science politique savait et s’est tu lui aussi. Le beau-père, Olivier Duhamel, a démissionné de toutes ses hautes fonctions universitaires et médiatiques. C’est la chute !

    Mais ce qui reste de la « familia grande » se redressera-t-il ?

    Et cette classe de « bobos » donneurs de leçons mettra-t-elle un bémol à ses prétentions ? Ce serait étonnant, mais espérons-le dans l’intérêt du monde du progrès..

    Le blog de Pierre Verhas, 10 jan 2021

    Tags : Olivier Duhamel, Camille Kouchner, Evelyne Pisier, Marie-France Pisier,