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  • Voici comment l’Europe a été poussée au suicide économique

    Voici comment l’Europe a été poussée au suicide économique

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    Avec l’aide active des « dirigeants » européens, les États-Unis parviennent à ruiner l’Europe.

    Comme l’écrivait Michael Hudson, professeur et chercheur en économie à l’université du Missouri à Kansas City, début février, avant l’intervention de la Russie en Ukraine :

    L’Amérique n’a plus la puissance monétaire, l’excédent commercial et une balance des paiements toujours positive qui lui permettait d’élaborer les règles du commerce et de l’investissement dans le monde depuis 1944-45. La menace qui pèse sur la domination américaine est que la Chine, la Russie et le cœur de l’île-monde eurasienne de Mackinder offrent de meilleures opportunités de commerce et d’investissement que celles offertes par les États-Unis, qui demandent de plus en plus désespérément des sacrifices à leurs alliés de l’OTAN et autres.

    L’exemple le plus flagrant est la volonté des États-Unis d’empêcher l’Allemagne d’autoriser la construction du gazoduc Nord Stream 2 afin d’obtenir du gaz russe pour les prochains froids. Angela Merkel s’est mise d’accord avec Donald Trump pour dépenser un milliard de dollars dans la construction d’un nouveau port GNL afin de devenir plus dépendante du GNL américain, dont le prix est élevé. (Le plan a été annulé après que les élections américaines et allemandes ont changé les deux dirigeants). Mais l’Allemagne n’a pas d’autre moyen de chauffer un grand nombre de ses maisons et immeubles de bureaux (ou d’approvisionner ses entreprises d’engrais) que le gaz russe.

    Le seul moyen qui restait aux diplomates américains pour bloquer les achats européens était d’inciter la Russie à lancer une réponse militaire, puis de prétendre que la réplique à cette réponse doit l’emporter sur tout intérêt économique purement national. Comme l’a expliqué la sous-secrétaire d’État aux affaires politiques, Victoria Nuland, lors d’un point de presse du département d’État, le 27 janvier : « Si la Russie envahit l’Ukraine, d’une manière ou d’une autre, le Nord Stream 2 n’avancera plus ». Le problème est de créer un incident suffisamment offensif et de dépeindre la Russie comme l’agresseur.

    À la mi-février, un observateur de l’OSCE notait que les bombardements d’artillerie sur le Donbass par les Ukrainiens était passé d’une poignée à plus de 2 000 explosions par jour. La Russie a réagi à ces préparatifs d’attaque en reconnaissant les républiques du Donbass, en signant des accords de défense avec elles et en leur venant finalement en aide.

    Peu après le lancement de l’opération militaire russe, le professeur Hudson a approfondi ses réflexions :

    La récente provocation de la Russie par l’expansion de la violence ethnique anti-russe par le régime néo-nazi ukrainien de Maiden post-2014 vise à provoquer une épreuve de force. Elle répond à la crainte des intérêts américains de perdre leur emprise économique et politique sur leurs alliés de l’OTAN et d’autres satellites de la zone dollar, car ces pays ont vu leurs principales opportunités de gain dans l’augmentation de leur commerce et de leurs investissements avec la Chine et la Russie. …

    Comme l’a expliqué le président Biden, l’escalade militaire actuelle (« en agaçant l’ours ») ne concerne pas vraiment l’Ukraine. Biden a promis dès le départ qu’aucune troupe américaine ne serait impliquée. Mais il exige depuis plus d’un an que l’Allemagne empêche le gazoduc Nord Stream 2 d’approvisionner son industrie et ses logements en gaz à bas prix et se tourne vers les fournisseurs américains, dont les prix sont beaucoup plus élevés. …

    L’objectif stratégique américain le plus urgent de la confrontation entre l’OTAN et la Russie est la flambée des prix du pétrole et du gaz. En plus de créer des profits et des gains boursiers pour les entreprises américaines, les prix plus élevés de l’énergie vont faire perdre une grande partie de sa vapeur à l’économie allemande.

    Au début du mois d’avril, le professeur Hudson refaisait un point sur la situation :

    Il est maintenant clair que la nouvelle guerre froide a été planifiée il y a plus d’un an par les États-Unis, avec la stratégie de bloquer le Nord Stream 2 dans le cadre de son objectif d’empêcher l’Europe occidentale (« OTAN ») d’augmenter sa prospérité par le commerce et les investissements mutuels avec la Chine et la Russie. …

    Ainsi, les régions russophones de Donetsk et de Louhansk ont été bombardées avec une intensité croissante, et comme la Russie s’abstenait de répondre, des plans auraient été élaborés pour lancer une grande épreuve de force en février dernier ;- une attaque lourde de l’Ukraine occidentale organisée par des conseillers américains et armée par l’OTAN. …

    Avant la guerre des sanctions, le commerce et les investissements européens promettaient une prospérité mutuelle croissante grâce aux relations entre l’Allemagne, la France et d’autres pays de l’OTAN d’un côté et la Russie et de la Chine de l’autre. La Russie fournissait une énergie abondante à un prix compétitif, et cet approvisionnement énergétique devait faire un bond en avant avec Nord Stream 2.

    L’Europe devait gagner les devises étrangères nécessaires pour payer ce commerce d’importation croissant en exportant davantage de produits industriels vers la Russie et en investissant dans la reconstruction de l’économie russe, par exemple par des entreprises automobiles allemandes, des avions et des investissements financiers. Ce commerce et ces investissements bilatéraux sont désormais interrompus pour de très nombreuses années, étant donné la confiscation par l’OTAN des réserves étrangères de la Russie conservées en euros et en livres sterling.

    La réponse européenne à la guerre par procuration des États-Unis contre la Russie est basée sur une moralisation hystérique menée par les médias, ou alors une hystérie moralisatrice. Elle n’était et n’est toujours ni rationnelle ni réaliste.

    Les « dirigeants » européens ont décidé que le suicide économique de l’Europe était nécessaire pour montrer à la Russie que Bruxelles était sérieusement fâchée. Des gouvernements nationaux imbéciles, y compris celui de l’Allemagne, ont suivi ce programme. S’ils continuent sur leur lancée, le résultat sera une désindustrialisation complète de l’Europe occidentale.

    Pour reprendre les termes d’un observateur sérieux :

    Aujourd’hui, nous constatons que pour des raisons purement politiques, poussés par leurs propres ambitions, et sous la pression de leur suzerain américain, les pays européens imposent davantage de sanctions sur les marchés du pétrole et du gaz, ce qui entraînera davantage d’inflation. Au lieu d’admettre leurs erreurs, ils cherchent un coupable ailleurs. …

    On a l’impression que les politiciens et les économistes occidentaux oublient tout simplement les lois économiques de base ou choisissent simplement de les ignorer. …

    Dire non à l’énergie russe signifie que l’Europe deviendra systématiquement et durablement la région du monde la plus coûteuse en ressources énergétiques. Oui, les prix vont augmenter, et des ressources vont aller contrer ces hausses de prix, mais cela ne changera pas la situation de manière significative. Certains analystes affirment que cela portera gravement, voire irrévocablement, atteinte à la compétitivité d’une partie importante de l’industrie européenne, qui perd déjà du terrain au profit d’entreprises d’autres régions du monde.

    Maintenant, ces processus vont certainement s’accélérer. Il est clair que les possibilités d’activité économique, avec ses améliorations, quitteront l’Europe pour d’autres régions, tout comme les ressources énergétiques de la Russie.

    Cet autodafé économique… ce suicide est, bien sûr, l’affaire interne des pays européens. …

    Or, les actions erratiques de nos partenaires – c’est ce qu’elles sont – ont entraîné une croissance de facto des revenus du secteur pétrolier et gazier russe, en plus des dommages causés à l’économie européenne. …

    En comprenant les mesures que l’Occident prendra dans un avenir proche, nous devons tirer des conclusions à l’avance et être proactifs, en tournant les mesures chaotiques irréfléchies de certains de nos partenaires à notre avantage pour le bien de notre pays. Naturellement, nous ne devons pas espérer que leurs erreurs se répètent. Nous devons simplement, pratiquement, partir des réalités actuelles, comme je l’ai dit.

    Tiré du discours de Vladimir Poutine, lors d’une réunion sur le développement de l’industrie pétrolière, 17 mai 2020, Kremlin, Moscou

    Moon of Alabama

    Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

  • Que se passe-t-il si la Russie coupe le gaz à l’Europe ?

    Que se passe-t-il si la Russie coupe le gaz à l’Europe ? – Ukraine, Nord Stream 2, GNL,

    -La Russie a déjà ralenti l’approvisionnement en gaz de l’Europe
    -Les importations de GNL ne compenseraient pas le manque de gazoduc russe
    -Une coupure de gaz à grande échelle entraverait l’économie européenne

    Trois scénarios
    L’Europe est mal préparée à une interruption à grande échelle de l’approvisionnement en gaz russe, ce qui la rend vulnérable aux tiraillements en cas de conflit en Ukraine.

    Depuis l’été dernier, l’Europe est en proie à une crise d’approvisionnement en gaz naturel – une situation que l’escalade de la crise entre la Russie et l’Ukraine ne fait qu’aggraver.

    Il est normal que la Russie fournisse plus de gaz à l’Europe que ce qui est contractuellement prévu, surtout lorsque les prix et la demande sont élevés. Pourtant, bien que la consommation européenne de gaz ait augmenté d’environ 5,5 % et que les prix aient atteint des sommets, la Russie s’est abstenue d’injecter du gaz supplémentaire sur le continent. Les pays européens utilisent généralement ce gaz supplémentaire pour remplir leurs installations de stockage pendant l’été. Le président russe Vladimir Poutine lui-même a fait pression à plusieurs reprises sur l’Europe, en particulier sur l’Allemagne, pour qu’elle approuve rapidement le projet de gazoduc Nord Stream 2 (qui contourne l’Ukraine) et signe de nouveaux contrats de livraison de gaz à long terme comme conditions préalables à la fourniture de gaz supplémentaire à l’Europe.

    Cette démarche semble faire partie intégrante de la guerre hybride menée par Moscou contre l’Occident (l’Union européenne en particulier) et l’Ukraine. Si le Kremlin décide d’envahir l’Ukraine, ce qui déclencherait des sanctions de la part de l’UE et des États-Unis, il pourrait riposter en réduisant les livraisons de gaz – potentiellement dans des proportions paralysantes.

    Armement des exportations de gaz
    Le gaz naturel représente environ 20 % de la consommation d’énergie primaire de l’Europe, ainsi que 20 % de sa production d’électricité. Il est également utilisé pour le chauffage et les processus industriels. La Russie est le plus grand fournisseur de gaz de l’Europe. Selon les estimations, elle livrera 168 milliards de mètres cubes (mmc) au continent (y compris la Turquie) en 2021, ce qui est inférieur à ses propres prévisions de 183 mmc. Au cours des derniers mois de 2021, la Russie n’a livré que 19 milliards de m3 via l’Ukraine, soit moins de la moitié de la capacité convenue de 40 milliards de m3, à un moment où les livraisons auraient dû augmenter en raison de l’arrivée de l’hiver. Certains s’inquiètent du fait qu’en cas de conflit plus large entre l’Ukraine et la Russie, ces livraisons pourraient être gravement perturbées, potentiellement pendant des mois ou des années.

    La résurgence de la demande mondiale de gaz et l’engorgement des approvisionnements sont les causes premières de la hausse des prix de l’énergie en Europe, mais l’insistance du président Poutine à remplir les sites de stockage russes en septembre dernier avant d’envoyer du gaz naturel en Europe n’a rien arrangé. Bien que le Kremlin le nie, nombreux sont ceux qui, en Europe, considèrent cette démarche comme une extorsion visant à tordre le bras de l’Allemagne sur Nord Stream 2.

    Malgré des prix record, les exportations de gaz russe vers l’Europe en 2021 sont restées inférieures à ce qu’elles étaient en 2019. Les installations de stockage de gaz de l’Europe se sont épuisées pendant les mois d’hiver, leurs niveaux tombant à des niveaux historiquement bas, et pourraient être vides d’ici mars ou avril.

    Malgré des prix record, les exportations de gaz de la Russie vers l’Europe en 2021 sont restées inférieures à ce qu’elles étaient en 2019.

    La décision de Moscou de limiter les livraisons de gaz à l’Europe via l’Ukraine (et la Biélorussie) a ajouté aux turbulences du marché européen et a contribué à maintenir les prix du gaz élevés. La Russie n’a pas besoin de l’achèvement de Nord Stream 2 – qui attend encore l’approbation des régulateurs allemands puis de la Commission européenne – pour augmenter ses approvisionnements en gaz vers l’Europe. Une grande quantité de gaz peut être acheminée par les canalisations existantes. La Russie a pompé quelque 104,2 milliards de mètres cubes de gaz vers l’Europe via l’Ukraine en 2011, et jusqu’à 89,6 milliards de mètres cubes en 2019.

    Outre l’approbation du projet Nord Stream 2, Moscou souhaite que les compagnies gazières européennes signent davantage de contrats de livraison à long terme, qui les lient aux fournitures russes à des prix fixes pendant 10 à 20 ans. En revanche, ces entreprises préfèrent signer des contrats spot flexibles et à court terme, qui ont généralement été moins chers ces dernières années. À la fin de 2020, les contrats spot représentaient 87 % de tous les contrats de livraison de gaz en Europe.

    L’argument de Moscou selon lequel Gazprom devait réapprovisionner les installations de stockage de gaz de la Russie avant d’augmenter les livraisons à l’Europe a été mis à mal lorsqu’il s’est avéré qu’elles étaient presque pleines au 20 octobre, retenant 69 milliards de m3 sur un total de 72,6 milliards de m3. Au quatrième trimestre 2021, les livraisons de gaz russe à l’Europe étaient inférieures de 25 % à celles de la même période en 2020. À la fin du mois de janvier 2022, les niveaux de stockage de gaz européens étaient tombés en dessous de 40 % de leur capacité. À l’époque, Fatih Birol, directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie, avait critiqué la Russie pour avoir exacerbé la crise gazière de l’Europe, accusant Moscou de restreindre d’au moins un tiers le gaz qu’elle pouvait envoyer en Europe.

    Une dépendance croissante
    Depuis que l’UE a introduit son « troisième paquet énergie » en 2009, l’Union a pris de nombreuses mesures pour renforcer la sécurité de son approvisionnement en gaz. Elle a porté sa capacité d’importation de gaz naturel liquéfié (GNL) à 237 milliards de m3 par an, notamment grâce à 29 installations d’importation et de regazéification de gaz à grande échelle, à de nouvelles interconnexions gazières entre les États membres de l’UE et à l’achèvement du réseau de gazoducs TANAP-TAP pour importer du gaz d’Azerbaïdjan.

    Les options dont dispose l’UE pour pallier une pénurie de gaz sont limitées.

    Tous ces éléments ont amélioré la sécurité gazière de l’UE, ce qui amène certains gouvernements et experts à penser que la question est désormais close. Si le Kremlin devait délibérément perturber l’approvisionnement en gaz, l’UE se contenterait d’importer davantage de GNL, qui pourrait être distribué sur l’ensemble du marché européen du gaz. En conséquence, l’Allemagne a augmenté sa dépendance à l’égard des importations russes par gazoduc, qui est passée de 42 % en 2010 à 55 % en 2021. La dépendance globale de l’UE à l’égard du gaz a également augmenté rapidement – en incluant les approvisionnements en GNL russe, le bloc est passé de près de 44 % de son gaz en provenance de Russie en 2020 à 53 % au quatrième trimestre de 2021.

    L’idée selon laquelle l’Europe pourrait compenser une interruption de l’approvisionnement russe reposait sur l’hypothèse qu’un marché d’acheteurs resterait en place, les fournisseurs se bousculant pour conquérir des clients. Cependant, la baisse de la production de gaz due à la pandémie et la reprise économique rapide de la Chine depuis l’automne 2020 ont fait basculer l’équilibre de l’offre et de la demande vers un marché vendeur, avec des pénuries mondiales de gaz et une flambée des prix.

    Scénario 1 : interruption de l’approvisionnement de l’Ukraine
    Si une guerre éclate et que le gaz que l’UE reçoit actuellement de l’Ukraine est interrompu, le bloc aurait des options limitées pour compenser le manque à gagner. Les Pays-Bas sont un important producteur de gaz, mais en 2018, le gouvernement néerlandais a décidé de cesser toute production d’ici à la fin de 2022. En janvier, Berlin lui a demandé de livrer 1,1 milliard de m3 supplémentaires, alors qu’il avait précédemment bloqué un nouveau projet gazier offshore néerlandais qui aurait été limitrophe de l’Allemagne. Pour l’instant, les Pays-Bas s’exécutent, mais leur retrait progressif est toujours en cours.

    D’autres sources d’approvisionnement sont également problématiques. La Norvège, deuxième plus grand fournisseur de gaz en Europe, a augmenté ses livraisons, mais ne pourrait pas compenser une interruption importante. En décembre, elle a subi une panne imprévue dans un champ de gaz clé, ce qui a limité les expéditions.

    L’Algérie est le troisième plus grand fournisseur de gaz en Europe, mais ses livraisons à l’Espagne ont diminué en raison d’un conflit en cours avec le Maroc. L’Azerbaïdjan n’étant pas en mesure d’augmenter sa production de gaz à court terme, l’Europe ne peut pas compter sur davantage de gaz par le biais du système TANAP-TAP.

    L’UE pourrait compenser en important davantage de GNL, dont les États-Unis sont son principal fournisseur. En 2019, les États-Unis ont livré quelque 25 % de toutes les importations de GNL du bloc. Les États-Unis auront la capacité d’exporter quelque 118 milliards de m3 par an d’ici à la fin de 2022, et plus de 160 milliards de m3 par an d’ici à 2024. En cas de crise, quelque 15 % des exportations mondiales de GNL pourraient être réorientées pour combler un déficit européen. Mais les prix augmenteraient encore plus.

    Scénario 2 : La Russie réduit ses approvisionnements de moitié
    Dans ce scénario, la Russie ne maintiendrait que ses approvisionnements directs par gazoduc via Nord Stream 1 (capacité : 55 milliards de m3 par an) et les deux gazoducs Turk Stream (capacité combinée : 31,5 milliards de m3 par an). Ce faisant, la Russie pourrait maximiser ses revenus gaziers tout en divisant l’UE entre les États membres qui reçoivent ses approvisionnements (Autriche, Bulgarie, Estonie, Allemagne, Grèce, Hongrie, Lettonie, Pays-Bas), ceux qui sont coupés (Lituanie, Pologne) et ceux qui peuvent recevoir le gaz dont ils ont besoin tant qu’ils se plient à la ligne politique de la Russie (République tchèque, France, Italie).

    Bien qu’elle dispose d’une capacité d’importation de GNL d’environ 1 900 térawattheures (TWh) et qu’elle n’en utilise que 730 TWh en 2021, l’UE aurait d’énormes difficultés à trouver des approvisionnements en GNL suffisants pour compenser une réduction de 50 % de l’offre russe à court terme, en particulier pendant un hiver plus froid en Asie et en Europe.

    Les contrats de GNL au comptant et à court terme représentaient 38 % du marché mondial du GNL en 2021. Pourtant, sur le marché asiatique spécifiquement, les importations de GNL sont très majoritairement basées sur des contrats à long terme. Les approvisionnements en provenance des États-Unis destinés à remplir ces contrats ne pourraient être réacheminés qu’en cas de baisse inattendue de la demande – par exemple, en cas d’hiver exceptionnellement chaud.

    Le marché gazier de l’UE n’est toujours pas conçu pour approvisionner pleinement la région à partir de l’ouest.

    C’est ce qui s’est produit en décembre 2021, lorsque le temps doux en Asie a permis à 34 navires-citernes transportant du GNL américain de passer de l’Asie à l’Europe, contribuant ainsi à renforcer les niveaux de stockage de cette dernière. En janvier, l’Europe est passée de 51 % à 75 % de sa capacité de regazéification du GNL (seuls 90 % de la capacité d’un terminal peuvent être utilisés). En Europe occidentale, elle a utilisé la totalité de sa capacité disponible, ne laissant de capacité d’importation libre qu’en Europe orientale et surtout méridionale. Une certaine augmentation des approvisionnements en provenance des États-Unis est probable à court terme. Outre les États-Unis, l’Australie semble être le seul grand fournisseur de GNL capable d’augmenter ses exportations de GNL dans les mois à venir. En dehors de cela, la réorientation des approvisionnements en GNL sur le marché spot sera utile, tandis que la réorientation des cargaisons de GNL à long terme restera tributaire de la demande et des conditions météorologiques en Asie.

    Certains analystes estiment que l’Europe pourrait remplacer jusqu’à deux tiers du gaz reçu par les gazoducs russes par du GNL maritime. Cette évaluation pourrait être trop optimiste. L’Europe centrale et orientale ne dispose pas d’interconnexions gazières suffisantes pour que le plan fonctionne. L’Espagne et la France ont un problème similaire. Et l’Allemagne n’a pas du tout de terminal d’importation de GNL. Les États membres disposent de leurs propres systèmes d’infrastructure gazière, souvent construits pour transporter du gaz de qualité et de composition chimique différentes, ce qui limite la possibilité de pomper simplement du gaz d’un pays à l’autre. Même avec l’extension des terminaux d’importation de GNL et les nombreux interconnecteurs en Europe de l’Est, le marché européen du gaz n’est toujours pas conçu pour approvisionner pleinement la région depuis l’ouest du bloc.

    La Russie possède les quatrièmes réserves de change au monde, soit environ 630 milliards de dollars, ce qui signifie qu’elle pourrait facilement survivre à une réduction à long terme de ses approvisionnements. Et au vu de la flambée des prix qu’une telle réduction entraînerait, Moscou pourrait compenser une partie importante de la différence en augmentant ses ventes à d’autres clients. Contrairement à l’UE, la Russie a mis en place une stratégie économico-financière globale après que l’Occident a imposé des sanctions à la suite de l’annexion de la Crimée. Cela lui a permis de réduire sa dépendance à l’égard de l’Union européenne.

    L’Europe, en revanche, aurait du mal à compenser rapidement les perturbations, ce qui la contraindrait à rationner et à réduire sa consommation de gaz. Cela n’affecterait pas seulement la production d’énergie et le chauffage, mais paralyserait également les industries à forte consommation de gaz.

    Scénario 3 : la Russie interrompt toutes les livraisons de gaz à l’Europe
    Ce scénario est le moins probable, car il ruinerait les relations de la Russie avec l’UE et détruirait toute idée que la Russie est un fournisseur de gaz fiable. Il pourrait également anéantir tout espoir de devenir un exportateur important d’hydrogène vers l’UE.

    Mais si cela se produisait, l’Europe serait dans une situation difficile. Pour remplacer l’ensemble du gaz russe acheminé par gazoduc, il faudrait un quart de la production mondiale de GNL en 2021. Là encore, tout réacheminement significatif des approvisionnements en GNL dépendrait des conditions météorologiques en Asie. Les contrats sur le marché au comptant ne seraient pas en mesure de compenser les 170 milliards de m3 par an de gaz russe acheminé par gazoduc que l’Europe perdrait. Quelque 62 % de tous les contrats mondiaux de GNL sont régis par des contrats à moyen et long terme.

    La dépendance excessive de l’Europe à l’égard du gaz russe est devenue l’une de ses principales faiblesses stratégiques.

    L’industrie européenne serait gravement perturbée. L’électricité serait rationnée, ce qui pourrait entraîner de fréquentes coupures de courant – avec tous les effets négatifs que cela aurait sur les infrastructures critiques. L’examen de ce scénario montre que la dépendance excessive de l’Europe à l’égard du gaz russe est devenue l’une de ses plus grandes faiblesses stratégiques.

    Perspectives stratégiques
    Une interruption complète de l’approvisionnement de l’Europe coûterait à Gazprom entre 200 et 230 millions de dollars par jour. Si cette interruption devait durer trois mois, les ventes perdues s’élèveraient au total à moins de 20 milliards de dollars, que la Russie pourrait facilement couvrir avec ses 630 milliards de dollars de réserves étrangères et les gains éventuels provenant de nouvelles ventes à d’autres régions à des prix plus élevés. Cette année, Gazprom devrait réaliser plus de 90 milliards de dollars de bénéfice brut d’exploitation, contre seulement 20 milliards de dollars en 2019.

    La capacité à réduire le flux de gaz naturel reste le levier le plus important et le plus efficace du Kremlin contre l’Europe, qu’il s’agisse d’éviter les sanctions ou d’influencer la réaction de l’UE face à l’escalade du conflit ukrainien. Cela montre également à quel point l’interdépendance entre la Russie et l’Europe est asymétrique. La Russie peut survivre aux sanctions économiques sévères de l’Occident pendant au moins un an, voire plus. L’UE aurait de sérieux problèmes si l’approvisionnement en gaz russe était coupé – ne serait-ce que de 50 % – après quelques mois. Elle n’a tout simplement pas suffisamment diversifié ses sources d’importation de gaz et a sous-estimé la valeur de la sécurité énergétique par rapport aux politiques favorables au climat et aux approvisionnements en gaz moins chers.

    Comme l’a dit le journaliste et expert en énergie Llewellyn King dans une colonne pour Forbes en novembre : « Les acheteurs de gaz européens et leurs maîtres politiques ont parié que la Russie avait plus besoin de leur marché que du gaz russe. … L’Europe a parié à tort sur le marché spot, la Russie et le vent. A peu près tout ce qui pouvait mal tourner, a mal tourné. »

    FRANK UMBACH, est directeur de recherche à EUCERS/CASSIS, Université de Bonn.

    GIS, 14/04/2022

    #Russie #Ukraine #UnionEuropéenne #UE