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  • Crise ukrainienne: Fiasco américain au Proche-Orient

    Ukraine, Russie, OTAN, Occident, Proche Orient,

    par Abdelhak Benelhadj

    La Russie est sous embargo depuis très longtemps, au moins depuis 2014. Les sanctions sévères qui lui ont été infligées après le 24 février sont dans la continuité d’une longue série dont la crise ukrainienne n’a fait qu’accélérer le rythme et l’intensité.

    « Quoi qu’il en coûte »

    Il y a de la cohérence en cela dans la politique américaine. L’objectif est clair et tout aussi cohérent : casser l’axe eurasiatique en formation, consolider le lien atlantique, changer le régime au Kremlin et s’occuper de la Chine ensuite avec un message universel limpide : le monde ne connaît et ne connaîtra qu’une seule hyperpuissance. Washington et ses « alliés » font le nécessaire pour qu’il ne vienne à quiconque l’idée de la situer en Asie ou ailleurs que sur les rives de l’Atlantique. En attendant, l’Amérique du nord et l’Union Européenne courent contre la montre en une chorégraphie tortueuse pas toujours facile à suivre. La situation d’urgence et cette dramatisation sont pour une large part factices. Que Gazprom suspende ou non fournisse son gaz cela ne change rien au projet de rupture décidée par les pays occidentaux. Il serait définitivement établi que « V. Poutine n’est pas fiable et qu’il décidera de rompre la vente de son gaz ». Avec cette précision qu’ils veulent, aux yeux de leurs opinions publiques, le faire endosser par la Russie.

    Il en est des hydrocarbures comme il en est d’ailleurs des céréales sur lesquels nous reviendrons dans un prochain papier. Ils hurlent à la famine dont la cause principale serait là aussi la Russie alors qu’elle dérive directement du boycott occidental décidé et confirmé.

    Le boycott du pétrole et du gaz ainsi que tous les produits exportés russes fait flamber les cours et provoque une inflation de moins en moins maîtrisable. Les Banques Centrales monétaristes croient pouvoir la juguler en augmentant leurs taux d’intérêt et, ce faisant, étouffent toute croissance économique au moment où la fin de la pandémie exigeait une relance.

    Pourtant, il s’agit clairement d’un choc de l’offre délibérément organisé qui ne peut en aucun cas être résoudre le problème : aucune augmentation de taux ne ferait venir plus gaz ou de pétrole en Europe ou en Amérique.

    L’industrie européenne serait pour moitié à l’arrêt. Et partout on clame que la suspension des fournitures russes aggraverait la situation dans des proportions qui dépasseraient les crises des années 1970.

    Aucun bouclier tarifaire (en France) ne serait suffisant pour faire face au choc et à la panique qui commence à s’ensuivre. Il suffirait de suivre les travaux de l’Assemblée Nationale française.

    La semaine dernière, nous avions examiné ce scénario et avions proposé que la rupture par les Russes de leurs livraisons de gaz était peu probable et serait contraire à leurs intérêts.(1)

    « Gazprom a rempli, continue de remplir et remplira pleinement ses obligations, si quelqu’un en a besoin », a affirmé le chef du Kremlin, lors d’une conférence de presse après des pourparlers à Téhéran. « Il ne fait aucun doute que nos partenaires rejettent ou essayent de rejeter toutes leurs propres erreurs sur la Russie et Gazprom », a-t-il ajouté. Rien n’y fait.

    La Russie reste l’ennemi et tout lien avec lui devra être rompu, « quoi qu’il coûte ».

    Au reste, Gazprom signale que Nord-Stream 2 est toujours disponible prêt à servir… Mais pour cela, il est nécessaire que les Européens s’affranchissent de la tutelle américaine. Et cela, ce n’est pas pour l’instant d’actualité…

    Deux solutions possibles s’offrent alors à ces pays dépendants et fortement consommateurs d’énergie :

    1.- Réduire leur consommation. Cela permet de concilier deux objectifs longtemps opposés : réduire les importations et la dépendance à l’égard de la Russie tout en se conformant enfin aux recommandations écologistes de lutte contre le réchauffement climatique et le gaspillage des ressources non renouvelables.

    On peut y ajouter l’investissement dans les énergies alternatives renouvelables (solaire, éolien, usines marémotrices, hydrogène…) et l’économie circulaire. Mais il s’agit là de solutions à moyen-long terme.

    2.- Le recours aux réserves stratégiques dans lesquelles les pays occidentaux, les Etats-Unis notamment, ont abondamment puisé. Mais cela semble loin de suffire.

    3.- Envisager l’importation de ces ressources de pays tiers, pour l’essentiel du Proche-Orient. Les hypothèses vénézuélienne ou iranienne ont peu à peu été abandonnées.

    Il y a bien évidemment une quatrième solution que les exécutifs renoncent pour le moment à considérer officiellement : revoir la politique des sanctions contre la Russie et renégocier le sort de l’Ukraine…

    Pour que cette option soit considérée avec sérieux, il faut d’abord (même sans illusions) maintenir médiatiquement la pression militaire et examiner la faisabilité d’une solution proche-orientale, envisagée d’ailleurs dès le mois de mars. C’est à cette alternative qu’est consacré ce qui suit.

    Mais avant cela il faut se demander pourquoi le Proche-Orient est-il happé par le conflit ukrainien ?

    Pourquoi le Proche-Orient ?

    Cette région traîne ses problèmes depuis la « Question d’Orient », toujours d’actualité du reste. La Turquie d’Erdogan a remplacé l’Empire Ottoman de la « Sublime Porte ».

    Ici, on est au coeur d’une multitude de conflits et d’enjeux :

    – C’est là où mers et continents se rencontrent

    – C’est là qu’ont fleuri les premières civilisations urbaines depuis la fin du paléolithique. Et là où il y a civilisations, il y a conflits d’intérêts. Et là où il y a conflit d’intérêt, il y a histoire qui commençait à s’écrire il y a plus de 5 000 ans.

    – La région est riche de ses ressources énergétiques qui ont fait son malheur.

    – L’intrusion d’Israël depuis la fin de la dernière guerre a accru l’insécurité régionale Comment et pourquoi le conflit ukrainien déborde-t-il sur cette région ?

    1.- Les rives de la mer Noire sont devenues un enjeu de première importance depuis que la Turquie a appliqué la Convention de Montreux (1936) qui a donné à la Russie un incontestable avantage stratégique. Le blocage du port d’Odessa asphyxie l’économie ukrainienne et ses exportations de céréales. Les négociations ont repris à Istanbul entre les Russes et leurs voisins.

    2.- Les sanctions portant sur le commerce extérieur russe pour lui interdire de vendre ses produits ou d’en acheter ont été une erreur capitale.

    Les Etats-Unis savaient pourtant que les capacités de production des membres de l’OPEP étaient technologiquement limitées. Ils savaient aussi que si le Qatar restait proche de Washington, Riyad et Abou Dabi se montraient très réticents à les suivre.

    Branle-bas de combat

    La mise en scène et le spectacle sont saisissants.

    Les Occidentaux semblent prendre conscience, dans la précipitation, de leurs inconséquences et s’appliqueraient à les aggraver.

    J. Biden se rend en Arabie Saoudite, M. Draghi (Premier ministre en sursis) le 18 juillet à Alger bientôt suivi par E. Macron, le jour même, la présidente de la Commission européenne se rend en Azerbaïdjan… pour tenter de doubler l’importation de gaz vers l’Europe, avec l’idée de créer une sorte de cartel des consommateurs pour faire pièce à l’OPEP+ et tenter de peser sur les prix.2

    Disons-le tout de suite : c’est un fiasco sur toute la ligne. Mais on pourra compter sur les services de presse de ces dirigeants pour en décrire le succès. Les échecs ont commencé avant ces pérégrinations au plus haut niveau.

    08-09 juillet. G20 des ministres des AE à Bali (Indonésie)

    Les Etats-Unis, soutenus par une partie de leurs alliés occidentaux, avaient appelé à ce que la Russie soit exclue des forums internationaux. Mais l’Indonésie, qui veut maintenir une position de neutralité en tant que pays hôte du G20, avait confirmé son invitation au ministre des Affaires étrangères russe tout en invitant aussi son homologue ukrainien pour faire bonne mesure. Pour marquer son grand intérêt, Sergueï Lavrov s’est absenté lors des interventions du ministre des AE ukrainien Dmytro Kuleba qui s’est adressé à distance vendredi 08 juillet aux chefs de la diplomatie du G20. Il s’est aussi retiré lors des interventions des représentants des principaux pays occidentaux.

    Mario Draghi a été imprudent à annoncer par avance l’absence du président russe, V. Poutine au G20 des chefs d’Etats en novembre prochain en Indonésie. Il a été démenti par Jakarta.

    16 juillet. G20 des ministres des finances et gouverneurs des Banques Centrales.

    Echec à nouveau. La réunion à Bali s’est achevée sans communiqué commun.

    La secrétaire américaine au Trésor Janet Yellen avait accusé vendredi la guerre menée par la Russie d’avoir « envoyé une onde de choc à travers l’économie mondiale », et plusieurs ministres occidentaux ont accusé les responsables économiques russes de complicité dans les atrocités commises en Ukraine. Ces allégations n’eurent aucune suite. Le bloc des membres non occidentaux du G20 n’ont rien cédé.

    Sur 14 paragraphes, deux n’ont pas pu obtenir l’unanimité des membres, car ils concernent « les implications de la guerre et comment y répondre », a déclaré le gouverneur de la Banque centrale d’Indonésie Perry Warjiyo. (AFP, S. 16 juillet 2022)

    16 juillet. Arrivée de J. Biden en Arabie Saoudite.

    Le président américain avait entamé mercredi 13 juillet sa tournée dans la région par une visite en Israël et dans les Territoires palestiniens avant de se rendre en Arabie saoudite pour assister à un sommet réunissant à Jeddah (ouest) les six membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Qatar, Oman, Koweït, Bahreïn), ainsi que l’Egypte, la Jordanie et l’Irak.

    Nous reviendrons plus loin sur l’objet du détour en Israël. Et commençons par les déconvenues américaines.

    1.- MBS n’a pas attendu son prestigieux homologue au pied de Air Force One, sur le tarmac de l’aéroport mais sur le perron de son palais. Ni embrassades ni poignée de mains.

    En copains, Biden et MBS ont préféré un check des phalanges.

    C’était « pire qu’une poignée de main », a déploré le PDG du Washington Post, Fred Ryan, dans un communiqué. « Cela produisait une impression d’intimité et d’aisance qui donne à MBS la réhabilitation inconditionnelle qu’il voulait tant ». (AFP, D. 17/07/2022)

    MBS n’avait pas oublié qu’en mars 2021, Joe Biden avait promis de faire de l’Arabie saoudite un « État paria ».

    J. Biden, face à la presse, a déclaré vendredi avoir prévenu le prince héritier d’Arabie saoudite d’une « réponse » de sa part en cas de nouvelle attaque contre des dissidents, en référence à l’assassinat « scandaleux » du journaliste Jamal Khashoggi. « J’ai juste fait comprendre que si une telle chose se reproduit, ils auront cette réponse et bien plus encore », a-t-il déclaré devant des journalistes à Jeddah, disant avoir évoqué cette affaire avec le prince héritier Mohammed ben Salmane, accusé par Washington d’avoir commandité cet assassinat. (AFP, V. 15 juillet 2022).

    Mme Khashoggi sait ce qu’il en est des « réponses » de Washington quand leurs intérêts sont en jeu. Sa forfanterie à menacer l’Arabie Saoudite et ses dirigeants, comme les tambours, sonne creux.

    Si les Etats-Unis était attachés aux principes moraux au point de guerroyer pour les défendre où qu’ils soient menacés, cela se saurait. Ils commenceraient par les respecter chez eux et s’abstiendraient de les violer ailleurs.

    J. Biden perd pied aussi bien sur le plan de la défense de ses intérêts que sur le plan des valeurs.

    2.- L’Arabie saoudite et les Etats-Unis annoncent avoir conclu 18 accords de coopération dans des domaines très variés (espace, finance, énergie, santé), selon un communiqué de la monarchie du Golfe. Mais cela ne change rien à l’essentiel.

    Parce que l’essentiel, la hausse de la production pétrolière, n’a pas été clairement évoqué. Or, c’est pour cette raison que le président américain s’est déplacé en Arabie Saoudite. Encore faut-il que le royaume disposât des capacités nécessaires pour augmenter sa production de manière significative. Ces dernières années l’investissement dans ce domaine n’a pas été suffisant pour qu’aujourd’hui le marché puisse fournir ce qui est demandé.

    Comme en fin mars, les Etats-Unis peinent à ruiner les liens d’intérêt qui unissent les membres de l’OPEP+ que la Russie co-préside. La demande d’augmentation de la production de l’organisation recevra une réponse polie qui se monte à quelques barils/j. Très loin des besoins occidentaux jusque-là couverts par le pétrole russe.

    Depuis plusieurs années, le royaume importe du mazout russe, ce qui lui permet de réduire ses besoins en raffinage de pétrole brut pour ses produits et de baisser la quantité de pétrole qu’il doit utiliser pour produire de l’électricité. Cette stratégie permet à l’Arabie saoudite de garder ainsi plus de stocks de brut destiné à l’exportation mieux rémunérés sur les marchés internationaux et de répondre à la forte demande actuelle, liée à la période estivale.

    L’Arabie saoudite, aurait ainsi plus que doublé ses importations de mazout de Russie via les ports russes et estoniens entre avril et juin (647.000 tonnes, soit 48.000 barils par jour) contre 320.000 tonnes sur la même période il y a un an.(3)

    Cela, Biden le savait. A-t-il pensé y mettre un terme ?

    A noter la contradiction interne aux Etats-Unis (et aussi ailleurs) entre ceux qui se réjouissent de voir les prix du pétrole exploser, au-dessus du seuil de rentabilité de leurs investissements, et les consommateurs et entreprises qui en souffrent car cela réduit leur pouvoir d’achat, leur compétitivité-prix, leurs parts de marché et leurs profits. Le pouvoir des « sept sœurs » est intact.

    3.- L’Arabie Saoudite dément toute initiative de normalisation avec Israël.

    La normalisation entre Israël et certains pays arabes, dans lequel Washington voulait embarquer aussi l’Arabie saoudite, (M. Biden a salué la décision « historique » de Ryad d’ouvrir son espace aérien à « tous les transporteurs », y compris israéliens) a été démentie par l’Arabie Saoudite.

    Peu après son départ, le ministre des Affaires étrangères saoudien déclare que l’annonce de J. Biden « n’a rien à voir avec des liens diplomatiques » avec l’Etat hébreu. Pour le prince Fayçal ben Farhane, il s’agit seulement « d’assurer une connexion entre les différents pays du monde » et ce n’est « en aucun cas un prélude à une quelconque étape » vers la normalisation. Même si Ryad est très ambiguë sur ses relations avec Israël, ce démenti est un camouflet pour J. Biden.

    La confirmation de l’échec de J. Biden est venue de Wall Street.

    Lundi 18 juillet, à la clôture, les cours du baril de Brent comme du West Texas Intermediate ont grimpé de plus de 5%, le marché ne recevant aucun soulagement sur l’offre d’or noir signifiant ainsi l’échec de la visite du président américain Joe Biden au Proche-Orient.

    4.- Les Etats-Unis, Israël et le cas iranien.

    Le 14 juillet 2015 à Vienne, un accord « 5+1 » avait été trouvé entre l’Iran, la Russie, la France, la Grande Bretagne, l’Allemagne et les Etats-Unis sous la présidence B. Obama.

    C’était un accord raisonnable favorable à la paix dans la région.

    Il permettait de s’assurer que le nucléaire iranien resterait confiné au domaine civil et les sanctions contre lui devaient peu à peu disparaître.

    Hélas, c’était compter sans le bellicisme d’Israël et des « faucons » américains qui travaillent de concert, sans que l’on sache très exactement qui est au service de qui.(4)

    Le 08 mai 2018, D. Trump dénonce l’Accord trouvé en 2018. Israël a joué un grand rôle dans cette erreur. Pourquoi cela ? Qu’est-ce qui se cache réellement derrière cet accord et sa rupture ?

    1.- Les Iranien n’ont jamais cherché véritablement à se doter de la « Bombe ». Ils ont sans doute fait mine de la vouloir pour négocier la levée des sanctions américaines qui faisaient tant de mal à l’économie et à la société iranienne depuis la chute du régime des Pahlavid (1979-1980).

    2.- Pour Israël et ses soutiens américains, l’Accord n’est pas satisfaisant et n’a rien résolu car il ne s’attaque pas à ce qu’ils veulent réellement obtenir de l’Iran. D’ailleurs, D. Trump n’a pas rompu l’accord, il demandait, comme les Israéliens le demandaient depuis le début à B. Obama sa renégociation.

    Renégociations à quelles fins ?

    Les Israéliens et les Américains voulaient :

    1.- Que les Iraniens abandonnent la mises au point et la fabrication de leurs missiles à longues et moyennes portées qui menacent Israël ;

    2.- Qu’ils cessent leur soutien à la Syrie et au Hezbollah libanais.

    La destruction de cet axe n’a jamais cessé d’être le vrai objectif américano-israélien. Il n’était pas consigné dans les Accords « 5+1 ». Ce qui explique sa dénonciation en 2018.5

    Les Israéliens voulaient éliminer la menace iranienne pour terminer son processus de colonisation.

    Les Etats-Unis voulaient se débarrasser de la présence russe dans la région et en Méditerranée pour la confiner dans la mer d’Azov sous contrôle ukrainien et turc, en attendant de favoriser l’avènement d’un régime à Moscou plus docile. B. Eltsine a été beaucoup regretté à Washington.

    Lors de son passage en Palestine la semaine passée, J. Biden n’a renié aucune des décisions de D. Trump qui violaient pourtant les Résolutions des Nations Unies sur la colonisation et sur Jérusalem. L’ambassade américaine y a été déplacée et elle y reste.

    Pour ce qui est de l’Iran et de l’accord de 2015, J. Biden confirme tout ce sur quoi D. Trump s’était engagé. Mieux : il a signé un pacte stratégique israélo-américain explicitement hostile à Téhéran pour s’assurer que l’Iran ne se dote «jamais» de l’arme nucléaire.

    Alors que la visite de Joe Biden au Moyen-Orient se poursuit, sur fond de montée des tensions avec l’Iran, les Emirats arabes unis (EAU) font un pied de nez à Washington et optent pour l’apaisement avec Téhéran qui ne manque pas d’alliés, et ils le font savoir.

    Vendredi 15 juillet, avant la visite à Paris du président émirati, Mohammed Ben Zayed (« MBZ »), son conseiller diplomatique Anwar Gargash a annoncé qu’Abou Dhabi envisageait de renvoyer prochainement un ambassadeur en Iran, six ans après avoir abaissé le niveau de sa représentation à Téhéran.

    « Nous sommes en plein processus pour envoyer un ambassadeur en Iran, a affirmé M. Gargash lors d’un point de presse. Notre ministre de l’environnement et du changement climatique [Mariam Bint Mohammed Saeed Hareb Almheiri] était en Iran il y a quelques jours [le 12 juillet]. Nos échanges avec l’Iran se poursuivent au niveau ministériel. Ainsi, nous donnons le signal que la confrontation avec Téhéran n’est pas une option pour nous. Si cela a lieu, nous n’en ferons pas partie. » (Le Monde, S. 16 juillet 2022)

    Mardi 19 juillet Téhéran confirme ce processus en accueillant ses homologues turc et iranien.

    N’oublions pas qu’une part du pétrole russe sanctionnée par les Européens passe par l’Iran, via la mer Caspienne, pour être raffinée en Inde et renvoyée en Europe au plus grand profit de New Delhi.

    En sorte qu’entre avant les sanctions et après, c’est le consommateur européen qui paie la différence.

    La décote affectant le prix du pétrole russe vendu aux Indiens est compensée par l’augmentation importante du baril du fait même des sanctions.

    N’est-ce pas à cette « performance » que songeait Orban, le Premier ministre hongrois quand il déclarait le vendredi 15 juillet, dans une allocution à la radio nationale :

    « Bruxelles croyait que la politique des sanctions pénaliserait les Russes, mais elle nous pénalise encore plus ». « Au début, j’ai pensé que nous nous étions simplement tiré une balle dans le pied, mais l’économie européenne s’est tiré une balle dans les poumons et est asphyxiée »

    « Washington, en essayant de créer des tensions dans la région a une fois de plus eu recours à la politique de l’iranophobie et c’est raté. » Nasser Kanani, porte-parole iranien des Affaires étrangère. (LCI, D. 17 juillet 2022).

    L’Iran n’avait « pas pris la décision de fabriquer une bombe atomique » mais possède « les capacités techniques de fabriquer une bombe nucléaire », avait déclaré dimanche 17 juillet Kamal Kharrazi, président du Conseil stratégique des relations internationales iranien (sur le site de Al-Jazeera, AFP, L. 18 juillet 2022).

    Il ajoute, pour être bien compris de ceux qui seraient tentés par une réédition de l’opération « Opéra »6 qui a détruit le 06 avril 1979 le réacteur nucléaire Osirak, vendu par la France à l’Irak en 1976, que l’Iran avait mené de « vastes manœuvres pour pouvoir frapper Israël en profondeur si ses installations sensibles sont prises pour cibles ».

    A bon entendeur… si les Etats-Unis persistaient dans leur obstruction dans les négociations de l’Accord de 2015 et continuait à le menacer, l’Iran lancerait son programme nucléaire militaire.

    Rien ne saurait en compromettre le succès ou les conséquences, si d’aventure on essayait de l’arrêter.

    Un Emir à Paris.

    E. Macron déroule le tapis rouge devant « MBZ » en visite d’État en France. Le président émirati reçoit les insignes de grand’croix de l’Ordre national de la Légion d’Honneur, et une édition de 1535 de la carte du géographe allemand Lorenz Fries de la péninsule arabique et du golfe.

    Après un accueil au château de Versailles, ponctuée lundi soir par un dîner royal au Trianon, « MBZ » se rendra au Sénat, à l’Assemblée nationale et à Matignon.

    Dans son discours de bienvenue, E. Macron a fait allusion à la guerre que la Russie a déclenchée en Ukraine et à la menace nucléaire que fait peser l’Iran sur la région.

    Ce n’était que rhétorique destinée aux médias. Il savait parfaitement que « son ami MBZ » venait de décider de rétablir ses liens avec Téhéran et que les Emirats ont accueilli – pour fuir les sanctions américaines- dix fois plus d’entreprises russes qu’avant le 24 février.

    Qu’a donc fait cet honorable émirati émérite pour mériter ce faste et tous ces honneurs ?7

    Il suffit pour cela de mettre de côté les sirupeuses références aux principes occidentaux que l’Occident ne respecte pas pour en venir à l’essentiel.

    Les Emirats accueillent une base militaire française (à Abou Dhabi, juste en face de l’Iran) et sont devenus l’un des premiers clients de l’industrie militaire tricolore, symbolisé par le contrat du siècle fin 2021 : 80 avions Rafale pour 14 Mds€.

    Mais il y a plus urgent : Paris doit impérativement négocier avec les Émirats la livraison de diesel raffiné pour remplacer celui que la Russie ne fournit plus à la France.

    Est-il nécessaire d’ajouter que « MBZ » est à la tête de fonds souverains, alimentés en pétrodollars, qui frôlent les 1 500 Mds€ dont 1.5 Mds€ ont été investis dans un fonds de la BPI, le principal pompier d’une l’économie française en grande difficulté ?

    Tout le reste est littérature…

    Le président français connaît le format de ses illusions. Mais comme ce n’est pas lui le gardien des règles du jeu et qu’il ne distribue pas les cartes…

    Tout a une fin. Un autre monde est possible.

    Il est un fait que très tôt, Riyad et Abou Dabi s’étaient montrés très réticents à suivre les Américains.

    Le 25 février dernier, lors du vote du Conseil de sécurité des Nations unies, sur le projet américain et albanais de résolution relatif à l’Ukraine et condamnant la Russie, les Émirats avaient résisté à la pression de Washington en s’abstenant lors du vote. Sous forte pression, ils avaient fini par se rallier à cette résolution, le 02 mars, mais ils avaient bien nuancé leurs déclarations en sorte d’éviter de condamner nommément la Russie.

    Mieux.

    1.- Les dirigeants de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, Mohammed ben Salmane et Mohammed ben Zayed al Nahyane, ont tous deux décliné une proposition de s’entretenir avec Joe Biden au sujet d’une augmentation de la production de pétrole pour compenser les hausses de prix mondiales du brut qui profitent à Moscou.

    Le journaliste américain Fareed Zakaria, y voit le signe d’un déclin que les Européens ne discernent pas (encore) : « La Pax Americana des trois dernières décennies est terminée. Vous pouvez en voir les signes partout. Considérez le fait que les dirigeants des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite –deux pays qui dépendent de Washington pour leur sécurité depuis des décennies– ont refusé de prendre les appels téléphoniques du président américain! » 8

    Comme V. Poutine a fini par refuser ceux de son homologue français…

    2.- 17 mars, en visite à Moscou ; le ministre des Affaires étrangères émirati, Abdullah ben Zayed al Nahyane, déclarait que les Émirats souhaitaient coopérer avec la Russie pour améliorer la sécurité énergétique mondiale.

    3.- L’Arabie saoudite va plus loin. Officiellement, elle déclare préserver sa relation avec Moscou et Pékin, et aurait entamé des pourparlers avec la Chine pour abandonner le dollar américain au profit du yuan dans les transactions pétrolières, ce qui irait dans le sens de la dédollarisation souhaitée par le Kremlin.

    Conclusion.

    1.- Il ne faut jamais présumer de sa clairvoyance et de la faiblesse de l’adversaire.

    Des mois auparavant, les Etats-unis n’avaient pas cessé d’annoncer l’« invasion » russe imminente de l’Ukraine. Personne, ne semblait donner crédit à une nouvelle inlassablement répétée. Ni les autorités européennes, ni même les autorités ukrainiennes. Ils avaient tort.

    Le 24 février la machine de guerre russe passait à l’action. Washington en a-t-il fait suffisamment pour cela ? Sa Sainteté le pape François en est convaincu.

    Mais les Etats-Unis n’avaient pas toujours raison. Ils avaient même tort de laisser croire qu’ils avaient tout prévu.

    La Russie aurait-elle sous-estimé la résistance ukrainienne (rien ne le prouve)9 et l’aide considérable que les Etats-Unis lui ont apporté ? Les Etats-Unis n’auraient-ils pas, à leur tour, sous-estimé l’anticipation russe des événements ?

    Dès le début des hostilités, il n’aurait pu y avoir et même dû y avoir qu’une seule vague de sanctions. Pourquoi deux, trois… sept vagues successives et les pays occidentaux ne cessent d’en prévoir de nouvelles ? N’est-ce pas parce que ces sanctions s’avéraient, l’une après l’autre, insuffisantes ?

    Mieux, les sanctions se retournent contre leurs auteurs. La Russie en souffre sans doute. Mais pour l’instant le régime du Kremlin tient. Il ne semble menacé ni par la rue, ni par une révolution de palais. Elles produisent un « effet boomerang » qui menace bien davantage les pays occidentaux, européens en l’occurrence, que la Russie. N’auraient-elles pas été conçues à cette fin ?

    Mardi 1er mars 2022, face au Congrès, le président américain dans son discours « sur l’état de l’union », se vantait d’avoir tout prévu. « Poutine avait tort. Nous étions prêts » lançait-il.

    J. Biden avait tort.

    C’est précisément parce qu’il n’avait pas « tout prévu » qu’il se retrouve contraint d’avaler son chapeaux en Arabie Saoudite. Et il n’est pas sûr que cet acte de résipiscence soit digeste et productif.

    Les pays occidentaux ont choisi la fuite en avant et poussent leur offensive aux dernières limites de la résistance de leurs populations.

    Question : mais qu’avaient-ils donc à faire dans cette galère ? Pour la protection de l’Ukraine, de son peuple et de son très médiatique président ?

    2.- Il ne faut jamais faire confiance à un tiers pour la défense de ses intérêts.

    Et se méfier des promesses de ceux qui vous invitent à combattre pour eux…

    Si le voyage de J. Biden en Arabie devait confirmer une règle c’est bien celle-ci : les principes moraux s’effacent systématiquement devant les intérêts. Avec cette différence : Biden a perdu sur les deux plans. Il a démontré le peu de cas que les Etats-Unis font des valeurs au nom desquelles ils prétendent gouverner le monde. Et que même en les bafouant ils n’obtiennent rien en retour.

    « Comme prévu, le président Biden n’a rien accompli, à part se ridiculiser, lui et les Etats-Unis, devant les Saoudiens », a sévèrement jugé Stephen Schork10. (AFP, mardi 19 juillet 2022)

    Les Etats-Unis et ce qui lui font office d’« alliés » qui leur ont fait confiance ou cédé à leur pression, se retrouvent face aux in-conséquences de leurs décisions.

    Kashoggi, le journaliste assassiné, a été enterré une deuxième fois. Sa veuve, Hatice Cengiz, n’a plus que ses yeux pour pleurer. Et tous les donneurs de leçons de démocratie, professionnels de la com’, devront aussi avaler leurs parapluies.

    Hatice Cengiz a publié un tweet avec une capture d’écran du compte de son défunt mari adressé au président américain : « est-ce ainsi que exigez comme promis de rendre des comptes pour mon meurtre ? » « Le sang de la prochaine victime de MBS est sur vos mains »11, est-il ajouté, avec une photo du « check » du poing que M. Biden a fait au prince saoudien, après avoir juré de faire de lui un paria.

    La démocratie, la liberté, le respect des règles ce sont des contraintes qui s’imposent aux vassaux et aux supplétifs, pas aux maîtres du monde.

    Kurdes et, demain, Ukrainiens et aussi Européens, devront payer la note d’une Amérique habituée à envoyer la facture de leurs déconvenues à leurs plus fidèles « alliés ».

    On a vu ce qu’il en fut des « auxiliaires » trahis en août dernier qui les ont aidé en Afghanistan, ainsi d’ailleurs que leurs alliés, unilatéralement abandonnés, comme naguère les Vietnamiens qui ont combattu le Vietkong ou encore les harkis algériens en 1962.

    Jetés après usage.

    En Ukraine, on meurt par milliers sous les bombes. Les villes dont dévastées, les campagnes brûlent, l’emploi rare, les revenus insignifiants, le PIB du pays effondré, les populations contraintes à l’exile intérieur ou vers l’étranger… Plus de 10 millions d’Ukrainiens ont quitté leur foyer.

    Les Ukrainiens sont sidérés et même indignés à suivre les débats en Europe. Pendant que leur pays est détruit, les Européens se préoccupent de pouvoir d’achat, de hausse rapide des prix de leurs produits alimentaires, de leur essence, de leur loyer…

    Déjà, un peu partout en Europe, des voix s’élèvent pour qu’on mette fin à cette divagation.

    Les Ukrainiens n’ont pas fini de s’indigner.

    « Les conneries c’est comme les impôts, on finit toujours par les payer. » Michel Audiard

    Notes

    1- A. Benelhadj : « Crise ukrainienne. La guerre du gaz ».

    Le Quotidien d’Oran, J. 14 juillet 202

    2- L’OPEP+, présidée par Riyad et Moscou, réunit les 13 membres de l’OPEP et dix exportateurs de pétrole non membres.

    3- Reuters, via La Tribune, V. 15 juillet 2022.

    4- Ces éminences grises US qui encadrèrent l’arrivée de R. Reagan au pouvoir en 1981, s’étaient manifestées par une lettre adressée au président William Clinton (26 janvier 1998), avant d’occuper les principaux postes dans le gouvernement de G.-W. Bush et ouvrir des boucheries en Afghanistan (07 oct. 2001 – 30 août 2021) et en Irak (mars 2003- ). L’érection de tribunaux et de potences pour juger et condamner les « criminels de guerre » russes qui auraient commis des « crimes de guerres », voire des « génocides » en Ukraine devraient attendre leur tour.

    Les faucons US ont des carrières et des priorités à faire valoir. Sans doute, seul le tribunal de l’histoire se chargera de les juger. Les uns après les autres ils meurent paisiblement dans leur lit comme Donald Rumsfeld (juin 2021) ou Peter W. Rodman (août 2008).

    5- Lire A. Benelhadj : « L’Iran et la bombe », Le Quotidien d’Oran, 23 décembre 2021.

    6- Appelée également opération « Babylone » ou opération « Ofra » (en hébreu). Lire Pierre Péan (1982-1991) : « Les deux bombes ou comment la guerre du Golfe a commencé le 18 novembre 1975. » Fayard, 199 p.

    7- Pourtant, l’émirat de Dubaï est loin de respecter les plus élémentaires et les plus compréhensives valeurs occidentales : les arrières cours de la Fédération présidée par Abou Dhabi sont le théâtre d’une surveillance de masse de l’internet ou de l’espace public. La moindre voix dissidente est impitoyablement réprimée. Le plus célèbre opposant, Ahmed Mansour, survit dans un isolement quasi total depuis 2017. (Ouste France, L. 18 juillet 2022)

    8- La Tribune (AFP), mardi 05 avril 2022.

    9- L’opération autour de Kiev et dans le nord de l’Ukraine au début de l’offensive russe suivie de la concentration sur le Donbass mériterait, lorsque le conflit aura cessé, un retour circonstancié

    sur les événements pour mieux connaître et mieux comprendre ce qui s’était passé.

    10 « On a eu une correction qui nous a fait descendre sous 100 dollars le baril », en grande partie liée à la peur d’une récession et d’une chute de la demande, « mais maintenant, on revient à la réalité, et rien n’a changé », a commenté Stephen Schork analyste et auteur du Schork Report, un bulletin d’information (fondé en 2005) destiné aux professionnels, sur l’évolution des marchés financiers, notamment du secteur de l’énergie.

    11- AFP, V. 15 juillet 2022

    Le Quotidien d’Oran

    #Ukraine #Russie #OTAN #Occident #Proche_Orient

  • Nouveau chapitre de l’histoire ?

    Etats-Unis, Ordre mondial, stratégie militaire, Chine, Russie, Proche Orient,

    Que cache vraiment le rééquilibrage ou le nouveau façonnement de la stratégie militaire US, son déploiement militaire hors des frontières notamment, mené à la hussarde depuis l’installation du président Joe Biden à la Maison Blanche ?

    Il est vrai que ce rééquilibrage était inscrit sur les tablettes des stratèges américains depuis quelques années, déjà, mais on assiste ces dernières semaines à des mouvements accélérés dans le cadre de ce recalibrage des relations qu’entretiennent les Etats-Unis avec de nombreux pays, avec lesquels les relations en question semblaient figées dans le temps, impossible à chambouler du jour au lendemain sans passer par des périodes chaotiques. Ce que les stratèges US ne doivent certainement pas ignorer.

    L’épisode chaotique en cours après le retrait militaire des Etats-Unis d’Afghanistan, dans le sillage d’une présence militaire qui aura duré deux décennies, donne une idée sur l’abandon des américains d’une stratégie qui a fait long feu, ou qui a accompli une mission arrivée à sa fin. Et, le retour des Talibans au pouvoir en Afghanistan ne semble guère inquiéter les Etats-Unis, qui se déclarent seulement surpris par la rapidité de la chute de Kaboul. Tout comme la forte probabilité d’un basculement de ce pays du côté de la Chine et l’Iran, qui aurait autrefois dérangé au plus haut point Washington, est accueillie présentement le plus normalement du monde.

    Le retrait militaire d’Irak également, qui sera effectif d’ici la fin de l’année en cours, même s’il ne serait pas similaire à tout point de vue à l’Afghanistan, en raison des institutions assez stables en place, le risque de l’influence iranienne dans ce pays n’est pas à écarter. Mais qui s’en souciait outre mesure ? Pas les américains, vraisemblablement tournés vers de nouveaux défis dans d’autres parties du monde, et qui n’en peuvent plus de supporter des dépenses énormes sans grands intérêts pour eux, du moins c’est ce qu’ils laissent penser. Et, il y a encore du « gros calibre » dans ces changements de la stratégie militaire US.

    On croyait que la vieille politique américaine au Moyen-Orient serait inchangeable quels que soient les problèmes et humeurs du temps, mais on assiste là également à la mise en œuvre d’une nouvelle stratégie militaire qui ne cadre pas avec les engagements américains. Les États-Unis d’Amérique qui ont entamé un retrait à grande échelle de leurs propres systèmes de défense aérienne et de défense antimissile déployés dans des pays du Moyen-Orient, ont accéléré la cadence depuis le mois de juin dernier avec le retrait des batteries antimissiles d’Irak, du Koweït, de Jordanie et d’Arabie saoudite, ainsi qu’un bouclier antimissile THAAD qui avait été déployé en Arabie saoudite. Et pour couronner l’opération, les américains ont retiré d’Arabie saoudite ces derniers jours leurs systèmes de défense antimissile les plus avancés, dont les batteries de missiles Patriot. Qui aurait pensé qu’on en arriverait à ce stade ?

    Quand on sait que chaque batterie antimissile exige la présence de plusieurs centaines de militaires, leur retrait signifie la fin de mission pour de milliers de soldats américains au Moyen-Orient. Ces pays, dont l’Arabie Saoudite, vont se tourner vers la Chine et la Russie pour acquérir de nouveaux systèmes de défense antiaérienne, les Etats-Unis ne peuvent que trop le savoir, mais cela ne semble pas leur causer trop d’inquiétudes. Sommes-nous témoins de l’ouverture d’un nouveau chapitre de l’histoire des relations internationales ?

    Abdelkrim Zerzouri

    Le Quotidien d’Oran, 13/09/2021

  • La solidarité arabe est un mythe

    L’emballement de l‘actualité dans le royaume de Jordanie vient rappeler la fragilité des régimes monarchique au Moyen-Orient. Même si dans le royaume hachémite les problèmes se traitent avec bien plus de douceur qu’en Arabie Saoudite ou au Maroc, il n’en demeure pas moins que dans le fond, les situations sont à peu près comparables, à savoir une sourde lutte pour le pouvoir qui se résout par des arrestations, des mises en résidence surveillée et parfois des liquidations physiques discrètes.

    La crise politique en Jordanie a un autre mérite, celui de réveiller les autres pays membres de la Ligue des Etats arabes. L’unanimité de la condamnation de la tentative de putch avortée donne un aperçu assez précis du poids du royaume hachémite au sein de la famille arabe. Mais là s’arrête le constat. En réalité, il n’y en a pas un autre. Et pour cause, la Ligue arabe a toujours été un rassemblement d’Etats égoïstes et désunis. Disons-le franchement, les décisions concernant la région ne se prennent ni au Caire ni à Tunis et encore moins en Arabie Saoudite. Ces capitales appliquent toute honte bue des instructions qui leur viennent de Paris, Londres, Washington et de Tel-Aviv.

    En massacrant l’un des principes fondateurs de la Ligue arabe, les membres de cette constellation en majorité composée de petits roitelets et de présidents sans envergure ont montré toute leur disponibilité à se fondre le moule de la mondialisation aux relents sionistes et ne cherchent qu’à sauver leur peau, ici et aujourd’hui. Exceptons donc l’Algérie, la Syrie et la Tunisie.

    La preuve de l’allégeance honteuse de ces chefs d’Etat de pacotille a été actée avec l’admission de « l’opposition » syrienne en tant que représentant d’un peuple qui souffre et dont personne n’a demandé l’avis, au sien de la Ligue des nations arabe, les souverains de la région ont ouvert une boite de pandore. Ils ont effacé, par ce geste, toute l’histoire de la Syrie indépendante qu’ils ont mis entre parenthèse pour offrir la société syrienne pieds et poing liés aux anciennes puissances coloniales. Lesquels, ce n’est un secret pour personne, sont sous le giron de l’Etat d’Israël qui, a réussi à détourner le besoin de liberté des populations arabes pour en faire un instrument de la ruine des nations.

    Il n’est pas difficile de comprendre qu’une dizaine d’années après la destruction de la capitale des Abbassides, celle des Omeyades a aussi été donnée en offrande à tous les ennemis de l’Islam des lumières. Islamistes et sionistes, même combat. Et il faut croire qu’ils sont parvenus à se faire porter par les vents de la contre-révolution. Celle-ci s’est bien installée dans tous les pays du «printemps arabe », à l’exception de l’Algérie et de la Tunisie. Le prochain sommet de la Ligue arabe aura lieu à Alger. Il sera question de la réadmission de la Syrie authentique au sein de l’organisation panarabe. Les rois seront-ils solidaires, comme ils l’ont été pour la Jordanie?

    Par Nabil G.

    Ouest Tribune, 6 avr 2021

    Etiquettes : Jordanie, monarchies arabes, Moyen Orient, Proche Orient, royaume hachémite, Arabie Saoudite, Maroc, Ligue arabe, Algérie, Syrie, Tunisie, Israël,

  • The Washington Post : Ce qu’il faut savoir sur la Jordanie, l’allié des Etats-Unis

    Ce qu’il faut savoir sur la Jordanie, l’allié des États-Unis confronté à une tentative de coup d’État présumée.

    Le roi de Jordanie Abdallah II, deuxième à partir de la droite, la reine Noor, veuve du roi Hussein, à droite, et la reine Rania, à gauche, posent pour une photo avec le demi-frère d’Abdallah, le prince Hamzeh bin Hussein, et son épouse, la princesse Basma Otoum, lors de leur cérémonie de mariage au palais royal d’Amman, le 12 janvier 2012. (AFP/Getty Images) (Yousef

    Par Miriam Berger

    Un complot présumé visant à destituer le roi Abdallah II de Jordanie s’est déroulé samedi, déstabilisant un proche allié des États-Unis au Moyen-Orient.

    Suite à ce que la Jordanie a appelé une « menace pour la stabilité du pays », les autorités ont déclaré samedi qu’elles avaient arrêté près de 20 personnes et limité les déplacements de l’ancien prince héritier Hamzeh bin Hussein.

    La Jordanie accuse l’ancien prince héritier et de hauts responsables de « promouvoir la sédition » avec un soutien étranger.

    Le Royaume hachémite de Jordanie a été épargné par les bouleversements politiques qui ont secoué d’autres capitales du Moyen-Orient au cours de la dernière décennie.

    Mais il a été le théâtre de mouvements de protestation en faveur de la démocratie, a souffert économiquement de la pandémie de coronavirus et s’est efforcé d’accueillir plus d’un million de réfugiés déplacés par la guerre en Syrie voisine.

    Ce que vous devez savoir sur la Jordanie :

    Qui est le roi Abdallah II de Jordanie ?

    Le roi Abdallah II, 59 ans, dirige la Jordanie depuis 1999. Sa famille, les Hachémites, remonte au prophète Mahomet.

    Abdullah est le fils aîné de feu le roi Hussein de Jordanie et de sa seconde épouse, la princesse Muna. Abdullah est le demi-frère de Hamzeh, qui a été arrêté dans le cadre de la tentative présumée de coup d’État au palais.

    Abdullah a fait ses études à l’étranger, notamment en Angleterre et aux États-Unis. Il a également servi dans les forces armées jordaniennes. Il a quatre enfants avec sa femme, la reine Rania, qui est d’origine palestinienne.

    Abdullah a cherché à présenter la Jordanie comme une force régionale modérée et stable, et lui-même comme le visage moderne de la monarchie constitutionnelle du pays. Critiquer le roi est toutefois un crime en Jordanie, tandis que de nombreux autres droits politiques et libertés d’expression sont restreints.

    Ces dernières années, Abdullah a dû faire face à plusieurs vagues de protestations sur des questions économiques, ainsi qu’à des appels à davantage de libertés politiques. Jusqu’à présent, il a réussi à écarter ces menaces en remaniant son gouvernement et en faisant quelques concessions politiques.

    Près de 20 personnes arrêtées dans un complot présumé contre le roi Abdullah II de Jordanie

    Quelle est l’histoire moderne de la Jordanie ?

    La Jordanie a officiellement déclaré son indépendance de la domination coloniale britannique en 1946. Peu après, la Jordanie s’est jointe à la lutte contre le nouvel État d’Israël lors de la guerre israélo-arabe de 1948. À la fin de la guerre, la Jordanie contrôlait Jérusalem-Est et la Cisjordanie, et accueillait de nombreux réfugiés palestiniens. La Jordanie a ensuite perdu le contrôle de ces territoires au profit d’Israël lors de la guerre de 1967.

    Selon certaines estimations, environ la moitié des Jordaniens d’aujourd’hui sont d’origine palestinienne. Toutefois, le système politique a historiquement favorisé les tribus traditionnelles et les populations rurales du pays, parfois appelées « Cisjordaniens de l’Est » pour les distinguer des Palestiniens originaires de Cisjordanie. ) Les emplois du secteur public ont également été dominés par les Jordaniens issus des tribus et des populations rurales, tandis que les Palestiniens ont joué un rôle clé dans le développement du secteur privé du pays.

    Cet équilibre provisoire a toutefois été menacé au fil des ans par des facteurs tels que les coupes dans le secteur public, qui ont érodé la base de pouvoir traditionnelle de la famille royale.

    Pourquoi la Jordanie est-elle un allié des États-Unis ?
    La Jordanie a entretenu des liens étroits avec une succession de présidents américains. Elle a également cherché à maintenir des relations stables avec ses voisins, y compris Israël. Un traité de paix avec Israël a été signé en 1994.

    Pendant la guerre d’Irak, la Jordanie a été une voie de communication terrestre essentielle vers l’Irak. Elle a également accueilli un afflux de réfugiés irakiens et a servi de base à de nombreuses organisations non gouvernementales internationales. Plus récemment, la Jordanie a été un partenaire majeur dans la campagne menée par les États-Unis contre l’État islamique et a aidé les forces américaines dans des opérations de sécurité dans le monde entier.

    En tant que pays à majorité musulmane sunnite, la Jordanie s’est traditionnellement alignée sur les autres pays de la région, comme l’Arabie saoudite et l’Égypte, et contre l’Iran.

    Le Royaume hachémite tient également à préserver son rôle de gardien des lieux saints musulmans et chrétiens de Jérusalem, notamment la mosquée al-Aqsa.

    Qui est le prince Hamzeh bin Hussein ?

    Hamzeh est le fils aîné de feu le roi Hussein et de la reine Noor, sa quatrième épouse d’origine américaine. Depuis samedi, il se trouverait dans son palais d’Amman, au centre d’une enquête sur le prétendu complot visant à renverser son demi-frère aîné.

    Dans une déclaration remise à la BBC par son avocat, l’ancien prince héritier a nié ces allégations et a déclaré qu’il était visé pour s’être élevé contre la corruption.

    « Je ne suis pas la personne responsable de l’effondrement de la gouvernance, de la corruption et de l’incompétence qui ont prévalu dans notre structure gouvernementale au cours des quinze à vingt dernières années et qui ont empiré d’année en année », a déclaré M. Hamzeh dans sa déclaration.

    M. Hamzeh a occupé le poste de prince héritier pendant quatre ans avant que le fils aîné d’Abdallah, Hussein, ne soit désigné en 2004. M. Hamzeh est une figure bien connue de la famille royale. Il a occupé d’autres postes au sein de la monarchie et a le grade de brigadier dans l’armée jordanienne.

    The Washington Post, 4 avr 2021

    Etiquettes : Jordanie, Israël, Etats-Unis, Proche Orient, Moyen Orient,

  • Le Sahel et le Moyen-Orient. Les opportunités pour l’Italie selon le général Bertolini

    Par Stefano Pioppi | 03/04/2021 – Défense
    Le Sahel et le Moyen-Orient. Les opportunités pour l’Italie selon le général Bertolini
    Alors que la force opérationnelle Takuba se met en route au Sahel sans l’Allemagne, des nouvelles arrivent des États-Unis concernant les plans de Biden pour remodeler la présence militaire dans le Golfe. D’importants espaces s’ouvrent à l’Italie pour accroître sa propre politique, en tirant parti de ses engagements à l’étranger. Interview du général Marco Bertolini, ancien commandant du COI et de la brigade parachutiste Folgore

    « Le fait que notre pays commence à s’intéresser à ce qui se passe au Sahel, et qu’il traite les missions militaires non seulement comme une question de dépenses, peut représenter un investissement pertinent qui peut être perçu en termes politiques ». Le général Marco Bertolini, ancien commandant du Commandement des Opérations Inter-Forces (COI) et de la Brigade Parachutiste Folgore, a été contacté par Formiche.net pour commenter l’actualité entre le Sahel et le Moyen-Orient, l’engagement européen en Afrique et les projets de Joe Biden pour le Golfe.

    Général, la force opérationnelle Takuba est sur le point de devenir pleinement opérationnelle dans le Sahel. Quel genre de signal est-ce ?

    Takuba représente la tentative française de renverser une situation au Sahel que l’opération Barkhane seule n’a pas pu contrôler du point de vue de la sécurité militaire. Il s’agit donc d’une opération de contre-terrorisme (et non d’ »anti »), avec des objectifs décisifs et définitifs par rapport à la menace djihadiste qui affecte la zone, un univers qui appartient essentiellement au Califat et à Al-Qaïda. Plusieurs pays y participent, dont le nôtre, avec environ 200 militaires.

    L’Allemagne est absente. Pourquoi ?

    L’attitude de l’Allemagne est, dans ce cas précis, tout à fait « italienne ». Le ministre allemand des Affaires étrangères a commenté l’opération en disant que dans la région, il faut avant tout s’attaquer à la criminalité et construire des infrastructures, des phrases que l’on entend souvent dans notre pays, comme si elles étaient la panacée pour résoudre les tensions dans le domaine militaire. Macron est plus réaliste, déclarant que la priorité n’est pas dans les infrastructures, mais dans la sécurité, et qu’il faut donc d’abord éliminer l’ennemi. De toute évidence, la France est plus habituée à traiter des problèmes militaires à l’étranger, tandis que l’Allemagne n’a pas encore surmonté le conditionnement qui persiste depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

    Est-ce important pour l’Italie d’être là ?

    C’est fondamental. Par le passé, notre pays était déjà apparu au Sahel avec une présence d’observation. C’est ce qui s’est passé lorsque la France a commencé ses opérations au Mali ; l’Italie a dû se joindre à elle avec un engagement important, puis réduit à l’os, aujourd’hui égal à environ 15 formateurs pour les forces maliennes qui, avec les Français, combattent dans la zone désertique du nord du pays. Paradoxalement, l’Allemagne s’est montrée plus généreuse à cette occasion, et participe désormais en force à l’opération Minusma de l’ONU.

    Pourquoi dites-vous qu’il est « fondamental » d’être au Sahel ?

    Pour notre sécurité. Au Sahel, une menace mûrit qui nous intéresse directement. Avec la chute du mur de contrôle du territoire que Khadafi exerçait en Libye, il est facile de monter de la zone à la Méditerranée. Avec la disparition d’une autorité forte et unie en Libye (aujourd’hui, les choses semblent pouvoir changer, mais nous verrons), le mur qui excluait les zones turbulentes au sud du Sahara de la Méditerranée est également tombé.

    Entre-temps, le Wall Street Journal rapporte que M. Biden souhaiterait revoir l’engagement des États-Unis entre le Moyen-Orient et le Golfe, en appelant les alliés à assumer davantage de responsabilités…

    L’attitude de Biden est scrutée à la loupe. Il faut savoir ce qu’il veut réellement faire, poursuivre ou non la volonté de Trump de réduire la présence à l’étranger. En ce moment, à cause de ce qui se passe, il y a un redéploiement des forces, mais pas un retrait. Ils se déplacent du Golfe vers le sud pour se protéger de l’Arabie Saoudite. Cela semble décrire l’utilisation de la « carotte et du bâton » contre Riyad, attaqué politiquement sur l’affaire Khashoggi, mais protégé par la menace du Yémen, un os qui s’est avéré beaucoup plus dur que les Saoudiens ne le pensaient. Pour l’instant, il s’agit donc plutôt d’une prise de risque visant à modifier la gravitation des forces américaines, probablement aussi en raison de la moindre importance accordée à la menace iranienne par rapport à celle posée par l’administration Trump.

    Et au Moyen-Orient ?

    Si nous parlons de la zone qui va de la Méditerranée au Golfe, là, les Américains ne semblent pas honnêtement intéressés à changer leur approche, au moins par rapport à ce que Biden a déjà montré, c’est-à-dire une présence plus affirmée vis-à-vis de la Syrie d’Assad. En ce qui concerne l’Irak, le pays est lié à l’Iran par la géographie, la culture et la religion. Laisser de la place aux autres, en adoptant une position un peu plus défensive, semble compatible avec le désir de Biden de ne pas trop s’immiscer dans les intérêts iraniens.

    En Irak, l’Italie est candidate pour prendre le commandement de la mission renforcée de l’OTAN…..

    Cela peut représenter une opportunité pour notre pays. Ce n’est pas nouveau, étant donné que nous avons déjà le commandement à Erbil en rotation avec l’Allemagne. Mais ce serait certainement quelque chose d’important.

    Entre le Sahel et l’Irak, pensez-vous que l’Italie souhaite accroître son poids politique dans les forums internationaux par le biais de missions à l’étranger ?

    Il est certain que cette prise de conscience est (enfin) réaffirmée. L’Italie l’a toujours eu, en participant à de nombreuses opérations en dehors de la zone, même lorsque la majorité de l’opinion publique la considérait comme peu fonctionnelle aux intérêts directs. Cela a permis de récolter d’importants dividendes au niveau politique. Nous aurions probablement pu en collecter davantage, du moins si, sur le plan intérieur, il y avait eu une plus grande stabilité politique pour le faire.

    Et maintenant ?

    Maintenant, le fait que notre pays commence à s’intéresser à ce qui se passe au Sahel, et qu’il traite les opérations non seulement comme une question de dépenses, peut représenter un investissement significatif. Notre crédibilité en dépend également, de même que l’économie et la politique. En ce sens, au niveau politique, notre crédibilité a certainement été renforcée par le changement de Premier ministre. Je voudrais ajouter une chose.

    S’il vous plaît, faites-le.

    Les récents événements sur l’espionnage dans notre pays montrent que l’Italie reste intéressante, politiquement, économiquement, géographiquement et en termes de crédibilité historique. Il est clair que sur notre territoire, il y a les services de tous les pays. Cela signifie également que nous avons la possibilité de transformer les intérêts des autres à notre avantage.

    Formiche, 3 avr 2021

    Etiquettes : Sahel, Italie, Proche Orient,

  • La fin de la diplomatie libérale

    22 janv.2021
    SHLOMO BEN-AMI

    Alors que Joe Biden a raison de rejeter de nombreux aspects de la présidence toxique de Donald Trump, il devrait éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est qu’en reconnaissant les faiblesses des normes diplomatiques libérales que l’administration Biden peut faire progresser la diplomatie innovante et efficace dont le monde a désespérément besoin.

    TEL AVIV – Le 11 décembre, le président de l’époque, Donald Trump, a proclamé que les États-Unis reconnaîtraient la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental contesté, une récompense apparente pour la décision du pays d’établir des relations diplomatiques avec Israël. Cette décision a été rapidement condamnée comme une violation flagrante des normes diplomatiques. Mais, avec son approche facile des conflits prolongés, Trump a par inadvertance fait valoir un point important: l’empereur – l’approche diplomatique dominante – n’a pas de vêtements.

    Certes, Trump s’est lui-même tenu nu sur la scène mondiale, comme lorsqu’il a affirmé avoir atteint une percée avec la Corée du Nord ou vanté la « proposition de paix » invraisemblable de son administration au Moyen-Orient . Mais aucun de ses prédécesseurs – aux États-Unis ou ailleurs – n’a résolu ces conflits non plus, malgré le respect de normes diplomatiques vénérées.

    Ces normes sont inextricablement liées à l’ordre mondial libéral qui a émergé après la Seconde Guerre mondiale. La doctrine de la «responsabilité de protéger» (R2P) – l’engagement du monde, adopté à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005, à protéger les populations contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité – illustre cette diplomatie libérale.

    Mais, au cours des deux dernières décennies, tout a été en baisse pour cette vision. En Libye – le premier cas où le Conseil de sécurité de l’ONU a autorisé une intervention militaire basée sur la R2P – les envoyés de l’ONU vont et viennent, mais l’avenir du pays est décidé par des puissances étrangères agissant unilatéralement. Et, avec le Conseil de sécurité dans l’impasse, la R2P n’a pas été invoquée pour justifier une intervention militaire depuis, malgré plusieurs atrocités de masse notables perpétrées par les propres gouvernements du peuple.

    L’échec répété du système de sécurité collective de l’ONU peut être en partie attribué au déclin de l’ordre mondial libéral lui-même. Bien avant Trump, l’Amérique était devenue de plus en plus réticente à agir en tant que garant de l’ordre (en Libye, le président Barack Obama avait juré que les États-Unis «dirigeraient par derrière»). Ajoutez à cela le révisionnisme agressif de la Russie, l’abandon par la Chine de son «ascension pacifique» et la préoccupation de l’Union européenne pour sa propre survie.

    Mais bon nombre des plus grands défis diplomatiques du monde – du conflit israélo-palestinien au différend sur le Sahara occidental – sont antérieurs à ces facteurs. Même à son apogée, la diplomatie libérale ne pouvait pas les résoudre, notamment parce qu’elle traitait trop souvent la politique comme un art expressif, détaché d’une réalité en constante évolution.

    Prenons la lutte pour le Sahara occidental – le plus long différend territorial en Afrique. En 1975, alors que l’Espagne était sur le point de céder le contrôle du territoire, la Cour internationale de justice a rejeté la demande du Maroc à son égard et a statué que la population locale, les Sahraouis, avait droit à l’autodétermination. Mais le Maroc a rapidement envahi et annexé le territoire.

    Depuis, la situation a radicalement changé. Le Sahara occidental est l’un des territoires les moins peuplés du monde, avec seulement environ 70 000 habitants en 1975, et peut-être 550 000 aujourd’hui, vivant dans une région deux fois plus petite que l’Espagne. Les deux tiers de la population sont des Marocains, beaucoup y ont déménagé après l’annexion.

    Dans ce contexte, les arguments en faveur de l’autodétermination du Sahara occidental sont douteux. Une approche plus appropriée, qui reflète la réalité sur le terrain, consiste à accorder l’autonomie du Sahara occidental au sein du Royaume du Maroc – exactement le plan approuvé par Trump. (En 2013, Obama a soutenu la même approche dans une déclaration conjointe avec le roi du Maroc Muhammed VI.)

    Assurer le contrôle politique d’un territoire occupé en modifiant sa démographie n’est pas nouveau. Quelque 600 000 Israéliens vivent actuellement en Cisjordanie, aux côtés de 2 750 000 Palestiniens. L’Iran a repeuplé de vastes régions de Syrie avec des musulmans chiites. Près de 46 ans après que la Turquie a envahi le nord de Chypre, les colons de Turquie continentale représentent environ la moitié de la population du territoire.

    Un tel comportement ne devrait jamais être approuvé. Mais prétendre que cela ne se produit pas n’aidera pas non plus. Lorsque les acteurs sont dans un état prolongé de limbes diplomatiques, le non-respect de l’équilibre réel des pouvoirs ou de la durée du conflit perpétue un fait accompli en faveur du côté le plus fort. Cela est aussi vrai du différend Maroc-Sahara occidental que du conflit israélo-palestinien, où l’engouement pour le paradigme trompeur des deux États a rendu la paix pratiquement impossible.

    En fait, lorsque les États arabes ont rejeté les accords avec Israël, ils se sont généralement retrouvés avec moins. Les Palestiniens l’ont fait au moins à deux reprises. De même, la Syrie est dans une pire situation pour avoir rejeté l’offre d’Israël en 2000 de restituer le plateau du Golan: en 2019, l’administration Trump a officiellement reconnu la souveraineté israélienne.

    Alors que la décision de Trump était injustifiable au regard du droit international (même si l’on pense qu’Israël était justifié dans son recours à la force pendant la guerre des Six jours en 1967), il est indéniable que l’échec prolongé de la diplomatie libérale l’a rendu possible. Et cela fait partie d’un schéma plus large d’annexions unilatérales.

    Par exemple, la récente éruption du conflit vieux de plusieurs décennies entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sujet de l’enclave du Haut-Karabakh s’est terminée par un accord négocié par la Russie qui a légitimé l’annexion par l’Azerbaïdjan d’une grande partie du territoire. Les forces de maintien de la paix russes ont été dépêchées pour faire appliquer l’accord. L’ONU était introuvable.

    Trump a beaucoup à répondre, diplomatiquement et autrement. Mais le fait est que les normes diplomatiques dont il n’a pas tenu compte ne produisaient pas de résultats dans nombre des conflits les plus anciens du monde. Et, aussi imprudentes que ses actions aient souvent été, elles pourraient bien faire progresser des conflits apparemment insolubles – notamment le conflit israélo-arabe vieux d’un siècle.

    Après tout, à cause de Trump, le Maroc, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Soudan ont rejoint l’Égypte et la Jordanie pour normaliser leurs relations avec Israël. (Trump a offert à l’ Indonésie des milliards de dollars d’aide pour faire de même, mais le pays a rejeté l’accord.) Trump a également négocié la paix entre ses rivaux arabes dans le Golfe cherchant à contrer l’approfondissement des relations du Qatar avec l’Iran et la Turquie.

    Alors que le président Joe Biden a raison de rejeter de nombreux aspects de la présidence toxique de Trump, il ferait bien de sauvegarder ses quelques réalisations. Mais pour relancer la diplomatie libérale, une alliance transatlantique revigorée – avec une UE beaucoup plus cohésive acquérant le hard power qui lui fait maintenant défaut – est d’une importance vitale.

    Shlomo Ben-Ami, ancien ministre des Affaires étrangères israélien, est vice-président du Toledo International Center for Peace. Il est l’auteur de Scars of War, Wounds of Peace: The Israel-Arab Tragedy .

    Project Syndicate, 22 jan 2021

    Tags : Sahara Occidental, Maroc, Etats-Unis, Donald Trump, Joe Biden, Palestine, Syrie, Proche Orient,

  • Robert Malley, ex-conseiller diplomatique d’Obama : « Pour Joe Biden, il sera difficile de remonter la pente »

    Entretien |À l’heure de l’investiture de Joe Biden, de grandes voix dressent leur bilan des quatre années écoulées. Pour Robert Malley, démocrate, président de l’International Crisis Group, « parfois, les questions [que Trump] a posées étaient bonnes, mais il a apporté de mauvaises réponses ». Et à quel prix !

    Robert Malley est aujourd’hui président de l’International Crisis Group. Il a été conseiller diplomatique pour Barack Obama et Bill Clinton, pour le Moyen-Orient et l’Afrique. Ancien membre du Conseil National de Sécurité américain, il a aussi participé aux négociations sur l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Avocat, politologue et spécialiste du conflit israélo-palestinien, il tire le bilan des années Trump, un président qui a mené « une politique qui a fait fi de toutes les valeurs ». À ses yeux, les États-Unis ont perdu une partie de leur crédibilité. Un défi pour la diplomatie de Joe Biden.

    Le président Trump a profondément bouleversé la vie politique américaine ces quatre dernières années. Il restera à jamais le premier président à avoir été mis en accusation à deux reprises en raison des violences survenues au Capitole le 6 janvier 2021. Va-t-il laisser une trace indélébile dans l’histoire des États-Unis ?

    Même avant les événements au Capitole, il était difficile d’imaginer qu’on puisse effacer facilement son empreinte. Trump aura été un président très peu orthodoxe et dangereux à beaucoup d’égards.

    Mais il est vrai qu’une procédure de destitution à quelques jours d’une fin de mandat, c’est extraordinaire. On peut supposer que l’idée des démocrates, c’est non seulement de faire en sorte que l’on décourage des pratiques pareilles à l’avenir, qu’on mette un point final à cette présidence, mais aussi de lui interdire de se présenter à nouveau à une élection. On sait qu’il pourrait se porter candidat en 2024. Or, s’il est condamné, une sanction pourrait être qu’il ne puisse plus être éligible.

    La vie politique américaine doit-elle se débarrasser de Donald Trump ?

    Je ne sais pas, je suis partagé et je sais qu’en France, c’est un débat également de savoir si le fait de le priver de Twitter, de Facebook est une bonne idée, tout comme de le fait de l’interdire de se présenter à nouveau à une élection.

    Évidemment, il a fait tellement de mal et ses paroles ont été tellement toxiques que cela peut sembler pertinent. Mais c’est aussi le candidat à la présidentielle qui a reçu le plus grand nombre de voix dans l’histoire après Joe Biden. Aucun autre candidat démocrate ou républicain jusqu’en 2020 n’avait rassemblé autant de suffrages. Donc il a une popularité. Peut-être a-t-elle été érodée par les événements récents du Capitole, mais on sait qu’il y a un socle important de gens qui croient toujours en lui et qui estiment qu’ils n’ont jamais été écoutés avant Trump.

    Si ces gens constatent qu’un président ou un ancien président ne peut pas s’exprimer en toute liberté sur les réseaux sociaux, et si en prime cet homme ne peut plus se présenter à une élection présidentielle, j’ai peur des effets que cela peut produire sur cette partie importante de la population qui s’estimait punie, marginalisée. Donc je comprends l’instinct, je comprends ce qui est derrière cet effort de faire en sorte qu’il ne puisse plus faire de mal, mais parfois je crains que le remède ne soit pire que le mal.

    En dehors de ces événements au Capitole, que retenez-vous des années Trump ? Si on vous demande de choisir un moment, que ce soit en politique intérieure ou en politique internationale, à quoi pensez-vous ?

    Je pense que le président Trump restera d’abord dans les livres d’histoire pour ses performances aux États-Unis. En politique internationale, il y a eu beaucoup de choses extrêmement nocives, extrêmement dangereuses. Il a chambardé toutes les alliances traditionnelles de la politique américaine.

    Parfois, les questions qu’il a posées étaient bonnes, mais il a apporté de mauvaises réponses. En résumé, son bilan en politique extérieure est négatif, mais il n’est pas comparable à son bilan en politique intérieure.

    Ce que l’on retiendra avant tout, ce sont ses discours, après certains événements graves, notamment des événements à relents racistes. Souvent, il a exprimé de la sympathie pour la mouvance extrémiste ou raciste.

    On retiendra aussi sa gestion désastreuse de l’épidémie de Covid-19.

    Mais je pense que l’image qui restera, à tort ou à raison, c’est son discours du 6 janvier 2021, où il appelle ses partisans à avancer sur le Capitole. On peut débattre du fait qu’il les a incités ou non à la violence, mais cette image-là restera en raison du lien plus ou moins direct entre ses paroles et ce qui s’est passé après. Est-ce vraiment ce qu’il a fait de plus scandaleux ? On a malheureusement l’embarras du choix, mais je pense que les historiens qui regarderont l’époque et l’épopée Trump retiendront ce point d’exclamation final, ce discours, son appel à ses partisans et, évidemment, les évènements qui ont suivi.

    En matière de politique internationale, on retient aussi des années Trump le slogan « America First », proclamé le jour même de l’investiture en 2017, qui a abouti notamment au retrait des États-Unis de nombreuses institutions internationales…

    « America First », je ne sais pas très bien ce que cela veut dire parce que dans chaque pays, chaque dirigeant pense d’abord à ses concitoyens. Au final, cela aura consisté en une politique transactionnelle, une politique unilatéraliste, une politique qui a fait fi de toutes les valeurs.

    Je suis très critique de la politique étrangère américaine, y compris celle conduite par les administrations auxquelles j’ai pu participer. Par exemple, dire que les États-Unis ont été un défenseur cohérent des droits de l’homme ou de la démocratie à travers le monde, c’est évidemment faux. Mais le président Trump s’est distingué par sa politique du troc, une sorte de marchandage permanent où les transactions sont faites non pas sur le plan des valeurs mais sur le plan des intérêts matériels.

    Il a donc pu faire énormément de mal simplement parce qu’il a privilégié ce qui est à son bénéfice personnel, au bénéfice de tous ceux qui l’entourent, au mépris de toutes les valeurs, des normes, des alliances internationales des États-Unis, de la stabilité à travers le monde.

    On peut lui savoir gré d’avoir évité de s’empêtrer dans une nouvelle guerre. C’est vrai que le président Trump, à son actif, n’a pas déclenché de guerre. Il a réussi à rompre le tabou du dialogue avec les talibans en Afghanistan, le tabou des négociations directes avec le dirigeant nord-coréen. Ce sont des choses qui resteront et dont, peut-être, le président Biden pourra se servir. Mais l’image des États-Unis en a pâti. En termes de résolution des conflits, en termes de respect des normes internationales, que ce soit sur le dossier israélo-palestinien, sur le fait qu’il a rompu l’accord de Paris sur le climat ou l’accord sur le nucléaire iranien, sa politique n’a pas été au service d’une vision positive, elle a servi une vision transactionnelle ou une vision hyper idéologique, notamment au Moyen-Orient.

    On retiendra donc de cette époque que les États-Unis ont vu leur réputation, leur influence, leur capacité de mobiliser la communauté internationale s’effriter et se dissoudre. Maintenant, espérons que le président Biden pourra renverser la vapeur et apprendre les leçons des échecs des administrations américaines qui ont précédé Trump et qui ont, d’une certaine manière, facilité son ascension au pouvoir.

    Quel bilan tirez-vous en particulier de la politique menée par Donald Trump au Moyen-Orient avec deux dossiers majeurs que vous avez mentionnés : l’Iran et le retrait des États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire, et le conflit israélo-palestinien où les avancées ont été minimes ?

    C’est un bilan globalement négatif parce qu’il a contribué à exacerber, à renforcer la polarisation dans la région. D’abord, il a pris part au dossier israélo-palestinien en étant à 100 % du côté israélien.

    Il a tout de même réussi, il faut le reconnaître, à obtenir des accords de normalisation entre quatre pays arabes et Israël. Il l’a fait en payant des prix qui, à notre sens, ont été parfois excessifs.

    Par exemple la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental en échange d’une normalisation entre le Maroc et Israël, cela n’a pas de sens et ça a un impact négatif sur ce dossier du Sahara occidental.

    Au Proche-Orient, sa politique pro-israélienne à outrance a rompu non seulement avec le consensus international mais aussi avec le consensus américain bipartisan en vigueur depuis pas mal de temps. Il a essayé de bouger les lignes, mais il l’a fait dans un sens qui ne peut pas fonctionner parce que les Palestiniens ne s’y résoudront pas. Il a compliqué, évidemment, dans ce dossier, la recherche de la paix. Ses prédécesseurs n’y étaient pas parvenus non plus mais il a aggravé les choses.

    Et puis dans le reste de la région, Donald Trump a fait une fixation sur le dossier iranien. Ces derniers jours, l’administration Trump a même mis en avant un axe Al-Qaïda-Iran qu’aucun spécialiste du renseignement ne confirme. Et elle a en effet retiré le pays de l’accord sur le nucléaire, ce qui a conduit à imposer à nouveau des sanctions qui ont fait énormément souffrir les citoyens iraniens.

    Cette politique a été risquée. Elle aurait pu provoquer une guerre catastrophique entre d’un côté les États-Unis et ses alliés dans la région, et de l’autre l’Iran. Tout cela a entraîné une grande polarisation au Moyen-Orient. Les États-Unis se sont rapprochés d’Israël et de certains pays sunnites arabes, l’Arabie saoudite en tête. On peut comprendre ces alliances, ces partenariats. Des prédécesseurs de Trump ont adopté la même stratégie.

    Mais suivre une voie à sens unique, sans équilibre, sans essayer de jouer le rôle de médiateur, a causé beaucoup de tort et a porté atteinte à l’image de la diplomatie américaine.

    Projetons-nous sur les années Biden. Avez-vous le sentiment que les décisions les plus significatives des années Trump sont réversibles ?

    La proximité avec certains alliés, avec certaines valeurs, est également réversible. Des décisions du président pourront être remises en question, comme la sortie de l’accord de Paris sur le climat. Je pense que le président Biden pourra très vite changer de politique et renouer avec cet accord. La sortie de l’accord sur le nucléaire iranien est aussi réversible, même si ce sera difficile. Le fait de s’identifier avec certains alliés, avec certaines valeurs, est également réversible.

    Dans d’autres dossiers, ce sera difficile de remonter la pente parce qu’il y a un héritage qu’il va falloir surmonter.

    L’image des États-Unis dans le monde s’est dégradée. On a vu un pays, un gouvernement, incapables de gérer la question de la Covid-19, incapables de gérer la question des tensions raciales. Et maintenant nous sommes confrontés à une crise politique avec une partie de l’électorat qui, à cause de Trump, ne reconnaît pas la légitimité du président élu.

    Pour toutes ces raisons, le monde extérieur porte un regard différent sur les États-Unis. Le président Biden ne pourra pas totalement effacer cet héritage.

    Et puis il y a un autre héritage. Désormais, les pays qui vont traiter avec les États-Unis vont toujours se poser cette question : les engagements américains, les engagements du président des États-Unis, durent-ils plus d’un ou deux mandats ?

    Est-on entré dans une ère où les États-Unis vous disent une chose, à l’instar des engagements pris vis-à-vis de l’Iran, et quatre ans plus tard, un nouveau président entre en fonction et ces engagements ne valent rien du tout ? La perte de la réputation de fiabilité des États-Unis coûte cher. Et je ne sais pas si le président Biden pourra y remédier parce que personne ne sait si, dans quatre ans ou huit ans, on n’aura pas un président Trump bis, que ce soit lui-même ou un de ses successeurs, pratiquant la même politique.

    Franck Mathevon

    Source : France Culture, 20 jan 2021

    Tags : Donald Trump, Joe Biden, Sahara Occidental, Maroc, Proche Orient, Israël, Palestine, Normalisation, Franck Mathevon, International Crisis Group,

  • Ce que le président Biden ne fera pas au Moyen-Orient


    Le 20 janvier, Joe Biden prendra ses fonctions de 46e président des États-Unis. Ce sera la fin de quatre ans d’une politique internationale adoptée par Donald Trump qui bouleverse effectivement les alliés, exaspère d’anciens amis et profite parfois aux opposants. Cependant, réparer de telles actions dans un pays aussi profondément divisé aura des coûts et des difficultés – surtout au niveau national.

    L’équipe politique internationale du futur président démocrate est déjà réunie, attendant la confirmation du Congrès. Voici un compte rendu de ce que Biden ne fera pas au Moyen-Orient et en Afrique du Nord:

    En commençant par le Maroc, en direction de l’est, jusqu’à atteindre l’Afghanistan, Biden fait face à l’imminence de plusieurs décisions importantes à prendre, dont aucune n’est simple.

    La décision soudaine de Trump de reconnaître la souveraineté marocaine sur la région contestée du Sahara occidental a scandalisé l’Algérie et son alliée, la République arabe sahraouie démocratique, qui revendique le territoire d’un futur État.

    Des décennies de médiation des Nations Unies sur le différend ont jusqu’à présent échoué. Cela signifie qu’aux yeux du droit international, il s’agit encore d’un territoire contesté. Par conséquent, la mesure des États-Unis ne change guère la situation dans la pratique et ne sert pas non plus leurs propres intérêts, sauf pour discréditer davantage le pays en tant que médiateur raisonnable. Biden n’inversera pas la mesure, mais il n’ira pas non plus sur cette voie. Le changement politique de Trump était conditionné à promouvoir la normalisation entre le Maroc et Israël. Rien à attendre ici.

    Le prochain point critique est la Libye, où le président américain sortant a laissé beaucoup à désirer, sans jouer un rôle significatif après que son prédécesseur ait effectivement contribué à détruire le pays, à partir de 2011. Trump a adressé des messages contradictoires aux antagonistes locaux. Lorsque le général libyen Khalifa Haftar a commencé sa guerre en avril 2019 contre le gouvernement reconnu par l’ONU à Tripoli, Trump l’a appelé pour le remercier de ses efforts dans la guerre contre le «terrorisme». Ensuite, toute la conversation sur la Libye a été laissée à l’ambassadeur américain Richard Norland, résumée à des avertissements sur la présence russe croissante dans le pays, mais rien de plus.

    Ici aussi, attendez-vous uniquement à la rhétorique de Biden. Il est connu pour s’opposer, en principe, à l’intervention militaire de son ancien chef Barack Obama en 2011. Selon les informations, lorsqu’il s’est simplement interrogé sur ce qui allait arriver à la Libye, une fois le régime de Mouammar Kadhafi renversé, personne n’a répondu. Cependant, même aujourd’hui, avec la Libye en ruine, Biden n’a pas de réponse à sa question.

    À côté se trouve l’Égypte, alliée stratégique des États-Unis pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Le président Donald Trump a un jour décrit son homologue égyptien, le général Abdel Fattah el-Sissi, comme son «dictateur préféré» et n’a jamais levé le doigt contre les informations faisant état de graves violations des droits humains. Biden augmentera le ton, mais rien de plus. Il peut, en guise de punition pour les abus humanitaires, suivre la voie d’Obama en retenant une petite partie des ressources américaines envoyées en Égypte chaque année, estimées à 1,5 milliard de dollars. Cependant, la mesure n’obligera pas le Caire à modifier sa politique intérieure et ne représentera pas non plus la politique préférée des États-Unis.

    Ensuite, nous avons Israël, où Trump a fait de grands sauts en faveur de l’occupation, au détriment du peuple palestinien. Le président républicain a fait chanter plusieurs pays arabes – y compris le Soudan éloigné – pour normaliser les relations avec Israël, a reconnu Jérusalem comme la capitale de l’État sioniste et a transféré l’ambassade des États-Unis dans la ville. Biden ne renversera aucune de ces décisions, mais il peut donner des signaux positifs à l’Autorité palestinienne en rouvrant le bureau de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Washington et en reprenant l’envoi de ressources humanitaires aux organisations affiliées aux Nations Unies, qui fournissent une assistance essentielle. Réfugiés palestiniens. Cependant, aucune des actions éventuelles ne pourra effectivement profiter à la majorité des Palestiniens, qui souffrent de la brutale occupation israélienne.

    En Syrie, les États-Unis n’ont guère les outils pour changer la situation sur le terrain, sauf pour un nouveau revers. On s’attend à ce que de plus petits contingents de troupes américaines restent dans le nord-ouest du pays, où Daech (État islamique) tente supposément de se relever. La reconnaissance par Trump de la souveraineté israélienne sur les territoires occupés du plateau du Golan ne sera pas non plus révoquée.

    Le président Biden ne prendra pas de mesures drastiques en termes militaires pour, par exemple, combattre à nouveau l’urgence de Daech; si vous le faites, il sera trop tard. Néanmoins, il cherchera à renforcer le partenariat régional avec d’autres pays, comme la Turquie et la Russie, qui sont des acteurs majeurs de la question syrienne. Faire pression sur le régime de Bachar al-Assad avec de nouvelles sanctions sera toujours le plan d’action préféré et le moins controversé, même si l’expropriation du pétrole syrien doit se poursuivre.

    En Arabie saoudite, allié historique fort des États-Unis, Biden devrait rester rhétorique, à l’exception d’une éventuelle réprimande, si le prince héritier autoritaire, Mohammed Bin Salman, commettait une autre atrocité – similaire à l’assassinat du journaliste basé à Washington Jamal Khashoggi dans Octobre 2018. Malgré la promesse de Biden que les Etats-Unis « n’abandonneront plus jamais leurs principes, d’acheter du pétrole et de vendre des armes », c’est exactement ce que son gouvernement devrait faire. Biden dépend des Saoudiens corrompus pour faire pression sur l’Iran.Les dirigeants de la monarchie islamique réfléchissent à une normalisation avec Israël et le futur président démocrate ne pourra pas se permettre d’ignorer ses craintes concernant la politique de Téhéran.

    L’Irak est une question cruciale dans la politique internationale. La réduction de la présence américaine dans le pays doit se poursuivre à un rythme lent, incapable de réduire la pression politique et populaire, face aux appels répétés au retrait complet des troupes étrangères sur le sol irakien. L’Iran continuera de rendre la vie difficile aux États-Unis en Irak et utilisera probablement la situation comme un avantage pour renégocier l’accord nucléaire avec Biden – la promesse électorale du candidat démocrate.

    En plus des eaux du Levant et du Golfe, il y a l’Iran lui-même. Biden a promis de reprendre l’accord nucléaire annulé unilatéralement par Trump. Cependant, ce sera une décision controversée face à deux des plus grands alliés de l’Amérique, l’Arabie saoudite et Israël, qui répudient avec véhémence la mesure. Les sanctions contre l’Iran ne seront pas levées immédiatement, du moins sans concessions du régime de Téhéran. N’en attendez pas trop, du moins avant 2022.

    Dans le Moyen-Orient élargi, en incluant l’Afghanistan, nous pouvons supposer que Biden maintient la politique dite de «l’Amérique d’abord» en retirant plus de troupes encore présentes dans le pays. L’idée ici est de recentrer la stratégie militaire des États-Unis en réduisant son champ d’action pour combattre Al-Qaïda et Daech dans la région. Cependant, le contact avec les talibans, autre héritage de Trump, ne doit pas être interrompu, sauf à des intervalles plus longs et peu substantiels. Tout au long du gouvernement Biden, le groupe maintiendra son cap actuel, prenant le contrôle de l’Afghanistan petit à petit.

    Source : MEMO, 14 jan 2021

    Tags : Joe Biden, Donald Trump, Proche Orient, Palestine, Sahara Occidental, Iran, Israël, Arabie Saoudite, Libye, Syrie,

  • Les accords d’Abraham ont sapé la paix indispensable avec les Palestiniens


    Par Ghassan Michel Rubeiz

    Depuis de nombreuses décennies, je préconise la paix entre Israël et les Palestiniens. ( Justice et Intifada: les Palestiniens et les Israéliens parlent de la paix, Friendship Press, 1991; Unified in Hope: les Arabes et les Juifs parlent de la paix , publications du COE, 1987). Malheureusement, j’ai vu le «processus de paix» être exploité, maintes et maintes fois, avec des tactiques évolutives pour adoucir les attitudes envers l’injustice.

    Il est difficile d’imaginer que quelque chose de bon puisse sortir d’un projet politique dirigé par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, gardien du statu quo, le président américain le plus unilatéraliste Donald Trump et certains dirigeants imprudents du Golfe arabe. Pourtant, le dernier produit de «paix» au Moyen-Orient récemment sorti de Tel-Aviv, de Washington et du Golfe a reçu une réaction plutôt favorable dans les médias occidentaux.

    Je parle des soi-disant accords d’Abraham, une récente vague d’accords de «normalisation» entre Israël et les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc. Ces accords ont été intelligemment conçus pour influencer l’opinion publique. Ils sont présentés comme des initiatives de paix, de réconciliation (entre les communautés religieuses) et de mesures de défense justifiables contre un adversaire «belligérant» commun, à savoir l’Iran.

    Tout en critiquant surtout le président Trump, les médias occidentaux ont été indulgents envers le président américain en ce qui concerne sa politique sur Israël. Et pour les accords d’Abraham, les commentateurs américains ont donné un soutien inhabituel; le message de «paix» a été efficace. Pour illustrer, dans le numéro du 1er janvier du Washington Post, Marc A. Thiessen met en évidence les 10 meilleures choses que Trump a faites en 2020. Le chroniqueur affirme que Trump a «transformé le Moyen-Orient» avec les accords d’Abraham: le président américain a «négocié» quatre Les accords de paix israéliens. Une telle réalisation «digne d’un prix Nobel» a démontré qu’il pouvait y avoir «une paix séparée sans les Palestiniens». Le parti pris de Thiessen devient clair quand on regarde le reste ses 10 «meilleures choses»; la réalisation la plus étonnante répertoriée est «l’amélioration de la vie d’une majorité d’Américains ».Comme le reste des analystes qui trouvent des signes d ‘«espoir» dans ces accords, Thiessen n’explique pas comment Israël fait progresser la paix dans la région. En ignorant le fait qui donne à réfléchir que la population palestinienne sous la sphère de contrôle d’Israël – c’est-à-dire ceux qui vivent entre le Jourdain et la mer Méditerranée – a déjà dépassé la population juive israélienne? L’apartheid doit-il être ignoré à jamais? Comment parvenir à la paix en élargissant constamment les colonies, en élargissant les annexions, en promulguant deux poids deux mesures et en violant les accords internationaux établis sur la guerre et la gouvernance? Cliquez ici .

    On se demande comment Abraham-ic (œcuménique) sont ces accords. Le nom biblique Abraham est généralement utilisé pour mettre en évidence les points communs entre les trois religions monothéistes enracinées au Moyen-Orient: le judaïsme, le christianisme et l’islam. Les accords qui lient Israël fort à quatre pays arabes sunnites peu sûrs, censés affronter la République islamique (chiite) d’Iran, ne sont pas en harmonie avec l’esprit du patriarche de l’Ancien Testament. Abraham des temps modernes parle d’œcuménisme, pas d’accords politiques.
     
    Et dans quelle mesure ces actes de normalisation sont-ils «normaux»? Les accords d’Abraham ne constituent pas un véritable mouvement de réconciliation entre Arabes et Juifs, comme ses auteurs le prétendent. Il n’y a absolument aucun remède contre les tensions régionales, ce que font ces accords. Depuis que ces accords ont émergé, les observateurs internationaux ont regardé si Trump et / ou Netanyahu lanceraient une attaque aérienne sur les sites nucléaires iraniens. Washington et Tel Aviv poussent de plus en plus Téhéran à riposter, peut-être pour préparer le terrain à une contre-attaque collective contre la République islamique. Regardez les nouvelles quotidiennes au cours des prochaines semaines alors que Trump et Netanyahu cherchent des moyens de maintenir la légitimité, le pouvoir et l’influence.  Cliquez ici .

    Chacun des cinq États impliqués dans les accords d’Abraham a ses propres raisons de normalisation. Israël parvient à détourner l’attention du monde de son occupation en concluant des «accords» de paix avec des «Arabes modérés», c’est-à-dire des sunnites non palestiniens. Bahreïn cherche à s’abriter de l’Iran et de la montée des troubles intérieurs; à Manama, la royauté sunnite règne sur une population majoritairement chiite. Le Maroc se normalise avec Israël, en partie, afin de recevoir la reconnaissance par le président Trump de sa prétendue souveraineté sur le territoire du Sahara occidental. Washington récompense le Soudan pour sa normalisation en le retirant de la liste des États terroristes. Et Washington récompense la conformité des Émirats arabes unis en vendant à Abu Dhabi des armes lourdes et meurtrières que les émirats fragiles ont utilisé imprudemment dans la guerre désastreuse au Yémen. Cliquez ici .

    En résumé, les accords de normalisation entre Israël et les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc sont en fait des actes de normalisation de l’injustice.

    Le printemps arabe sert de toile de fond aux accords d’Abraham. Les accords ressemblent à des mesures désespérées de la part de régimes arabes du Golfe très peu sûrs qui cherchent la protection d’un État colonial puissant. Et Israël, ironiquement l’agence de l’abri et du confort, légitime son occupation tout en se mobilisant avec les nations arabes sunnites contre l’Iran chiite.

    Marc A. Thiessen rêve-t-il d’un prix Nobel pour les accords d’Abraham?

    The Arab Daily News, 3 jan 2021

    Tags : Proche Orient, Palestine, Israël, normalisation, Maroc, Soudan, Emirats Arabes Unis, EAU, UAE, Sahara Occidental, Iran, sunnistes, chiites,

  • La recomposition géo-politique programmée du Moyen Orient

    par Pierre Hillard

    Les tensions et les violences qui secouent le Moyen-Orient depuis l’intervention israélienne au Liban, le 12 juillet 2006, ne sont que la partie visible d’un immense enjeu politique, économique, religieux et philosophique opposant l’Occident aux Etats islamiques de la région. L’occupation américaine de l’Irak en mars 2003 a permis le lancement d’un projet révolutionnaire en vue de remodeler une vaste zone géographique allant du Maroc au Pakistan: le Grand Moyen-Orient. Derrière cette appellation, c’est une recomposition profonde qui attend ces pays musulmans. Beaucoup de théories et de supputations courent sur les ambitions des Etats-Unis et d’Israël au sujet de la politique poursuivie par leurs dirigeants. Cependant, des signes avant-coureurs apparaissent et permettent d’apercevoir concrètement les plans en cours. C’est tout l’enjeu des cartes ci-jointes appelant à recomposer le Moyen-Orient.

    Ces cartes (« before » : situation en 2006 (ci-dessus) et « after » : situation après recomposition (ci-dessous)) sont parues dans une revue militaire américaine, AFJ (Armed Forces Journal), en juin 2006 sous la plume d’un lieutenant-colonel américain à la retraite, Ralph Peters. Ce dernier s’est illustré dans une division d’infanterie mécanisée à partir de 1976 pour, ensuite, poursuivre ses activités dans le renseignement militaire en 1980. Auteur de nombreux ouvrages traitant de la stratégie et des relations internationales, Ralph Peters s’est retiré officiellement de l’armée en 1999. Cependant, ses contacts restent étroits avec ce milieu puisqu’il fait partie de l’équipe dirigeante d’AFJ. Cette revue n’est qu’une partie d’un véritable empire de la presse militaire américaine. Fondé en 1863, ce mensuel s’adresse aux officiers des Etats-Unis traitant de sujets aussi variés comme : la technologie militaire, la logistique, la stratégie, la doctrine ou encore la tactique. En fait, AFJ est coiffé par une maison mère, Army Times Publishing Company, dont les publications s’articulent autour de trois axes :

    The Military Times Media Group qui publie: Army Times, Navy Times, Air Force Times et Marine Corps Times.
    The Defense News Media Group, groupe mondial des revues de défense et qui publie: Defense News, Armed Forces Journal (AFJ), Training § Simulation Journal et C4ISR Journal (renseignement, surveillance et reconnaissance).

    The Federal Times, hebdomadaire d’informations traitant des nouvelles technologies et des sujets financiers.

    Depuis le 1er août 1997, Army Times Publishing Company est une filiale d’un groupe encore plus puissant, la société Gannett. Fondé en 1906 par Frank Gannett, cet empire de presse et des médias publie aux Etats-Unis près de 90 quotidiens dont les plus connus sont USA Today et USA Weekend et contrôle 22 stations de télévision. Ses activités débordent aussi au Royaume-Uni puisque 17 quotidiens sont sous son influence. L’ensemble génère des revenus financiers colossaux estimés à 7,6 milliards de dollars pour 2005.

    Cette présentation permet de mieux saisir dans quel milieu la revue AFJ évolue et la signification des travaux de Ralph Peters. En effet, les propositions de ce dernier et les appels lancés à un changement radical des frontières du Moyen-Orient ne sont évidemment pas le résultat des réflexions d’un seul homme soucieux d’occuper son temps. De nombreuses études ont été lancées au sein des instances militaires américaines comme dans de nombreux think tanks appelant à revoir les limites frontalières de ces Etats. Comme le montre la carte (« after »), les modifications apportées aux frontières sont le fruit d’une lente mais sûre réflexion intellectuelle dont la publication dans une revue militaire américaine de haut rang n’est pas l’effet du hasard. Le but recherché est aussi de tester les réactions en particulier celles des musulmans de la région. Cela dit, il ne faut pas voir ce document comme définitif. En fait, c’est un prototype susceptible de connaître des changements que certains appelleraient des variables d’ajustement. En réalité, l’intérêt majeur de ces travaux est de révéler que les instances militaires et politiques des Etats-Unis se sont résolument engagées dans un domaine en n’hésitant plus à l’officialiser. En même temps, cette entreprise doit se faire en adéquation avec Israël concerné au premier chef par ces bouleversements. A l’égard de ce pays, Ralph Peters se définit comme un ami « de longue date » (New York Post, 22 juillet 2006).

    L’article de ce militaire américain, intitulé « Frontières ethniques, que faire pour améliorer le Moyen-Orient », part du principe qu’il faut lever le tabou de la sacro-sainte frontière inamovible. Pour l’auteur, les nouvelles frontières doivent se modeler en fonction du critère ethnique et confessionnel. Même s’il n’est pas possible de tracer des frontières respectant la totalité des particularismes en tout genre nombreux et numériquement très variables, il faut pour Ralph Peters se rapprocher au maximum de ce concept.

    Comme il le souligne : « Nous parlons de difformités énormes faites par les hommes qui n’arrêteront pas de générer la haine et la violence tant qu’elles n’auront pas été corrigées ». Dans son esprit, il s’agit de remettre radicalement en cause les frontières nées des Accords Sykes-Picot de 1916 préparant le démantèlement de l’Empire ottoman.

    En observant l’ensemble de cette zone en partant de la Péninsule arabique, on constate immédiatement le démantèlement du royaume d’Arabie Saoudite. Les propos de l’auteur sont très clairs à l’égard d’un pays qui a bénéficié de la protection américaine suite aux discussions entre le président Roosevelt et le roi Ibn Saoud, le 14 février 1945, à bord du croiseur USS Quincy. Désormais, le royaume d’Arabie Saoudite passe à la trappe. Deux grandes entités territoriales échappent à l’autorité de Riyad. Sur la côte Ouest, il s’agit de créer un « Etat sacré islamique ». Comme le précise Ralph Peters dans des propos lourds de conséquences : « La cause principale de la large stagnation du monde musulman réside dans le traitement réservé à la Mecque et à Médine considérés comme leur fief par la famille royale saoudienne. Les lieux saints de l’Islam soumis au contrôle de la police d’Etat de la part d’un des plus bigots et oppressifs régimes au monde ont permis au Saoud (ndlr : la famille régnante d’Arabie Saoudite) de projeter leur croyance wahhabite à la fois intolérante et disciplinée au-delà de leurs frontières. (…) Imaginez comme le monde musulman se sentirait mieux si la Mecque et Médine étaient dirigés par un Conseil représentatif tournant issu des principales écoles et mouvements de l’Islam dans le monde au sein d’un Etat sacré islamique – une sorte de super Vatican musulman – où l’avenir de la foi serait débattu au lieu d’être arbitrairement fixé ».

    Ce point est capital puisqu’il révèle la volonté de réformer l’Islam afin de l’adapter aux principes occidentaux. Une sorte « d’Islam des Lumières » élaboré au cœur de cet Etat sacré islamique permettrait de rayonner sur l’ensemble du monde musulman et de remodeler les esprits afin qu’ils épousent pleinement la philosophie mondialiste. Il est vrai que contrôler les esprits a toujours permis de contrôler les hommes. C’est d’ailleurs dans le même ordre d’idée que l’on retrouve ces mesures préconisées par la Fondation Bertelsmann, think tank allemand qui, dans ses travaux débattus dans le cadre des « Discussions de Kronberg » en 2002 et 2003 (Europe, the mediterranean and the Middle East, strengthening responsibility for stability and development et Die Zukunft der europäischen Politik im Nahen Osten nach dem Irak Krieg), relève l’inadéquation de l’Islam à l’évolution du monde moderne et prône une refonte des mentalités et la remise en cause des frontières. Ces recommandations allemandes soulignent aussi la convergence des buts à atteindre de part et d’autre de l’Atlantique pour refondre entièrement le Moyen-Orient. Il est vrai aussi que les concepts ethno-confessionnels développés par Ralph Peters cadrent parfaitement avec la vision ethniciste germanique.

    Sur la côte du Golfe persique, c’est la province de Hassa dont la population est majoritairement chiite qui est détachée de l’Arabie Saoudite et intégrée à un « Etat chiite arabe », vestige d’un Irak littéralement explosé. L’application de cette mesure entraînerait la mort économique du royaume car c’est à cet endroit que se concentre l’essentiel de l’extraction des hydrocarbures autour de la triade Dammam-Dharhan-Al-Khobar. L’Etat chiite arabe verrait ses réserves pétrolières et gazières monter en flèche et deviendrait incontournable car, outre les vastes ressources de Hassa et de la production off-shore, il faudrait ajouter celles de la région de Bassora (ex-Irak) et des provinces arabes iraniennes, détachées de Téhéran, riches en hydrocarbures jouxtant le Chatt el-Arab (Arabes chiites du Khouzistan et Arabes sunnites du Bouchir). De plus, Riyad perdrait ses provinces du Sud (Jizrane, Najran et l’Assir) au profit du Yémen, territoires acquis en 1934 lors du Traité de Taëf, et qui ont conservé leur identité yéménite. Enfin, la curée sera complète avec l’octroi d’une façade maritime à la Jordanie, Etat pro-occidental, en arrachant à l’Arabie Saoudite les provinces de Tabouk et une partie du Jouf.

    La destruction du royaume des Al Saoud affichée par la carte (« after ») de Ralph Peters n’est que la confirmation de projets élaborés au sein de certaines instances américaines. David Rigoulet-Roze, spécialiste du Moyen-Orient, dans son ouvrage « Géopolitique de l’Arabie Saoudite » (Editions Armand Colin) le souligne clairement :

    « Il y eut notamment la publication le 6 août 2002, par le Washington Post, d’un briefing qui a eu lieu le 10 juillet 2002 au Defense Policy Board (DPB, ndlr : organisme de planification stratégique créé en 1985 par Donald Rumsfeld), alors dirigé par le très influent Richard Perle, surnommé le Prince des ténèbres lorsqu’il officiait au Pentagone entre 1981 et 1987 sous l’administration Reagan. Au cours de ce briefing, l’Arabie Saoudite avait été qualifiée par Laurent Murawiec, un analyste du prestigieux centre de recherches stratégiques de la Rand Corporation, de pays ennemi. (…) Pire encore, Murawiec avait évoqué la légitimité de sanctions, dont le gel des avoirs saoudiens, voire… la scission de la province orientale du royaume renfermant ces gisements et ces réserves pétrolières qui font de l’Arabie le maître du quart des réserves d’or noir.

    (…) Quelques temps seulement après l’affaire Murawiec, c’était au tour d’un think tank proche des néo-conservateurs, le Hudson Institute – dont Perle est membre, et où officie désormais Murawiec – de reprendre et de développer les idées avancées par le DPB. Etait alors ouvertement évoqué un plan de démantèlement de l’Arabie Saoudite qui, en réalité, existe depuis la fin des années 70, à l’initiative d’Henry Kissinger, alors Secrétaire d’Etat de l’Administration Nixon. (…) C’est également dans le même ordre d’idées que semble s’inscrire un rapport remontant à la fin de l’année 2002, circulant au plus haut niveau dans les milieux officiels de Washington. Il envisagerait rien moins que le démembrement pur et simple de l’Arabie Saoudite selon le scénario suivant : les Lieux saints de la Mecque et de Médine se verraient confiés aux Hachémites qui, en tant que descendants du Prophète, bénéficient d’une légitimité qui fait largement défaut à la dynastie des Al Saoud et la province du Hassa serait poussée à faire sécession dans le but de se constituer en Emirat pétrolier. »

    Les révélations de ce spécialiste français continuent sur la même lancée puisqu’il affirme la volonté des Etats-Unis de favoriser une « recomposition politique radicale du Moyen-Orient qui passerait notamment en Irak même par une dévolution du pouvoir à la majorité chiite par les grâces d’une démocratie arithmétique ». C’est justement ce que révèle la carte (« after ») de Ralph Peters où l’Etat irakien a disparu au profit d’un Etat chiite arabe et d’un résidu appelé « Irak sunnite » que le militaire américain propose même d’unifier à la Syrie qui, entre-temps, a perdu sa façade maritime au profit d’un Grand Liban. Il est même évoqué sous sa plume la renaissance de l’antique Phénicie (Phoenecia reborn) tandis que l’Etat d’Israël est conservé dans ses frontières d’avant 1967. Il est étonnant de constater, en raison du véritable chambardement des frontières au Moyen-Orient, que Ralph Peters conserve le territoire de la Cisjordanie (West Bank) au rang de statut indéterminé. Peut-être que le statut définitif de Jérusalem, siège de trois grandes religions, nécessite de ne pas révéler tout de suite l’avenir d’une zone éminemment convoitée.

    En tout cas, la partition de l’Irak sur la carte (« after ») commence à prendre forme sur le terrain. L’ambassadeur britannique à Bagdad, William Patey, et le général américain John Abizaid ont clairement affiché leurs craintes d’une guerre civile suivie d’une division du pays comme l’a révélé un document confidentiel publié par la BBC (Spiegelonline, 3 août 2006). Leurs affirmations ne font que confirmer les propos du journal d’Istanbul, Vatan, qui évoquait les propos tenus à des représentants turques par des responsables américains, début 2006, au sein des think tanks de Washington : « Arrêtez de vous soucier de l’intégrité territoriale de l’Irak. En réalité, ce pays est déjà divisé ! Vous [les Turcs] feriez mieux de vous préoccuper maintenant de votre Sud-Est [région à majorité kurde]. Essayez d’imaginer quelles seront les répercussions de l’autonomie du Kurdistan irakien dans votre pays » (Courrier International n°805).

    C’est d’ailleurs le même son de cloche de la part des dirigeants européistes de Bruxelles qui susurrent à Ankara que « Si la Turquie se séparait de son Sud-Est, elle entrerait plus facilement dans l’Union européenne » (Courrier International n°805). L’ethno-régionalisme prôné par les instances bruxelloises ne ferait qu’accélérer le phénomène de décomposition de l’Etat turc. Finalement, les propos de Ralph Peters ne font que confirmer ces prises de position puisqu’il ajoute qu’un cinquième de la partie Est de la Turquie est un « territoire occupé » et qu’un « Kurdistan libre, s’étendant de Diyarbakir jusqu’à Tabriz deviendrait l’Etat le plus occidental entre la Bulgarie et le Japon ».

    La création d’un Etat kurde (Free Kurdistan) construit à partir des territoires Sud-Est de la Turquie, du Nord de la Syrie et de l’Irak, et de l’Ouest de l’Iran aboutirait à l’émergence d’un bloc estimé à environ 30 millions d’habitants. Fort des installations pétrolières de Kirkouk, cet Etat kurde pro-américain serait avec l’Etat chiite arabe les deux grands pôles de la production d’hydrocarbures et de gaz du Moyen-Orient. L’importance de cet Etat kurde serait d’autant plus grande que l’oléoduc BTC évacue le pétrole de la Mer Caspienne à partir de Bakou (Azerbaïdjan), passe par Tbilissi (Géorgie) pour, ensuite, traverser tout le Sud-Est de la Turquie et aboutir à Ceyhan en Méditerranée. Les Kurdes seraient donc les grands maîtres de ce corridor énergétique voulu par les Américains en 1994. En plus du pétrole, il faut ajouter l’autre grande richesse, l’eau. Le « Grand projet anatolien » (GAP) poursuit l’objectif, grâce à 22 barrages, de dompter le Tigre et l’Euphrate qui prennent leurs sources dans les montagnes kurdes. L’achèvement de ce projet qui doit avoir lieu vers 2013, permettant l’irrigation de 1,7 million d’hectares et la production d’électricité, sera une arme redoutable aux mains de l’Etat kurde et pèsera lourdement sur la vie des habitants de tout le Moyen-Orient.

    A l’Est des Etats kurdes et chiites, l’Iran est remodelé en fonction des critères ethniques. Après avoir cédé sa partie kurde, la zone turcophone du Nord est octroyée à l’Azerbaïdjan. En revanche, la province iranienne du Khorasân s’agrandit vers l’Est en acquérant le territoire Ouest de l’Afghanistan, la région de Hérat, en conformité avec la volonté de Ralph Peters de reconfigurer la région selon les critères ethno-linguistiques. Comme le confirme Bernard Hourcade, directeur au CNRS (équipe de recherche : monde iranien), dans son ouvrage « Iran, nouvelles identités d’une République » (Editions Belin) : « L’immense province de Khorasân, (…) les limites anciennes incluaient les régions de Hérat dans l’actuel Afghanistan et celles de Samarcande et Boukhara en Ouzbékistan ». Enfin, un « Baloutchistan libre » (Free Baluchistan) est créé à partir des deux entités iraniennes et pakistanaises tandis que l’Afghanistan se voit agrandi au dépens du Pakistan jusqu’au fleuve Indus afin d’y rattacher les populations pachtounes. L’Etat pakistanais réduit de près de la moitié de sa superficie verrait sa puissance économique fortement amoindrie au point d’être incapable de servir d’allié de revers au profit de la Chine face à l’Inde. Sur ce point, les Etats-Unis seraient gagnants. Seuls des Etats comme Oman, le Qatar, les Emirats arabes unis et le Koweït échappent à ces modifications. Cependant, cette carte (« after ») étant un prototype, rien n’interdit à leurs concepteurs de se rattraper. En tout cas, la finalité américaine est de contrôler tout ce Moyen-Orient par la parcellisation ethnique et religieuse selon le bon vieux principe « diviser pour régner ». Les Etats-Unis, cherchant à s’assurer la production d’hydrocarbures à leur profit, seraient en mesure de priver la Chine, puissance montante et rivale, de l’arme énergétique si nécessaire à son accession à la cour des grands.

    L’impression générale qui se dégage du remodelage annoncé par cet auteur comme de la part de nombreux think tanks américains et allemands est celle d’un bouleversement mettant à feu et à sang ces pays du Moyen-Orient. En effet, on ne voit pas ces Etats se laisser charcuter, voire disparaître, sans se laisser faire. Comment réagira, par exemple, le Pakistan qui possède l’arme nucléaire ? En réalité, l’objectif est d’intégrer ces immenses territoires à la sphère d’influence occidentale. Le discours de Joschka Fischer à la 40è Conférence de Munich sur la politique de sécurité dans le cadre de l’OTAN, le 7 février 2004, annonçait la volonté du monde occidental de mettre ces pays du Moyen-Orient aux normes euro-atlantistes. Ces mesures furent confirmées par « l’alliance germano-américaine pour le XXIè siècle » signée, le 27 février 2004, entre le président Bush et le chancelier Schröder à Washington, annonçant la couleur : « Nous devons construire un véritable partenariat qui relie l’Europe et l’Amérique aux Etats du Proche et Moyen-Orient (…) ». Cette immense construction politique et métaphysique doit obligatoirement obéir à des règles communes qui sont politiques, économiques et civilisationnelles.

    Une logique, mais une logique folle, anime les concepteurs de ce projet. C’est le think tank German Marshall Fund (GMF) qui, indirectement, a révélé l’engagement profond des instances atlantistes. En effet, il s’est engagé sous l’égide du très influent Bruce Jackson à développer une nouvelle politique en Mer Noire intitulée « A new euro-atlantic strategy for the Black Sea region ». Il s’agit en liaison avec l’Union européenne de créer une eurorégion de la Mer Noire qui doit voir le jour pour 2007 selon les affirmations de Giovanni di Stasi, président du Congrès des Pouvoirs Locaux et Régionaux d’Europe (CPLRE). Or une « petite » phrase résume tout. Paru en 2004, le rapport du GMF dans sa préface précise que « La Mer Noire est la nouvelle interface entre la communauté euro-atlantique et le Grand Moyen-Orient ». Une « interface » géographique obéit aux lois de la physique. Pour fonctionner et jouer pleinement sa mission de charnière, cette interface doit s’articuler entre deux mondes, le bloc euro-atlantiste d’une part, et le bloc moyen-oriental d’autre part, régis par les mêmes lois et les mêmes concepts édictés par la philosophie mondialiste. Cela suppose nécessairement une refonte généralisée de cet espace arabo/perse musulman pour qu’il y ait adéquation. Pour réussir cette entreprise, les moyens mis en œuvre risquent d’aboutir à un chaos inimaginable dans cette région et, par ricochet, à l’échelle planétaire. Tout compte fait, les adeptes de cette politique ne font qu’appliquer les fameux vers du poème de Goethe, « l’apprenti sorcier », qui rappelaient : « Les esprits que j’ai réveillés ne veulent plus m’écouter ».

    Pierre Hillard

    Pierre Hillard est docteur en sciences politiques, B.I n°113 (*) est professeur d’histoire-géographie. Il a publié différents articles dans Le Figaro, Géostratégiques, Conflits Actuels, Intelligence et Sécurité, Balkans-Infos.

    Emission « Le Dessous Des Cartes »

    Source : Knowledge-TV

    Tags : Moyen Orient, Proche Orient, Palestine, Syrie, Irak, Arabie Saoudite, Liban, Emirats Arabes Unis,