Maroc Confidentiel

The Economist : La France affronte son histoire en Algérie

L’agonie du silence

Comme le montrent les expériences d’autres pays, le traitement du passé est une entreprise complexe.

En mars, sous les lustres du palais de l’Élysée, quatre cousins adultes ont rencontré Emmanuel Macron, le président français. Ils voulaient savoir ce qui était réellement arrivé à leur grand-père, Ali Boumendjel, avocat et nationaliste, mort dans l’Algérie coloniale après son arrestation par les troupes françaises en 1957. Officiellement, il s’est suicidé. En fait, a reconnu M. Macron, Boumendjel a été torturé et tué par l’armée française. Son corps a été jeté d’une fenêtre pour dissimuler la cause du décès.

Le président et les petits-enfants de l’avocat – tous de la même génération – ont entamé un « dialogue extraordinaire », selon Benjamin Stora, un historien qui était présent. Le malaise des cousins, dit-il, s’est concentré sur une question : « Comment pouvons-nous vivre dans le pays qui a assassiné notre grand-père ? ». Bien qu’un général français ait avoué, il y a 20 ans, avoir ordonné le meurtre de Boumendjel, le gouvernement n’avait jamais reconnu le crime. La guerre d’indépendance de l’Algérie, qui a duré huit ans, s’est terminée en 1962. Mais ces questions troublent la jeune génération, qui estime que la France devrait reconnaître pleinement les atrocités qu’elle a commises.

Au début de l’année, M. Macron a décidé de lancer une commission « Mémoire et vérité » sur le rôle de la France en Algérie, afin de « regarder clairement les blessures du passé ». Alors qu’il se trouvait à Alger pendant sa campagne électorale, il a fait sourciller en qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité ». En 2018, M. Macron a reconnu qu’en 1957, l’État français avait torturé et exécuté Maurice Audin, un jeune communiste et nationaliste ; aucun de ses prédécesseurs ne l’avait fait. « La France », a-t-il déclaré l’année dernière, n’a « toujours pas résolu les traumatismes » de son passé colonial.

M. Stora, auteur cette année d’un rapport officiel sur les souvenirs de la guerre, dirigera la commission à partir de ce mois-ci. Les détails sont encore en cours d’élaboration. De nombreux protagonistes et témoins sont décédés. M. Stora précise que la commission s’appuiera sur des témoignages de descendants, des travaux historiques et des monuments commémoratifs. M. Macron a ordonné l’ouverture d’archives classifiées relatives à l’époque.

Au cours du dernier demi-siècle, plus de 50 commissions vérité ont été créées dans le monde. Elles sont devenues un outil permettant aux pays sortant de périodes historiques traumatisantes de faire face à ce passé, d’essayer de briser les cycles de violence et d’aller de l’avant.

L’une des premières, en Argentine en 1983, s’est penchée sur les « disparitions » sous la dictature militaire. Elle a recueilli des témoignages et a produit un rapport à succès (« Nunca Más », ou « Plus jamais ça »). En 1990, le Chili a créé une commission chargée d’enquêter sur les disparitions et les meurtres commis sous Augusto Pinochet. Une deuxième, en 2003, a examiné la torture sous son régime. L’expérience a été mitigée, notamment en raison d’une tension fondamentale entre vérité et justice pénale, et entre les intérêts des individus et ceux d’un pays dans son ensemble. Pourtant, elles n’ont pas perdu la faveur du public. Des commissions vérité sont en cours dans différents pays, notamment en Colombie et en Gambie. La Grande-Bretagne envisage d’en créer une pour examiner les « Troubles » en Irlande du Nord.

Selon Priscilla Hayner, auteur d’une étude mondiale sur ces commissions, leur objectif est principalement « d’enquêter et de rendre compte d’un ensemble de violations passées des droits de l’homme ». Le modèle implique un organe temporaire, mis en place sur mandat d’un gouvernement ou d’une institution internationale, pour recueillir des témoignages et examiner les abus passés sur une période définie. L’objectif est d’établir ce qui s’est passé à un moment où les histoires officielles ont pu réduire au silence les récits rivaux, ou ceux qui pouvaient les raconter. Une commission se termine généralement par un rapport et des recommandations.

Pourtant, une commission vérité est aussi une forme de reconnaissance. Elle reconnaît officiellement les atrocités passées. Elle peut également chercher à réconcilier d’anciens adversaires. Certaines mènent à des poursuites judiciaires. Au Chili et en Argentine, les juges ont utilisé les rapports pour décortiquer les amnisties précédentes. En 2017, un tribunal argentin a condamné 29 anciens responsables militaires à la perpétuité pour avoir, entre autres crimes, enlevé et drogué des civils, les avoir embarqués dans des avions et les avoir jetés, vivants, dans l’océan.

D’autres constituent une alternative à la justice rétributive. La Commission Vérité et Réconciliation ( trc ) d’Afrique du Sud, créée en 1995, un an après que la démocratie ait remplacé l’apartheid, peut accorder l’amnistie à ceux qui ont avoué certains crimes. Dirk Coetzee, un commandant paramilitaire qui a avoué avoir drogué, tiré et brûlé des victimes, l’a obtenue pour certains de ses crimes. « L’incinération d’un corps sur un feu ouvert prend sept heures », a-t-il déclaré à la commission ; « Pendant ce temps, nous buvions et faisions du braai [barbecue] à côté du feu ».

La commission française arrive trop tard pour parler d’amnistie ou de justice pénale. Pourtant, même 60 ans après, la soif de réponses est étonnamment forte. « C’est absolument nécessaire, indispensable », dit Nora Hamadi, une journaliste française d’origine algérienne. Elle décrit « une forme de traumatisme » chez les enfants et petits-enfants des victimes, et une « colère contre la France pour le manque de reconnaissance et de respect ».

L’Algérie a fait partie de la France de 1830 à son indépendance. Aujourd’hui, quelque 7 millions de résidents français sont liés à cette histoire, en tant qu’immigrants, anciens colons blancs (pieds-noirs), soldats (y compris les harkis algériens, qui ont combattu pour la France) ou membres de leur famille. Faïza Guène, romancière française d’origine algérienne, déplore « la transmission du silence ». « Si on ne parle pas de ça », dit-elle, « on n’a aucune chance de résoudre le problème de l’appartenance en France. »

Le sujet a longtemps été tabou. Ce n’est qu’en 1999 que le gouvernement français a reconnu le conflit comme une guerre. Depuis 2001, les dirigeants politiques ont pris de nouvelles mesures. Nicolas Sarkozy a fourni à l’Algérie une carte des 11 millions de mines terrestres posées par l’armée française. François Hollande a reconnu comme une « répression sanglante » le massacre de nationalistes algériens à Paris le 17 octobre 1961.

Pourtant, de nombreuses questions demeurent. « La France a été dans le déni pendant très longtemps », dit M. Stora. « C’est donc compliqué. Mais nous devons trouver un moyen de tenir une conversation, entre toutes les différentes parties. Chacun est enfermé dans sa propre souffrance ».

« Le temps en soi n’est pas une barrière, soutient Anna Myriam Roccatello, du Centre international pour la justice transitionnelle à New York. Une certaine forme de reconnaissance, même tardive, peut être utile. L’année dernière, la Belgique a ouvert une « commission spéciale » sur son passé colonial au Congo, au Rwanda et au Burundi.

Selon Mme Roccatello, la légitimité et la participation sont plus importantes. Nombreux sont ceux qui citent la commission sud-africaine. Présidée par l’archevêque Desmond Tutu et approuvée par le président Nelson Mandela, la trc a débuté dans un climat de grand espoir. Contrairement à de nombreuses commissions en Amérique latine dans les années 1980, les victimes ont raconté leurs propres histoires, la plupart du temps lors d’audiences publiques. En deux ans, la trc a entendu 21 298 témoins. L’amnistie n’a été accordée qu’à ceux qui ont révélé tous les détails des crimes jugés politiquement motivés.

Pourtant, l’Afrique du Sud révèle également les lacunes de tels exercices. La trc s’est terminée dans la rancœur. L’ancien président F.W. de Klerk et le Congrès national africain (ANC) de M. Mandela ont tenté de faire obstruction au rapport final. M. Mandela a dû insister pour qu’il soit publié. Mary Burton, commissaire et militante anti-apartheid, craignait que la trc n’ait facilité la transition du pouvoir au lieu d’aider les victimes.

En outre, aucun organe n’a été créé pour faire appliquer les recommandations de la commission. Il a fallu cinq ans pour que le gouvernement verse des réparations aux victimes qui ont témoigné. Certaines ont reçu environ un cinquième de la somme recommandée dans le rapport. Quelque 130 000 personnes ayant droit à des réparations n’ont pas respecté la date limite de dépôt des demandes. Les gouvernements antérieurs n’ont pas fait grand-chose pour poursuivre les auteurs de crimes qui n’ont pas demandé l’amnistie. Sous la présidence de Thabo Mbeki, 20 personnes auxquelles la trc avait refusé l’amnistie ont été graciées.

« Notre expérience en Afrique du Sud est que la vérité ne mène pas toujours à la réconciliation », déclare Annah Moyo-Kupeta du Centre d’étude de la violence et de la réconciliation. « Les gens ont eu l’impression d’être forcés à pardonner ». La trc a également servi à « décontextualiser » l’apartheid, soutient Mahmood Mamdani, un universitaire ougandais. L’apartheid ne se résumait pas aux escadrons de la mort ; c’était un système juridique et économique, construit sur des bases coloniales. Pour M. Mamdani, le cadre étroit de la trc a permis aux Sud-Africains blancs qui ont bénéficié de l’apartheid, mais qui n’étaient pas dans l’état de sécurité, de nier plus facilement leur complicité.

Pourtant, malgré tous ses défauts, la trc a été injustement dénigrée, affirme Mikhail Moosa de l’Institut pour la justice et la réconciliation en Afrique du Sud. Il souligne que les recommandations du rapport étaient radicales – y compris, par exemple, des impôts sur la fortune et sur les bénéfices exceptionnels pour lutter contre l’héritage économique de l’apartheid. C’est la faute des gouvernements précédents, et non de la trc, si certains criminels de l’apartheid s’en sont sortis indemnes et si l’Afrique du Sud n’est pas mieux gérée aujourd’hui.

En outre, la trc a rendu impossible pour les Sud-Africains blancs de dire « Je ne savais pas ». Ils ont entendu quatre policiers blancs avouer, par exemple, avoir battu Steve Biko, leader du Black Consciousness Movement, l’avoir enchaîné et laissé ses blessures sans soins. Biko est mort après avoir été transporté, nu, menotté et inconscient, dans un hôpital pénitentiaire situé à l’autre bout du pays. L’État d’apartheid a déclaré qu’il était mort d’une grève de la faim. La trc a également permis à certaines victimes, sinon à toutes, de tourner la page. En 2019, un sondage a révélé que 66% des Sud-Africains étaient d’accord pour dire qu’elle « a fourni une bonne base à l’Afrique du Sud pour parvenir à la réconciliation ».

De telles commissions impliquent de profonds compromis. L’Argentine, le Chili et le Guatemala ont montré qu’elles pouvaient être compatibles avec les poursuites judiciaires. Mais cela peut être sujet à controverse. Au Salvador, la promesse d’une commission a contribué à mettre fin à la guerre civile. Elle a fonctionné sous les auspices des Nations unies en 1992-93 et a rassemblé 22 000 plaintes dans un rapport percutant, dont l’impact a été atténué par une amnistie immédiate. En général, un choix doit être fait d’emblée. Sans amnistie, de nombreux Sud-Africains n’auraient pas appris ce qui est arrivé à leur famille. L’exposition publique peut elle-même être une forme de punition.

Il faut également trouver un équilibre entre les intérêts de ceux qui ont souffert et ceux de la société. Pour certaines personnes, le processus ravive de vieux traumatismes. Nomfundo Walaza, qui a conseillé les victimes pendant la trc, souligne que, si l’objectif est la réconciliation nationale, « nous devons alors faire face à la malheureuse réalité d’un conflit entre les intérêts des victimes d’une part et ceux de la nation dans son ensemble d’autre part. »

« Personne n’attend d’une seule commission vérité qu’elle boucle toutes les questions avec un nœud », déclare Mme Hayner, aujourd’hui consultante en justice transitionnelle. Ce qui compte, dit-elle, c’est qu’elle change « la capacité d’un pays à parler de quelque chose ». C’est ce qui manque en France, où l’Algérie est le silence qui sous-tend tant de tensions. « Pour calmer les mémoires concurrentes », dit Rachid Benzine, un chercheur français, « la France doit reconnaître qu’elle est l’héritière à la fois des Lumières et du colonialisme. »

Quoi que fasse la France, elle sera forcément critiquée, des deux côtés. Le gouvernement algérien pourrait ne pas être satisfait si la France ne présente pas d’excuses. La présidence française affirme que cela ne sera pas nécessaire. L’opportunisme politique pourrait l’emporter sur la rigueur historique. Les mémoires rivales peuvent être irréconciliables. Mais écouter la jeune génération en France, c’est entendre un désir ardent de réponses et de reconnaissance. « Se souvenir n’est pas facile », écrit Mme Hayner, « mais oublier est peut-être impossible ».

The Economis, 11 mai 2021

Etiquettes : Algérie, France, Mémoire, colonisation, crimes coloniaux, Guerre d’Algérie,

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